> 19 novembre 2017
Dans le roman « Le képi » publié en 1943, Colette nous fait part de son expérience d’esthéticienne. Même si celle-ci a été de courte durée, elle a laissé à l’écrivain une foule de souvenirs. La narratrice, qui se nomme, comme par hasard, Colette, est une jeune fille de vingt-deux ans, à la « mine de chatte », possédant « un mètre cinquante-huit de cheveux » qui lui tombent jusqu’aux pieds, « en nappe ondée », une fois défaits. Rappelons que Colette a ouvert en 1932, elle approche alors de la soixantaine, un institut de beauté, au 6 de la rue Miromesnil, à Paris ; cette expérience ne durera toutefois que peu de temps.
Marco, une femme qui n’a pas un physique remarquable, est prise en charge par une femme deux fois plus jeune qu’elle. Marco ne sait ni se coiffer, ni s’habiller, ni se maquiller... Elle ne suit pas la mode... Elle porte l’âge... Bref, c’est un terrain de choix pour une conseillère en image !
Marco avait les « cheveux touchés de henné, frisés très serré, en éponge sur le front, comme la reine d’Angleterre, bouclés court sur la nuque à la manière qu’on disait « excentrique » de quelques femmes peintres ou musiciennes ». Ses cheveux sont rebelles. Sa frange trop courte n’accepte « jamais d’être dirigée dans un autre sens » que celui qu’elle affectionne. Elle « avait ce qu’on appelle une grosse peau, un peu grenue, masculine, rougie à certaines places du cou et sous les oreilles », mais « des yeux de chevreuil, un port de tête exceptionnellement fier. » « Un derrière de cordonnier (fesses plates et carrées à force de stations assises) et des seins de méduses » viennent compléter le charmant tableau !
Devant une telle détresse esthétique, on ne peut que vouloir rendre service. C’est à la campagne que Colette décide de venir en aide à son amie au cours de ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui un stage de relooking. « Je ne tardai pas à lui en donner d’autres, qui visaient sa poudre de riz, la couleur de son rouge à lèvres, un dur trait de crayon dont elle cernait le beau dessin de sa paupière. « Vous croyez ? Vous croyez ? » disait-elle. Ma jeune autorité ne fléchissait pas. Je prenais le peigne, j’ouvrais une petite brèche gracieuse dans sa frange-éponge, je me montrais experte à lui embrumer le regard, à allumer une vague aurore au haut de ses pommettes, près des tempes. Mais je ne savais que faire de la peau ingrate de son cou, ni d’une ombre longue qui creusait sa joue. Cette flamme flatteuse, dont je dotais son visage, le transformait tellement que je l’effaçais aussitôt. Poudrée d’ambre, mieux nourrie qu’à Paris, Madame Marco profite au mieux des conseils qui lui sont prodigués, même si certains aspects cutanés sont difficilement améliorables. Ce qui ne peut être retouché sera masqué à l’aide des vêtements adéquats (« le menton haut sous le col baleiné qui cachait les secrets du cou »). Madame Marco fuit le soleil ; elle se repose, « pâle sous sa poudre », alors que Colette profite pleinement de la nature et du soleil.
Marco a les dents blanches. Pour conserver cet atout, elle interroge Colette sur une « pâte dentifrice qui rougit les gencives ». Colette connaît, bien sûr, la « Cherries tooth paste ». Si le dentifrice « Cherry toothpaste » a réellement existé, son mode d’action n’est toutefois pas bien connu. Préparé, entres autres, par John Cosnell, à Londres, ce dentifrice colorait peut-être les gencives en rouge, de la couleur des cerises, d’où son nom, comme on le pratiquait à l’époque, permettant ainsi de faire ressortir la blancheur des dents. Colette Villiers, dans son ouvrage « De la beauté chez la femme » (1910), considère la coloration des gencives comme une « coquetterie excessive ». Elle n’en donne pas moins la composition d’une poudre (2 grammes de carmin fin, 15 grammes de sucre en poudre et 5 gramme de Sang-dragon) avec laquelle l’on frottera légèrement ses gencives, « à l’aide d’une brosse très fine », si l’on souhaite arborer des gencives d’une couleur « rose et vermeille ». Si l’on se penche sur cette formule, on découvre d’abord un colorant produit par un insecte, la cochenille (https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/l-eau-de-botot-la-solution-a-tous-les-maux-206/), puis un aliment dont on se passerait fort bien pour un produit destiné à l’hygiène bucco-dentaire, le sucre, et enfin une substance résineuse, de couleur rouge sang, obtenue, entre autres, par ébullition dans l’eau des fruits du rotang, un palmier cultivé en Inde. Le Sang-dragon est utilisé pour ses propriétés astringentes et hémostatiques ; il empêchera le saignement des gencives (Dorvault l’officine – 23e édition, Vigot, Paris, 1995, 2089). L’usage d’un tel colorant pour l’art décoratif et pour la réalisation de médicaments et de cosmétiques depuis l’Antiquité est hautement symbolique. La légende indique, en effet, que lorsqu’Hercule voulut effectuer l’un de ses douze travaux qui consiste à voler des pommes au jardin des Hespérides, il lui fallut venir à bout de Ladon, le dragon à cent têtes, gardien du jardin. Le dragon décapité saigna abondamment ; son sang féconda la terre et des arbres d’un genre nouveau se mirent à pousser, les arbres du dragon ou dragonnier (Deepika Gupta, Bruce Bleakley, Rajinder K. Gupta, Dragon's blood: Botany, chemistry and therapeutic uses, Journal of Ethnopharmacology, 115, 3, 2008, 361-380). Une telle histoire ne pouvait que faire rêver quelques sociétés cosmétiques qui, en introduisant cet ingrédient dans leur pâte dentifrice, projetaient le consommateur en pleine mythologie. Colette, comme les autres, s’est certainement laissée séduire par ce type de matières premières !
