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Quand Irène Némirovsky invente la notion de cosméto-textile !

> 21 octobre 2023

Quand Irène Némirovsky invente la notion de cosméto-textile !

Avec sa gueule de métèque, de Juif errant, de médecin grec, Dario Asfar a bien du mal à se faire une clientèle huppée en France.1 Et pourtant, ce petit Juif possède une ambition inversement proportionnelle à sa taille. Le voilà bien décidé à faire fortune par la pratique de son art, d’abord à Nice, puis à Paris. Celui qui rêvait de découvrir « un sérum nouveau », se contente de manipuler ses patients, afin de les maintenir en état de dépendance vis-à-vis de lui. Bref, un « charlatan » ! Un « master of souls », qui a inventé une théorie psychanalytique baptisée pompeusement : « la sublimation du Moi » ! Un moi qui, chez lui, ne rêve plus, une fois fortune faite, que de serrer des peaux douces contre lui ! Et si le psychanalyste se psychanalysait ?

Œil pour œil, enfant pour enfant

A Nice, Dario crève la faim. Cet émigré russe vit au-dessus de la pension « Mimosa’s House », une pension tenue par Marthe Alexandrovna, dite la Générale. Moyennant une coquette somme d’argent, Marthe obtient de Dario la promesse de réaliser un avortement… sur sa belle-fille Elinor, une Américaine qui, à peine libérée de l’enfant qu’elle portait, en profite pour se libérer aussi du mari, en fuyant vers d’autres horizons. Pour faire vivre l’enfant que sa femme Clara vient de lui donner, Dario n’a pas hésité à réaliser un crime. Un crime qui ne lui rapporte rien, dans la mesure où la Générale, très pragmatique, lui réclame l’argent donné. Que voulez-vous, Elinor est partie… il n’y a plus qu’à rembourser Marthe pour cet acte pratiqué pour une intrigante.

Œil pour œil, argent contre bons soins

C’est ensuite Ange Martinelli, le maître d’hôtel d’un grand palace, qui vient en aide à Dario. Un gros prêt est consenti à celui qui est en passe de guérir la prunelle des yeux (son fils de 20 ans !) de cet Ange qui se révélera par la suite maléfique (il fera à Daniel un portrait de son père qui ne manquera pas d’éloigner le jeune homme à tout jamais). Et puis, Ange est bien placé pour recommander Dario à ses clients.

Œil pour œil, argent contre traitement

Et Ange Martinelli recommande Dario à Philippe Wardes, un gros industriel (un fabricant de moteurs) qui possède une villa magnifique, « La Caravelle », aux environs de Cannes. Un homme, aux multiples addictions susceptibles, d’être pris de crises de violence, à tout instant. Les prostituées, qui montent dans sa chambre, prennent, en effet, de gros risques !

Un homme habile et « près de ses sous » en affaire, le jour, qui se transforme en loup-garou de casino, la nuit ! Tout le monde admire cette personnalité qui respire « avec plaisir » les « bouffées d’encens » que les uns et les autres lui soufflent sur son passage.

Un homme qui consomme des litres et des litres de champagne et d’eau de Perrier (« j’entendais les bouchons d’eau de Perrier qui sautaient au plafond. »).

Œil pour œil, argent contre rajeunissement

Ange Martinelli ne manque pas d’envoyer à Dario tout un lot de femmes vieillissantes, en quête de conseils en matière de rajeunissement. Les femmes, qui lui sont envoyées, « se sentent vieillies, lourdes et lasses ». Le médecin leur est aussi utile que « la masseuse ou le coiffeur ». Ces dames ont besoin de mains rassurantes et d’oreilles compatissantes. Tout médecin est « bien reçu » ! « Une potion inoffensive, quelques gouttes dans un verre, elles croient qu’il n’en faut pas davantage. »

« Pour une tache légère sur la joue, pour quelques rides qu’elles avaient cru voir apparaître, pour rien, pour se rassurer »… Dario est appelé ! Ce « petit médicastre étranger » est capable de tout entendre, de tout comprendre. Médecin de l’âme, il prescrit des « calmants », des « désintoxicants » à ces femmes élégantes qui, rapidement, lui tournent la tête.

Œil pour œil, dent pour dent

Dario monte à Paris ; il partage un cabinet (et sa clientèle) avec un dentiste véreux. Chacune des parties a pour mission d’alimenter la clientèle de l’autre.

Dario, un parfum de pauvreté

Dario Asfar est un homme qui respire la pauvreté. Sa « joue mal rasée » témoigne de son désintérêt pour son aspect physique. A son arrivée à Nice, une seule chose compte : se faire une clientèle aisée. Et petit à petit, son rêve devient réalité. Le petit garçon d’autrefois, attiré par les femmes chics aux « robes parfumées », laissant « flotter dans l’air une odeur si douce », est désormais un homme accompli, qui fréquente les hautes sphères et respire, avec délice, le parfum capiteux des femmes du monde.

Et petit à petit, Dario devient riche et beau et adulé ! Ce médecin à la mode, qui a dû affronter l’hostilité des médecins français, est jugé, par les dames, très séduisant avec ses « cheveux gris » et sa « peau sombre » ! Et ces dames… il les aime, Dario. « Chaque femme éveillait en lui une sorte d’irritation bizarre. »

Clara, un parfum d’amour passionné

Clara Asfar est une jeune femme brune, au visage las et aux cheveux « crêpelés » grisonnants. « Sa seule beauté » : un « sourire aux dents blanches, régulières, magnifiques » !

