Nos regards
Chez Irène Némirovsky, les chiens ne font pas des chats !

> 22 octobre 2023

Chez Irène Némirovsky, les chiens ne font pas des chats !

Entre chien et loup, dans une région reculée d’Ukraine, lorsque le soleil décline doucement, il est difficile, pour Irène Némirovsky, de distinguer la différence entre Ben et Harry Sinner.1 Même avec de bonnes lunettes ! Pourtant, il existe une différence de taille entre les deux cousins. Harry est né une cuillère en argent dans la bouche, entouré de soins ; Ben, une cuillère en bois à la main et laissé libre de faire ce qu’il veut. Entre eux, une jeune fille aux cheveux indisciplinés et à la frange épaisseAda. Une jeune fille pauvre, qui tombe amoureuse de Harry, mais épouse tout de même Ben ! Le tout sur fond de pogrome !

Ada, Rhaïssa, Lilla et les autres

Ada Sinner est orpheline de mère. Lorsque sa tante Rhaïssa devient veuve, elle est logiquement accueillie, avec ses deux enfants Lilla (12 ans) et Ben (6 ans), par Israël Sinner, le père d’Ada.

Rhaïssa, la marâtre aux sublimes cheveux

Rhaïssa est une femme sèche (de physique et de ton), qui serre sa taille mince dans un corset. Cette femme « rousse » est étonnante, dans la mesure où sa chevelure flamboyante se juxtapose à un visage fané. Toute sa beauté tient donc en un capillaire exceptionnel, qui fait se retourner ! Une marâtre à la Walt Disney !

Après l’Ukraine, la France, en 1914. Un logement, qui se transforme en atelier de couture pour survivre ! Un appartement où se mêlent les odeurs « de cuisine, d’étoffes de laine », au « parfum violent et pauvre des clientes ».

Après la France, un pays d’Amérique du Sud, aux côtés de BenRhaïssa va devoir repartir à zéro, refaire sa vie, ouvrir un nouvel atelier de couture. Irène Némirovsky est confiante en l’avenir de cette femme de caractère. Elle l’imagine aisément les « cheveux teints d’une fraiche couleur rouge », prête à accueillir de nouvelles clientes. Du début à la fin, les cheveux de Rhaïssa sont mis au premier plan !

Ada, la belle-fille aux cheveux indisciplinés

Ada, une petite fille aux cheveux indisciplinés. Un « crapaud », selon le qualificatif employé par Lilla. Une fillette sérieuse, qui s’étonne de voir sa cousine se parfumer et qui reçoit une pluie de parfum sur les cheveux, « par plaisanterie », sans sourciller.

Adulte, Ada épouse, sans amour, son cousin Ben, puis en divorce. Son amour pour Harry, né un jour de pogrome, est toujours bien vivant. Cet amour est réciproque. L’enfant qui en naîtra en est la preuve formelle.

Lilla, la fille aux cheveux bleutés

Lilla est une petite fille « brune, au teint blanc », jolie comme un cœur. Une « oie blanche », selon son frère Ben. Une oie blanche qui, à 12 ans, se laisse courtiser par les garçons, en toute innocence. Lilla aime se parfumer. A 12 ans, elle met déjà « quelques gouttes de parfum sur son mouchoir, sur sa ceinture » et humecte son doigt qu’elle passe, ensuite, sur « sa nuque et sa lèvre supérieure. » La mâtine connaît déjà les zones de peau préférées de ses amoureux.

A 15 ans, Lilla a toujours sa peau blanche, qui contraste avec une « chevelure sombre, aux reflets bleus ». Nue dans un music-hall, voilà le destin de celle en qui Rhaïssa mettait tous ses espoirs. Une oie blanche, on vous dit !

Ben, un garçon au poil

Ben est un petit garçon qui ne brille pas par sa beauté. Un « singe souffreteux et rusé », nous dit-on. Débrouillard, c’est certain. Un compagnon de jeu pour Ada qui a, tout juste, le même âge que lui.

Adulte, Ben sera toujours par les chemins, pour affaires. Un bagage léger l’accompagne, durant ses virées. « Un vieux pyjama, un morceau de savon enveloppé dans un journal, jetés au fond de sa poche » et « rien d’autre ». Le Juif errant, par excellence.

Plutôt un frère qu’un époux, pour Ada !

Harry, le garçon aux cheveux savamment bouclés

C’est un jour de pogrome que Ben et Ada atterrissent dans le monde enchanté d’Harry. Une belle maison, des domestiques, une mère et une tante aimantes. Un havre de paix, pour une seule journée, pour des enfants qui fuient la folie des hommes. L’image du petit Harry, aux boucles brunes, restera à jamais gravée dans le cœur d’Ada.

