> 13 avril 2024
Acheter un « Brunetti », c’est un peu comme acheter un aliment affublé d’un nutriscore E ! On sait que l’intrigue est pauvre à en pleurer (c’est trop salé, trop sucré, trop gras, trop, trop, trop…). On sait que tous les poncifs du genre sont cuisinés à la sauce Donna Leon, réduisant ainsi les effets de surprise à néant (du point de vue calorique, c’est un véritable désastre).
On sait que l’on perdra le fil de l’histoire aux deux tiers du roman, mais ce n’est pas très grave, car la chute étant prévisible, on retombera toujours sur ses pieds…
Un « Brunetti » est donc une sorte de plat indigeste… que l’on ne peut s’empêcher, pourtant, de se procurer de manière compulsive. Comme des cacahuètes, des chips, des barres chocolatées… ce type de roman, qui a le chic pour nous plonger dans une Venise éternelle, se dévore, sans en laisser une miette. Si l’intrigue est nulle, si la psychologie est à deux balles, l’ambiance, en revanche, est à croquer. Comme une belle pomme, bien saine, sans pesticide, ni autres résidus chimiques susceptibles d’être transportés par le vent, depuis la terrible zone industrielle de Marghera !
Le commissaire Brunetti est un as. Il démêle les écheveaux les plus emberlificotés, le temps d’avaler un tramezinno arrosé d’un bon café.1
Le commissaire Brunetti prend soin de lui. Alors que sa femme Paola s’est levée dès potron-minet, afin d’aller faire cours à l’Université, il se prélasse dans son lit, jusqu’à 9 h 30, avant de se diriger, lentement, vers la salle de bains, pour y prendre une bonne douche. « Il resta un long moment sous l’eau chaude - ses enfants n’étant pas là pour lui reprocher ce gaspillage - et il retrouva progressivement ses esprits. »
Dans son appartement, le chauffage n’est pas encore allumé : il y fait froid. De retour de sa journée de travail, Brunetti est catastrophé par ce climat glaciaire ! Il tente donc de se réchauffer à l’aide une bonne douche. Malheureusement, l’état d’esprit du soir n’est pas celui du matin. « […] conditionné par les dogmes de ses enfants sur l’environnement, il ne parvenait plus à savourer une douche durant plus d’une poignée de minutes. »
Ah non, là non, Donna Leon. Lorsque Brunetti se déguise avec un vieil imperméable hors d’âge, ce n’est certainement pas pour ressembler, comme indiqué dans le roman, au fameux détective Hercule Poirot (ce gentleman toujours tiré à quatre épingles) !2 On y voit plutôt une tentative de ressemblance avec le célèbre inspecteur Columbo !
La caméra placée au coin de l’hôpital montre, distinctement, l’un des individus qui a déposé sur le quai les deux Américaines blessées. Il possède un « tatouage sur son poignet gauche, noir et à motifs géométriques, comme un bracelet » ! Un « tatouage en forme de bande » !
Les deux suspects sont deux jeunes gens, l’un fils de famille (avocat et fils d’avocat), l’autre de plus basse extraction (batelier et neveu de batelier). Tous deux sont « très bronzés », suite à des vacances ensoleillées !
Notre brave Brunetti ne reste pas toujours à se prélasser sous ses draps. Au cours de cette enquête, il est ainsi amené à se lever très tôt, afin d’interroger un éboueur (un spazzino). Le lieu de rencontre : les Zattere, ces quais chers au cœur de François Mitterrand.3 Le témoin : un homme d’une trentaine d’années, à la « peau tannée », « comme la plupart des gens travaillant en plein air » et au visage « couvert de vieilles cicatrices d’acné » !
Le capitano (sic) Alaimo a, comme il se doit, la peau tannée ! « A sa peau, on pouvait deviner le nombre d’années qu’il avait passées sur les ponts des bateaux ; des rides se dessinaient en éventail au coin de ses yeux et deux lignes verticales striaient ses joues de chaque côté de la bouche. »
Avec Brunetti, une soirée entre amis peut se terminer en eau de boudin ! Sorti en veste légère pour un dîner en ville, il se retrouve, en fin de soirée, embarqué sur un navire de la capitainerie, afin de stopper un « commerce » de femmes destinées à la prostitution. Paola, pleine d’attention, enroule son écharpe en cachemire autour du cou de son époux, afin de le préserver du froid. « Il voulut la lui rendre, par galanterie, mais lorsqu’il la sentit, encore imprégnée de la chaleur de Paola et de son parfum, il la serra plus fort en rejetant une des extrémités sur son épaule, avec beaucoup de panache. »
Les romans de Donna Leon se savourent comme des mets défendus. Leur nutriscore est pitoyable, mais le plaisir est au rendez-vous. On sait que l’on va être immergé, le temps d’une lecture, dans la somptueuse Sérénissime. On s’y croirait. On longe un canal, on achète Il Gazzettino, au kiosque à journaux, on rend visite à l’Ospidale à deux jeunes Américaines, qui viennent d’être agressées, on côtoie des étudiants dans un petit bar du campo Santa Margherita, bref… on est Vénitien le temps d’une lecture !
Un grand merci à Jean-Claude A Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.
1 Donna Leon, Les masques éphémères, Calmann-Lévy, 324 pages, 2023
2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/hercule-poirot-ses-gouts-ses-degouts-1790/
3 https://www.lexpress.fr/politique/mitterrand-le-venitien_603871.html