Devenue riche, Clara continue à se dévouer à son époux, organisant réception sur réception, afin d’étendre toujours plus la renommée de son grand homme. Irène Némirovsky, invente, à son intention, la notion de cosméto-textile : « Elle a mis sa robe jaune, celle qui lui va le mieux, celle qui la farde encore […] » !

Daniel, un parfum de détestation

Daniel est tout d’abord un bébé charmant (un « beau corps blanc et rose »), puis un beau jeune homme blond. « Il est comme le fils d’un prince », selon Dario ! Beau, intelligent, ce jeune homme, qui est amoureux de Sylvie Wardes et de sa fille Claude (les deux, mon capitaine !), n’a guère d’estime pour son père.

Daniel déteste les « longs doigts d’Oriental » de son père et son parfum équivoque (« […] quoi que jamais Dario ne se parfumât, il semblait toujours au garçon, lorsqu’il était en présence de son père, que de ces habits trop soignés, de cette peau brune, de cette main ornée d’une lourde bague venait, jusqu’à ses narines, « une odeur de femme », véritablement irritante.

Sylvie Wardes, un parfum de distinction

La femme de Philippe Wardes est une trentenaire, pleine de classe. Avec un minimum de maquillage, elle est capable de produire un effet maximum. « La peau n’avait pas cette uniformité lisse de porcelaine à laquelle Dario était accoutumé. » « La chair, à peine fardée, était pâle et presque transparente. » « Les autres femmes, grossièrement peintes, avaient auprès d’elle l’éclat barbare d’idoles barbouillées » ! Bref, Dario est sous le charme de cette femme honnête, maquillée avec art, qui accepte ses cheveux blancs, « des cheveux sombres, poudrés d’argent ».

A 50 ans, Sylvie restera toujours aussi belle, toujours aussi naturelle. « Il regarda ce visage sans un atome de poudre et de fard. » Sa « chair noble et délicate, à peine meurtrie par l’âge » semble faire un pied de nez au temps qui passe.

Elinor, un parfum de vulgarité

Elinor est une belle fille, un tantinet vulgaire. Des cheveux « rouges » (Irène nous le dit trois fois !) et des ongles polis comme des miroirs (« Elle se polissait les ongles en marchant […] »). Une volonté ferme de profiter de l’ascenseur social à tout prix. Les « fourrures parfumées » et tout ce qui s’ensuit… c’est pour Elinor ! Elle le sait, elle le veut ! Pour y parvenir, elle ne lésine pas sur les moyens cosmétiques, appliquant généreusement le « fard sur ses joues et sur ses lèvres ».

Elle n’est pas riante cette Elinor, qui passe sa vie à tenter de gagner le gros lot (elle y arrivera…). Elle ne rit pas souvent… mais elle possède des dents qui rayent le parquet. « Elle riait rarement, mais elle avait gardé son sourire bref et bizarre, des minces lèvres peintes se retroussant d’un seul côté de la bouche et révélant l’éclat des longues dents aiguës. »

Elle obtiendra pourtant ce qu’elle veut Elinor, en épousant tour à tour Philippe Wardes et Dario Asfar. A son mariage avec Dario, les observateurs attentifs remarqueront ses muscles tendus « sous la chair délicatement peinte ».

Et des parfums mêlés

A Nice, Dario, pauvre comme Job, cherche à faire fortune. Le parfum de la ville ne lui est pas étranger. « […] l’odeur familière depuis l’enfance, qui se retrouve de la Crimée à la Méditerranée : jasmin, poivre et le vent de la mer » rassure l’expatrié. Par l’odorat, il est encore, un peu, chez lui.

A Paris, dans les lieux de plaisir, les femmes aisées font étalage de leurs fourrures, « imprégnées de parfum » !

Et des cosmétiques qui décochent des flèches

Les figures « fardées », une bouche « peinte en rouge sombre, en forme d’arc de Cupidon », des « seins poudrés »… autant de détails notés par Irène Némirovsky. Parmi toutes ces femmes, Dario est comme halluciné !

Et des cosmétiques qui coulent, qui se délitent, qui laissent des traces

Irène Némirovsky nous entraîne dans le monde de la nuit, dans les casinos… Les prostituées et les femmes du monde s’y côtoient en toute simplicité. A la porte d’un casino, « le fard commence à couler sur » le visage de la fille, qui emboîte le pas de celui qui a raflé la mise !

Et des cosmétiques qui masquent l’âme

Sous les cosmétiques, des âmes rabougries… tel est le diagnostic d’un Dario, saturé de crèmes de soin, de beauté. « Le masque de peinture leur donnait des visages indestructibles et lisses, mais, comme par la fente d’une meurtrière s’échappe la lueur d’un feu, l’âme se montrait dans le regard anxieux, sombre et hagard ».

Le maître des âmes, en bref

Tout le monde est lié dans ce roman qui met en avant l’importance des réseaux. Elinor devient la maîtresse, puis la femme de Philippe Wardes, après son divorce. Dario tombe amoureux de Sylvie. Son fils aussi… Le maître des âmes pousse Philippe Wardes au suicide et tire toutes les ficelles de cette triste histoire. Tous sont sous l’emprise de l’argent, un argent qui, chez Irène Némirovsky, a l’odeur du champagne, des fourrures parfumées et des petits matins niçois !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Némirovsky I., Le maître des âmes, Denoël, 2005, 280 pages

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