Si certains conseils sont mis en pratique (« Mais elle savait à présent se poudrer adroitement, aviver la couleur de sa bouche »), ils ne le sont toutefois pas tous. « J’aurai bien eu à redire à la coiffure de Marco. Mais justement cette saison-là le volume et l’arrangement des cheveux changeaient, et Marco peut avoir l’air de devancer la mode. En quoi je l’enviai sincèrement, car mes longs cheveux, que je les tournasse « à la Cérès » autour de ma tête, ou que je les laissasse pendants jusqu’à l’ourlet de ma jupe - « en corde à puits » disait Jules Renard - m’assombrissaient l’existence ».
Même en matière de parfum Marco se montre très maladroite. « Est-ce vrai que le parfum d’iris soit passé de mode ? » Bien sûr. La racine d’iris très utilisée en cosmétologie au XIXe siècle pour le parfumage des poudres dentifrices en particulier est une matière première qui possède « une odeur très agréable qui dit-on faute de comparaison meilleure ressemble à celle de la violette. » La racine d’iris entre dans la composition du parfum Jockey-Club très en vogue vers 1890 (Piesse S., Histoire des parfums, Paris, Baillière et fils, 1890, 371 pages). Marco, si elle se parfume à l’iris, exhale donc une odeur gentiment désuète. On pourrait lui conseiller des parfums plus modernes dont les senteurs ne copient pas la nature mais sont créées de toutes pièces par des chimistes qui révolutionnent littéralement le métier !
Alors qu’elle tente de séduire un jeune lieutenant, Marco vient se mettre entre les mains expertes de Colette. Il s’agit, tout d’abord de calmer Marco qui est fort agitée et pleurniche à moitié. « De mes deux pouces, je lui soulevai vers le front les paupières supérieures, pour que les deux larmes prêtes à couler se résorbassent, et que le mascara des cils ne fondît pas à leur contact. » Colette poursuit avec un modelage du visage. « Je retouchai tous ses traits. « Elle se laissait faire patiemment, en soupirant comme si je la pansais. Pour finir, je chargeai la houppe de son sac d’une poudre plus rosée. » Marco fait visiblement encore des erreurs d’appréciation quant aux couleurs qui lui conviennent...
Pour recevoir le jeune lieutenant chez elle en tête à tête, Marco court prendre conseil auprès de Colette. Elle en repart rassérénée et « lestée d’une paire de bas de soie, de fard rose, de fruits, d’une bouteille de champagne ». Colette semble ici réconciliée avec les bas de soie qu’elle a pourtant condamné dans son journal intitulé « De ma fenêtre » (https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/quand-sidonie-gabrielle-colette-se-fait-chroniqueuse-beaute-405/). Finalement, Marco remporte son pari et file le parfait amour avec son lieutenant. Elle en engraisse de bonheur. Malheureusement, par jeu, Marco se coiffe du képi de son amant. Geste fatal qui fait prendre conscience au jeune homme de la décrépitude de sa vieille maîtresse ! Après la rupture, Marco maigrit à « grand train » et se change « en vieille petite dame grêle ». La parenthèse enchantée était terminée !
Colette nous propose ici une belle leçon de relooking et nous montre que sa vocation d’esthéticienne était bien réelle et n’était pas qu’une vulgaire question d’argent !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui laisse parler aujourd'hui le magicien qu'il est aussi et qui laisse Houdini transformer Colette, comme par magie !