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Tempête de cosmétiques, lorsque le vent de l’histoire se met à souffler !

> 30 mars 2024

Tempête de cosmétiques, lorsque le vent de l’histoire se met à souffler !

L'ultime roman de Irène Némirovsky, Suite française,1 présente un caractère tout particulier, dans la mesure où il est inachevé, suite à l’arrestation et à la déportation de l’auteur. Irène y décrit toute une galerie de personnages jetés sur les routes, au moment de l’exode. Des ouvriers, des bourgeois, des nobles, tout un peuple qui fuit, devant lui, sans savoir où aller, par peur de l’arrivée de l’ennemi. Après le flux, le reflux… Ces mêmes individus retrouvent leurs maisons (parfois dans un drôle d’état), une fois l’heure de l’armistice sonnée. Un grand-père impotent est oublié sur le bord d’une route, un écrivain ne pense qu’à sauver sa peau, son œuvre, un jeune prêtre se fait lyncher par les jeunes délinquants qu’il est chargé de mettre à l’abri. Les vies se croisent, s’entrecroisent, le temps d’un instant !

Les Péricand, bien sous tous rapports

Bien-pensants, catholiques, bourgeois, Parisiens, les Péricand sont une famille composée du mari, de la femme, des enfants (le prêtre Philippe, Hubert, Bernard, Jacqueline, Emmanuel) et du grand-père impotent.

Charlotte Péricand, la reine du gargarisme

47 ans… 5 enfants vivants, 3 enfants décédés à la naissance. Une carnation de rousse, avec cette peau « fine », constellée de « taches de rousseur », mais une chevelure brune, d’une couleur bourgeoise. « Mais, à la dernière minute, sans doute la Providence avait hésité ou considéré qu’une chevelure éclatante ne siérait ni à la moralité irréprochable de Mme Péricand ni à son standing, et elle lui avait donné des cheveux bruns et ternes qu’elle perdait par poignées depuis la naissance de son dernier enfant. »

Une femme de devoir, qui fait clairement la part des choses entre le bien et le mal et soigne ses domestiques quand ils sont malades. Une angine est ainsi traitée par des gargarismes, appliqués en retour de soirée sur une femme de chambre réveillée en sursaut !

Charlotte Péricand, la reine du médicament apaisant

Dans sa fuite, Charlotte n’a pas oublié son « flacon de fleur d’oranger », pour calmer les crises nerveuses des grands et des petits.

Charlotte Péricand, la reine du bain

Infatigable, Charlotte prépare le bain des petits (« Elle ouvrit les robinets de la baignoire, mit à chauffer les peignoirs des enfants […] »), tout en faisant réciter les leçons des plus grands. Un bain, un quart d’heure ! Tout est chronométré dans cette famille exemplaire !

Hubert Péricand, le roi du bain

17 ans, plein de vaillance… Hubert veut en découdre avec l’ennemi. Il rejoint la troupe, faussant compagnie à sa mère. Une fois les soldats français trouvés, Hubert prononce cette phrase historique : « Je ne les quitte plus, maintenant ça y est je suis dans le bain. ». Pas pour longtemps, puisque les troupes se dispersent bientôt, laissant le jeune garçon blessé sur le bord du chemin.

Gabriel Corte, le roi des goujats

Gabriel est un écrivain, impossible à vivre. Tout à son art, il malmène une maîtresse (Florence), qui se doit d’être 24 heures sur 24 à son service. Trouillard, veule, Gabriel est un triste sire. Echappant à la mort durant son exode, il se plonge, avec délice, dans la baignoire du Grand hôtel, qui lui ouvre les bras. Ce bain lui rappelle ses bonheurs d’enfance. « Il se sentait flotter dans un élément liquide, tiède, qui caressait, chatouillait doucement sa peau, lavait sa poussière, sa sueur, s’insinuait entre ses orteils, glissait sous ses reins comme une mère soulève un enfant endormi. » Gabriel n’a plus qu’un seul désir : profiter de tous les cosmétiques mis à sa disposition : « le savon au goudron, la lotion pour les cheveux, l’eau de Cologne, l’eau de lavande », autant de produits d’hygiène et de parfums, qui vont être utilisés, tour à tour, avec délectation. Un « bain frais par une journée brûlante »… quoi de plus précieux se demande Gabriel au bord de l’extase !

