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Un roman qui ne parle que de cosmétiques ou presque, c’est chez Colette que l’on vous entraîne !

> 28 mai 2023

Un roman qui ne parle que de cosmétiques ou presque, c’est chez Colette que l’on vous entraîne !

La vagabonde abonde… en allusions cosmétiques.1 De quoi tourner la tête aux plus fragiles, aux plus cosmétophobes. De quoi faire une overdose, tant ce roman de Colette, publié en 1910, constitue une ode aux produits de beauté, sous toutes leurs formes. L’histoire est simple : Renée Néré, la trentaine, s’est séparée d’un mari volage (le pastelliste Adolphe Taillandy), qui la faisait souffrir (le calvaire a duré pendant 8 ans, assorti de 3 ans de « séparation », avant d’obtenir un divorce officiel) et lui piquait ses droits d’auteur, sans vergogne. Elle se retrouve à la rue. Plutôt bien faite de sa personne, il ne lui reste plus qu’à se lancer dans le music-hall, afin de gagner sa vie, à la sueur de son front, et en tenue légère s’il vous plaît. Une vie d’errances, de tournées, de compagnonnage entre artistes, de dîners tardifs et de grasses matinées à tout casser. Une vie de bohême, avec le serment de ne jamais retomber dans l’esclavage du couple ! Evidemment, Renée, qui a déjà publié plusieurs romans, aimerait continuer… mais elle manque de temps et d’argent, et parfois aussi d’inspiration... N’est pas Balzac qui veut ! Renée doit d’abord penser à assurer son quotidien. Elle verra plus tard !

Une aspiration à autre chose

Obligée de jouer la pantomime dans un théâtre, Renée souffre par intermittence ; à intervalle de temps régulier, elle sent, en effet, saigner son âme d’écrivain ! De temps en temps, son crayon la « démange », laissant une cicatrice bien visible, susceptible de s’ouvrir et de s’infecter, à la moindre occasion.

Une artiste qui n’est jamais en retard

Renée ne tient pas en place. Arrivée tôt au théâtre, elle se hâte de se maquiller. Son camarade Brague, avec qui elle partage la vedette dans une pantomime réglée au millimètre, se moque, évidemment, un peu d’elle. « T’as toujours le feu quelque part. Si on t’écoutait, on ferait son fond de teint à sept heures et demie, en biffant les hors-d’œuvre… » Pas question pour ce bon vivant de mélanger cosmétiques et aliment, chaque chose en son temps.

Une artiste qui parle au miroir

Sur « la tablette à fards », Renée trouve un livre ou une revue (cette revue Paris sport, que l’habilleuse lui désigne du bout de son « crayon à sourcil »), lu et relu 100 fois. Cela l’occupe et surtout cela lui évite de regarder dans le miroir celle qu’elle appelle sa « conseillère maquillée », « sa conseillère fardée », son « adversaire ». Ce double, trempé dans les produits de maquillage, possède des paupières « frottées d’une pâte grasse et violâtre », des joues aussi rouges que les « phlox des jardins », « des lèvres d’un rouge noir, brillantes et comme vernies… ». Et le corps est lui aussi badigeonné de blanc et poudré, afin de masquer les bleus qui se forment en tombant sur scène. Dans sa loge, Renée laisse ses doigts travailler pour elle. Comme dans un ballet, tout est parfaitement orchestré. « Et mes doigts, pendant ce temps, font alertement, inconsciemment, leur besogne habituelle : blanc-gras, rose-gras, poudre, rose-sec, bleu, marron, rouge, noir… » Tous les petits pots sont de sortie ! Dans sa loge, sous l’éclat de « l’électricité crue », Renée se trouve jolie. La lumière « veloute son maquillage », estompe les défauts. Là-bas sur scène, ce sera une autre affaire !

Et à force de vivre la nuit, de réaliser un maquillage qui prend toute sa valeur sous la lumière électrique, Renée en vient à ne plus aimer son image. Le jour, à la lumière du soleil, tout est cru ! Les rides, les zones de peau affaissée… tout est signe de vieillissement. « Et qu’aurait pu m’apprendre mon miroir ? Un adroit maquillage de crayon brun, de koheul bleuté, de raisin rouge ne suffisait-il pas, hier comme tous les jours, à attirer l’attention sur les yeux et la bouche, les trois lumières, les trois aimants de mon visage ? »

Une artiste qui ne pleure jamais… grâce… ou à cause du mascara

Renée ne pleure presque jamais… et cela pour deux raisons. D’abord, car elle aime « cacher ses pensées », ensuite car elle ne veut pas faire couler le mascara qui noircit ses cils !