Mme Mimi, la Parisienne aux cheveux artificiellement bouclés

Mme Mimi, une professeur de français, fréquente les Sinner. Cette femme, aux cheveux bouclés (chaque soir elle arrange « artistiquement » ses papillotes, avec des « petites faveurs orange »), est un tuyau percé. Elle, qui se présentait comme la reine du Tout-Paris n’a, en réalité, aucune relation dans la capitale !

Isaac et Samuel Sinner, comme une odeur de corruption

Les banquiers Isaac et Samuel Sinner, les oncles d’Harry, sont des hommes qui aiment leur confort et vivent dans le luxe. « Ils se levaient tard ; ils se baignaient, douchaient, ponçaient leurs vieux corps fragiles ; ils abandonnaient leurs ongles aux manucures attitrées, de belles filles qu’ils ne pouvaient plus caresser, mais qu’ils regardaient seulement de loin, avec un plaisir mêlé d’irritation et de regrets, comme on contemple des fleurs derrière une vitre. » A la sortie de ces ablutions et soins divers, flotte, dans le sillage des oncles, « une sorte de vague parfum d’épices et de gingembre » !

Ben et Ada, comme une odeur de résine

Enfants, Ben et Ada ont partagé les mêmes maladies et les mêmes traitements. Tante Rhaïssa concoctait, en effet, pour eux des médicaments-maison, fort simples. « Au-dessus d’une chandelle un peu de graisse de porc », mélangée « avec de l’essence de térébenthine », appliquée « sur le dos et la poitrine », accompagnée de « thé bouillant » et, éventuellement, d’une « compresse sur le cou » et d’une « cuillérée d’huile de ricin ».

Adultes, Ben et Ada partagent le même lit. Ben court à ses affaires, pendant qu’Ada multiplie les expériences professionnelles (« couturière, vendeuse, dactylo »), pour faire bouillir la marmite. Quand les affaires de Ben prendront de l’ampleur, Ada pourra se consacrer à sa passion : la peinture.

Harry et Laurence, comme une odeur d’ennui

De son côté, Harry a épousé la fille d’un riche banquier, Laurence Delarcher. Une jeune fille blonde de 18 ans. Blonde et insipide. Un foyer où l’amour n’a pas mis longtemps à s’endormir au coin du feu !

Laurence et sa belle-mère, comme une odeur de guerre larvée

Lorsque l’enfant paraît, la mère française et la grand-mère juive (la mère de Harry) se crêpent le chignon. Cette dernière ne comprend pas comment il est possible de laisser un jeune enfant aux mains d’une gouvernante suisse, qui ne met que de l’eau sur les bobos quotidiens. « Les désinfectants, les poudres et les pommades » recommandés par grand-mère sont jetés aux orties par une bru qui veut élever son enfant à la dure et non dans une mollesse équivoque.

Et une fête qui fleure bon le bonheur

A l’Alliance Française, une fête se prépare. C’est une Parisienne, Mme Mimi, qui organise le bal ! Chez les Sinner, tous se préparent pour l’évènement… « Dès le matin, dans la maison des Sinner, on sentait l’odeur des fers à repasser qui chauffaient dans la cuisine et celle des petits flacons de parfum bon marché que Lilla débouchait, reniflait et comparait avec anxiété. »

Et des fleurs qui fleurent bon l’amour

Un bouquet de roses, au « parfum enivrant », envoyé par Harry à Ada, met Ben aux cent coups !

Et de l’eau de Cologne pour saluer une naissance

Emigré dans un pays d’Europe Orientale pour fuir Paris et Harry, Ada donne naissance au fils d’Harry. Devant sa porte, les cadeaux des amis/voisins s’accumulent. Des pâtisseries, des fruits, des « petits flacons d’eau de Cologne » !

Et des femmes qui se poudrent le visage

Lorsque Harry découvre les talents de peintre de sa cousine Ada, il n’hésite pas à faire sa publicité auprès de ses riches connaissances. Dans l’appartement modeste de la jeune femme, on voit alors déferler des jeunes gens élégants et des femmes « repoudrés de frais » !

Et des femmes qui se maquillent à l’excès

Aux mauvais jours, les belles dames, au maquillage délicat, font place, auprès d’Ada, à un cortège de vieilles femmes éplorées, aux « traits fardés comme des ruines hâtivement replâtrées. »

Les chiens et les loups, en bref

Ada et Harry étaient faits l’un pour l’autre. Le destin en a décidé autrement. Alors que ces deux-là se sont enfin retrouvés, la banque Sinner fait faillite. Dans ces conditions, Ada ne tergiverse pas. Elle fuit à l’étranger, afin qu’Harry puisse renouer avec Laurence et conserver une vie de luxe et d’oisiveté. Un roman qui place, une nouvelle fois, l’argent au centre de la table. Un triangle amoureux, dont la note cristalline poursuivra Ada jusqu’à la fin de ses jours !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Némirovsky I., Les chiens et les loups, Albin Michel, 2004, 334 pages

Retour aux regards