Pourtant, cet état de béatitude ne dure guère… Un regard sur son manuscrit posé sur une chaise, le désagrément de voir le savon tombé dans l’eau et « l’effort » consenti pour le « repêcher » et voilà Gabriel qui tremble à l’idée d’un avenir incertain. Quel va pouvoir être son avenir en temps de guerre ? Et ce savon qui glisse !!! « Et une seconde fois le savon, qui glissait comme un poisson disparut dans l’eau. »

Gabriel Corte, homme du genre à se faire obéir, ne se met pas en chasse de ce maudit savon, une deuxième fois. Il passe sa rage sur son domestique : « Frictionnez-moi » ! Frotté au « gant de crin » et frictionné à « l’eau de Cologne », Gabriel se sent immédiatement mieux. Mieux, au point de s’exposer nu devant son domestique, nu devant la glace pour se raser.

Florence, la reine des cosmétiques

Florence, la maîtresse de Gabriel Corte, est une femme à la beauté opulente et aux beaux yeux bleus (des yeux qui « désaltèrent », aux dires de Gabriel). Une femme, qui fuit avec une petite valise surchargée, qu’elle n’arrive pas à fermer. Entre sa « boîte de fards », qui prend « beaucoup de place » et « les manuscrits de Gabriel », Florence choisit les produits de maquillage… Pour les manuscrits, on verrait plus tard !

Et Florence réussit à atteindre la « reine des stations thermales de France », après bien des vicissitudes. Au Grand hôtel, le directeur est là pour accueillir Gabriel Corte et Florence. Une Florence, qui se rue sur une glace, pour constater l’étendue des dégâts occasionnés par un voyage plus que mouvementé. « Son visage habituellement si doux, si bien fardé, si reposé, la sueur le recouvrait comme un enduit luisant ; il n’absorbait plus la poudre et la crème, mais les rejetait en épais grumeaux comme une mayonnaise qui a tourné, les ailes du nez étaient pincées, les yeux caves, la bouche molle et flétrie. » Florence, qui a 50 ans… mais en paraît, habituellement, beaucoup moins, soupire : « J’ai 50 ans » ! Un abattement qui dure peu… Florence ne se laisse pas aller longtemps… Comme un « chef d’armée », elle indique à Julie, sa femme de chambre, son ordre de bataille : « D’abord préparez-moi, en même temps que le bain, un masque pour la figure, le N°3, celui de l’Institut américain, puis vous téléphonerez au coiffeur, vous demanderez s’ils ont toujours Luigi. Qu’il vienne avec la manucure dans trois quarts d’heure. » De quoi réparer vite fait les outrages de la route !

Les Michaud, les rois de la banque en route

Les Michaud - Maurice et Jeanne - ont pour mission d’atteindre Tours au plus vite, afin d’y rejoindre leur irascible directeur, M. Corbin. S’ils n’y parviennent pas… ils seront virés… tout simplement. Un bombardement sur la route stoppe leur progression… les époux en profitent pour s’arrêter faire un peu de toilette dans un village. Jeanne « fit sa toilette à la pompe ». Maurice « se fit la barbe », en s’observant dans un petit miroir fixé à la branche d’un arbre.

Puis, retour à Paris, au bout de 15 jours de vadrouille sur les routes. Les Michaud sont harassés. Le coiffeur de Mme Michaud est là, sur le trottoir, qui l’attend. « Si j’étais à votre place, dit le coiffeur qui était un petit homme gras, à la figure ronde et douce, je commencerais à me faire un shampoing ; ça vous éclaircira les idées, on pourrait aussi rafraîchir un peu M. Michaud, et pendant ce temps ma femme vous fricoterait quelque chose. » Et effectivement, tout se passe comme prévu… une bonne friction « avec de l’essence de lavande » pour terminer et Mme Michaud apprend que l’armistice vient d’être signée.