Une artiste qui se délite au fil des heures

Prête de bonne heure, Renée voit au fil des heures son maquillage se diluer sur son épiderme. « Masquée de rouge mauve », « les yeux cernés d’un halo de bleu gras qui commence à fondre », les couleurs se délaient et tout tend à couler, comme une « longue larme boueuse. » Les mains sont passées au « blanc liquide », qui craquelle au fil du temps telle une vieille porcelaine. Tout à l’heure, sur la scène Renée se trempera les mains dans un simulacre de sang, ce qui tachera ses mains d’une teinte « groseille » ! Il faudra ensuite arriver à s’en débarrasser…

Une artiste qui passe des heures à s’étriller

Sortie du music-hall, Renée fonce at home ! Là, il n’est plus temps de se morfondre, en détaillant un capillaire douteux (« Voilà des cheveux pleureurs, défrisés »). Il est temps de passer à l’action en brossant longuement ses cheveux en détresse, afin de « leur rendre leur couleur de castor brillant » ! Les dernières traces de maquillage (« Voilà des yeux qui gardent un cerne de crayon bleu, et des ongles où le rouge a laissé une ligne douteuse… ») vont être éliminées à l’aide de bains successifs. « Je ne m’en tirerai pas à moins de cinquante bonnes minutes de bain et de pansage… »

Une artiste qui se retrouve seule face à son miroir

De retour chez elle, Renée s’observe dans le miroir. Une fois démaquillée (un premier « nettoyage superficiel des mains et du museau » suivi d’un second en profondeur), Renée est enfin elle-même et non plus la « bohémienne pour music-hall » qu’elle s’est appliquée à être toute la soirée. Pourtant, la peau de la bohémienne à peine quittée, voilà Renée prise de regrets. Ses cheveux « défrisés », aplatis, par le bonnet de fourrure, le « nez luisant qui demande la poudre », semblent réclamer un surcroit de cosmétiques. Il n’y en a jamais assez !

Une artiste qui jubile à la vue de quelques cheveux blancs chez une ancienne rivale

Dans la salle, Renée aperçoit parfois des gens connus. Un soir, c’est l’une des maîtresses de son ex-mari. Une femme encore jeune qui a pourtant pris un coup de vieux depuis la dernière fois. Renée jubile en observant la teinture blonde qui tente de masquer les premiers cheveux blancs.

C’est marrant comme les signes de vieillesse chez les autres lui font de l’effet… Pour elle, c’est pareil ! Mais point de jubilation, plutôt de l’effroi. « Vite ! La poudre de riz, le koheul, le bâton de raisin… Oh ! Là, sous l’œil, ce sillon nacré, attendri… « Tu as vieilli ». Sotte, qui t’en vas pleurer comme une petite fille ! N’as-tu pas appris à « souffrir à sec ? » ». Etonnant cette idée que les larmes puissent accélérer à ce point le phénomène de vieillissement cutané.

Une artiste dont le chien est, cosmétiquement parlant, bien dressé

Renée, possède un chien qui répond au gentil nom de Fossette. Celui-ci est un habitué du music-hall. Il « se guide à l’odeur familière d’eau savonneuse, de poudre de riz et d’ammoniaque… » La charmante petite bête arpente les couloirs et tombe, de temps en temps, dans un traquenard, lorsque des « bras enduits de blanc de perle » viennent se poser sur son pelage « bringé » !

Une artiste qui dit non, non, non…et non et puis oui et enfin non

Renée dit non… à son admirateur, à son « amoureux » transi, à celui qui vient la voir tous les soirs et tente de lui soutirer un rendez-vous. Un certain Maxime Dufferein-Chautel, âgé de 33 ans, qui sent le « tabac anglais ». Un grand dadais, qui ne travaille pas, vit de ses rentes et cherche l’amour auprès de celle qui le fait rêver. Renée ne l’appelle que le Grand-Serin ! Rien que le contact de sa main lui répugne !

Puis Renée dit peut-être et ouvre la porte de son logement au Grand-Serin qui, plein de délicatesse, se contente du peu qu’on lui donne. Installé à côté de Renée, Maxime observe l’artiste à sa coiffeuse. « Oh, je vous en prie, donnez-moi la glace à main, là, sur la petite table, et le mouchoir à poudre : je dois avoir une figure !... Le champagne, le sommeil, et plus de poudre sur le nez ! » Et de se mettre en colère : « ça ne fait rien ! dit-il avec impatience. Pour qui voulez-vous mettre de la poudre à cette heure-ci ? » Il est minuit et demi ! Réponse : « Pour moi, d’abord. Et puis pour vous. »

Et Renée joue les coquettes, lorsque Maxime pointe le bout de son nez chez elle. Avant que sa bonne Blandine, le fasse entrer, Renée s’apprête. « Poudrer mes joues, rougir mes lèvres, et disperser d’un coup de peigne les cheveux bouclés qui cache mon front, c’est une besogne machinale, rapide et qui ne demande pas même le secours du miroir. On fait cela comme on se brosse les ongles, par convenance plutôt que par coquetterie. »

Et Renée dit oui… oui… pour commencer… à un baiser et rien de plus, pour l’instant. Un baiser qui la laisse nez à nez avec une moustache, au « parfum de vanille et de tabac miellé ». Un baiser qui brouille les fragrances et abandonne Renée au milieu d’un champ de vanille, alors même que Maxime déguste la poudre de riz arrachée à la peau de sa victime (« Sa bouche a le goût de la mienne, à présent ; et l’odeur légère de la poudre de riz… ») Le résultat : un bonheur fugace, une sorte de « coup de soleil qui embrase » la « vie » de la petite comédienne. Appuyée sur la « joue rasée » de son « ami », une joue « douce à la façon d’une pierre ponce très douce », Renée rêve d’union éternelle, de bonheur bourgeois…

Et puis, Renée donne un peu plus et se fait appeler de petits noms tendres : « Ma chérie, ma parfumée » !

Et puis, elle part en tournée et écrit quelques lettres à son amant, des lettres rédigées rapidement sur un coin de table entre le plateau du petit-déjeuner et un sac à main rempli de « brosses et de flacon d’odeur »…

Et puis, une lettre de rupture. Tout bêtement, pour ne pas s’engager dans une voie sans issue. Un « non », prononcé « par peur de vieillir, d’être trahie, de souffrir »…

Une artiste qui prépare soigneusement sa tournée à travers la France

Avec Brague, Renée part en tournée. Une tournée plutôt bien venue, qui lui permet d’échapper à un amoureux un peu trop présent, un peu trop insistant, franchement trop bourgeois. Pour préparer son départ, Renée fait un tri dans ses cosmétiques. « J’ai vidé avec dégoût des boîtes de blanc rance, de vaseline jaunie qui pue le pétrole… » « Ces outils » de son « métier » sont rangés soigneusement dans une « cassette à maquillage », qui sera placée dans une valise « aux coins écorchés » à force d’avoir voyagé.

Un camarade fardé comme une poule

Brague est lui aussi maquillé à outrance. « Effrayant sous son fond de teint kaki », il court d’une loge à une autre, hyperactif ! Il s’arrête un instant, « absorbé par le fignolage de ses sourcils », dessinés en « violet », pour avoir l’air « plus féroce ». Brague, un véritable arc-en-ciel, qui dispose ses produits de maquillage, étage après étage, avec dextérité. « Il a un certain bleu pour les rides, un certain rouge orangé pour le dedans des lèvres, une certaine ocre pour le fond du teint, un certain carmin sirupeux pour le sang qui coule [… ] ». Pour chaque scénette, Brague dispose du cosmétique qui convient le mieux. Pour son masque de Pierrot, Brague n’utilise pas un produit du commerce ; il fabrique lui-même une recette-maison dont il ne donnerait la formule à personne (même pas à son propre frère) ! Pour désigner son activité cosmétique, Renée parle de « manie polychrome », tant Brague a la passion des colorants. Grâce à de subtils mélanges, il est capable de donner naissance aux nuances les plus personnelles.

Brague est un coureur de jupons invétéré, qui laisse un morceau de son cœur dans chacune des villes de sa tournée. A Bordeaux, il s’offre les services d’une petite Bordelaise. « Haute comme trois pommes, du nichon, la jambe courte, un petit pied gras, et ça se fout tant de noir aux yeux, tant de poudre, tant de cheveux frisés, que je te défie de savoir si elles sont jolies ou non. Ça brille, ça cause, ça remue… ça fait bien mon blot ». Le blot en question peut signifier - et cela fonctionne dans les deux cas - un lot de marchandises ou un boulot.