Melle Arlette Corail, la reine des danseuses

La maîtresse du banquier Corbin est une danseuse sur le retour. Un corps parfait, mais, en revanche, un « visage dur et fatigué sous le fard ». Arlette a beau se maquiller « délicatement » et professionnellement, elle n’arrive jamais à masquer, totalement, les « petites rides » de son visage.

Un goût critiquable pour le rose bonbon (ses tailleurs sont de cette teinte) ; une chevelure qui nécessite l’emploi d’une teinture. Un teint laiteux en harmonie avec une chevelure rousse flamboyante (merci à la teinture utilisée !!!).

Une femme organisée, qui atterrit dans un hôtel bordelais, comme si elle était en villégiature, alors qu’elle vient d’échapper à un bombardement sur la route. L’essentiel est sauvé : « elle avait émergé du désastre n’ayant pas perdu un seul mouchoir, ni une boîte de fards, ni une paire de souliers » !

De retour à Paris, pas de chance, Arlette écrase, avec sa voiture, le pauvre Charles Langelet, un paisible rentier qui, après avoir fui, a réintégré son appartement douillet. De nuit, Arlette n’a pas vu le pauvre Charles !

Melle Arlette Corail, la reine de la jeunesse artificielle

Une femme qui, à peine arrivée, se met à se farder à sa fenêtre et laisse tomber « le crayon rouge », qui lui sert à dessiner ses lèvres. Un crayon ou plutôt un « bâton », comme il est écrit plus loin dans le texte, ramassé par… Hubert qui passait par là ! « Ses ongles peints étincelèrent au soleil, des petits éclairs fulgurèrent aux yeux d’Hubert. » La belle Arlette se polit les ongles, avec soin… en accueillant le jeune Péricand. Les ongles d’Arlette, tout un programme… « La vue des dix petits miroirs étincelants semblait la disposer aux spéculations abstraites. » Ses amants savent parfaitement que, lorsqu’Arlette observe ses ongles de ce regard pénétrant, son esprit en est bien loin. Arlette réfléchit à l’avenir, à la politique, à l’art… Mais, pour l’instant, ce ne sont pas des pensées élevées qui assaillent l’esprit de la brave Arlette, mais une question très triviale : « Une pensée désagréable la traversa : elle se servait d’un fard américain, irremplaçable. » Cette fichue guerre risquait bien de lui coûter sa jeunesse artificielle. « Elle ne pourrait pas se le procurer facilement d’ici quelques semaines. »

Charles Langelet, le roi de la porcelaine fine

Un rentier de 60 ans, amoureux des arts, qui fuit, avec toute sa collection de porcelaines. Un cœur sec pour les humains. Un cœur doux et tendre, lorsqu’il s’agit d’évoquer la beauté des objets d’art. A son doigt une bague où il a fait graver : « This thing of beauty is a guilt for ever ! »

Un rentier, grand et fort, avec un crâne dégarni, sur lequel il prend soin de disposer, avec art, les quelques cheveux qui lui restent. « […] sur la peau délicate de son crâne, des cheveux légers étaient disposés avec un soin infini. »

Les dames Angellier, les reines de la discorde

La mère (un terrible dragon !) de Gaston, prisonnier de guerre, et Lucile sa femme habitent la plus jolie maison d’un bourg, dont il ne nous est pas donné de connaître le nom. Un bel Allemand, à la « peau vermeille » et aux « cheveux d’or » vient mettre la zizanie entre ces deux femmes qui ne s’apprécient guère.

Lucile, est, faut-il le préciser, une belle jeune femme, qui prend soin d’elle avec discrétion. Pas de maquillage tapageur, mais une belle peau, de beaux cheveux, qu’elle brosse, chaque soir, « avant de se mettre au lit » !

Mme Angellier mère est, quant à elle, une vieille femme sèche, qui mène ses métayers à la baguette. Pour preuve, lorsqu’elle apprenait que la femme ou la fille d’un de ses métayers « achetait trop souvent des bas de soie, des parfums, des pochettes de poudre ou des romans », l’avenir de son employé était compromis. Comment compter sur un homme qui ne sait tenir, ni sa femme, ni sa fille ?

Mme Angellier mère, la reine des détectives

Mme Angellier nourrit une sourde haine vis-à-vis de sa belle-fille. Comme elle aimerait la prendre en faute avec l’Allemand ! Et pour y arriver, cette femme aigrie mène une véritable enquête, traquant ici « les bouts de cigarette qui gardaient des traces de rouge », ramassant là « un mouchoir froissé et parfumé, une fleur jetée, un livre ouvert », tentant de déceler la moindre trace d’odeur de « tabac étranger » ! Mais rien à faire de ce côté-là. Lucile est polie avec le lieutenant von Falk, un point c’est tout !

Chaque jour, Mme Angellier s’enferme dans sa chambre, rêvant à l’accueil qu’elle réservera à Gaston. « Un bon déjeuner, un bain » et puis, ensuite, évoquer toutes les terres acquises durant son absence. Gaston aime l’argent avant tout !

La vicomtesse de Montmort, la reine des boutons

Une femme anti-cosmétique ! Une femme, qui méprise « la toilette » et ignore les cosmétiques. Une femme, qui a abdiqué toute féminité, du fait d’un physique ingrat (« un long nez rouge, une taille presque contrefaite, une peau boutonneuse ») !

Et une fermière qui aime les beaux messieurs

Madeleine, la fermière, mariée à Benoît, lui-même fermier, aime les hommes, « bien rasés, bien élevés, les mains blanches, la peau fine », bref tout ce qui ne caractérise pas particulièrement son époux assez brut de décoffrage. Un « monsieur », au « linge fin » et aux « mains propres », tel est le portrait de celui dont Madeleine rêve. Le portrait tout craché de Jean-Marie, le fils Michaud, venu échouer à la ferme, lors de la débandade des troupes françaises. Un bien beau souvenir pour Madeleine !

Et une vieille prostituée qui aime le fard à paupières

Sur les routes, on trouve de tout… des familles, des hommes politiques, des banquiers, des douairières et des… prostituées. Une vieille « prostituée aux cheveux orange défaits, au front, bas et dur, aux yeux peints » attire, en particulier, l’attention de Irène Némirovsky.

Et des officiers qui n’aiment pas le combat

Des officiers qui fuient, avec « leurs belles malles jaunes et leurs femmes peintes ».

Et une toilette hâtive sur le bord du chemin

Le long de la route, des files de voitures encombrent la chaussée. Les gens s’arrêtent, faute d’essence et en profitent pour faire un brin de toilette ou un brin de maquillage. « Une jeune femme avait accroché un petit miroir à un tronc d’arbre et se fardait debout, peignait ses cheveux. »

Et des parfums

La douce odeur de Paris, celle des « marronniers en fleur ». L’odeur de l’angoisse (où se réfugier ?). Le parfum de Florence, qui imprègne tout sur son passage, de manière impudique. L’odeur « d’herbe, de lait, de menthe sauvage », dans une ferme accueillante. Une bouche, qui sent la « fraise » ! Et puis, aussi, une odeur de poudre, de sang, de mort.

Suite française, en bref

Le monde est petit chez Irène Némirovsky. Les personnages évoqués se croisent tous, plus ou moins, un jour ou l’autre. La guerre n’est guère prise au sérieux par tous ces gens, qui n’ont qu’une hâte : retrouver leur train-train quotidien. Les femmes fuient, des cosmétiques plein les valises. Et puis, il y a Lucile et son bel Allemand. Une femme forte, qui résiste à l’ennemi, devenu, au fil des jours, un peu trop tendre ! Chez Irène Némirovsky, les femmes se polissent les ongles pour mieux réfléchir, les hommes laissent leurs pensées noires dans l’eau du bain… Tout un petit monde, très insouciant, qui ne se rend pas compte que la tragédie n’en est encore qu’à son commencement !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Némirovsky I., Suite française, Denoël, 2004, 390 pages

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