Une chanteuse aux cheveux châtains qui disparaît un beau matin

La revue comporte également une petite chanteuse à la gouaille toute parisienne, une petite chanteuse avec une robe déguenillée (elle refuse de s’acheter « des robes de gommeuses »). Nature… cette petite Jadin, qui n’a pas pris le temps « d’oxygéner ses cheveux châtains ». Des cheveux qui tombent raides et n’ont pas connu le fer à friser. Nature… mais poudrée tout de même… et poudrée à l’excès, comme l’indique son épiderme qui semble vomir la poudre de riz (« le duvet de sa lèvre tout blanc d’une poudre grossière » ; « sa lèvre relevée dont le duvet garde une moustache de poudre »). La petite modiste, au « museau mal poudré », commence une seconde vie, tous les soirs, en étreignant un public qui le lui rend bien. Et puis, elle disparaît soudain avec un amant de passage et revient aussi subitement qu’elle était partie.

Et une vendeuse d’œillets qui maquille des bouquets

La marchande de fleurs use également d’artifices cosmétiques en teignant ses œillets anémiques dans « une eau carminée ».

Et des camarades discrets qui se démaquillent avant de disparaître dans la nuit

Les artistes ne se répandent pas en vaines confidences. Chacun sa vie. Une fois le spectacle terminé, « le blanc-gras ôté », chacun rentre chez soi.

Et un ex-mari qui suit ses conquêtes à la trace

Adolphe Taillandy a fait souffrir Renée. Il lui en a fait avaler bien des couleuvres, avec toutes les maîtresses qu’il lui a fallu supporter. Cet Auguste est une sorte de grand prédateur, qui possède une « bouche enfantine et rusée » et qui bat « des narines au passage d’un parfum… »

Et une belle-sœur qui prend le parti d’une victime du mariage

Margot, la belle-sœur de Renée, s’est rangée à ses côtés, lors du divorce d’avec Adolphe. Depuis, elle dispense des conseils à sa protégée, lui disant de prendre soin de son « intestin », de sa « gorge », de son « estomac », de « sa peau » ! De ses yeux aussi ! « Tiens, voilà de l’eau boriquée pour laver tes yeux. Je venais justement d’en faire pour les yeux de Mirette. Pas avec ton mouchoir ! Prends du coton hydrophile… Là !... Pauvre petit, tu as donc bien besoin de ta beauté, en ce moment-ci ? » Margot est attentive à Renée ; elle la console, écoute ses confidences…

Une confidente qui sait faire violence à Renée, lui montrant à quel point il faut fuir le mariage, ce pacte contre nature ! Ce pacte qui, par « amour », rend la femme esclave de l’homme, l’obligeant à préparer le nœud de « cravate, le bain de pieds, la camomille »… autant de « symboles sacrés, révérés et terribles », observés par la lorgnette de la liberté.

Lors de ces visites, pas de langue de bois. Margot assène ses vérités, sans ménagement. Une sorte de douche, qui lave Renée de ses idées saugrenues (elle semble presque prête à dire oui à Maxime devant M. le maire !). « J’ai reçu la douche que j’attendais, et je cours me sécher, m’ébrouer, m’épanouir à la flamme. »

Et des parfums comme toujours, des brassées de parfums

L’odeur de l’œillet piqué à la boutonnière (une odeur poivrée), le « parfum d’encre humide et de papier neuf » de l’ouvrage laissé sur la table de chevet. L’odeur de L’Emp’Clich’, le cabaret où se produit la belle Renée, une odeur « reconnue » de loin, mêlant les effluves de « plâtre, d’ammoniaque, de crème Simon et de poudre de riz ». Une odeur familière, qui fait chaud au cœur, tout en procurant un certain dégoût, qui pourra alors être qualifié « d’agréable » (un « dégoût agréable) ! L’odeur de « tabac anglais et de jasmin un peu trop doux », qui reste accroché aux tentures du salon et qui témoigne d’un temps où la maîtresse de maison était loin d’être une âme solitaire.

La vagabonde, en bref

Colette nous relate ici l’histoire d’une femme en « acier ». Une femme « en femme », comme elle aime à l’écrire, le matériau féminin étant, à son sens, plus résistant encore que l’acier trempé ! Il y a un véritable appétit cosmétique dans ce roman dont chaque page réserve une nouvelle surprise en matière de routine-beauté. On suit du regard Renée et on la voit tripoter « les fards et les crayons sur la tablette, avec cet agacement gourmand, ce prurit de maquillage, connu de tous ceux qui ont abordé le plateau… ». Un roman qui fourmille de citations, qui met en garde contre le mariage, contre les habitudes acquises, celles qui tuent l’amour, qui célèbre la liberté et répète, à qui mieux mieux, que la vie… avec des cosmétiques c’est quand même mieux !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Colette, La vagabonde, Albin Michel, 2021, 287 pages

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