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Quand Irène Némirovsky vole la vedette à Dutronc !

> 12 novembre 2023

Quand Irène Némirovsky vole la vedette à Dutronc !

Merde in France… tel est le refrain chanté quotidiennement par Christophe Bohun.1 Irène Némirovsky ne fait que reprendre la rengaine scandée, chaque jour, par le quadragénaire Christophe. « Merde, oh, merde, merde, merde… ». Tel pourrait être le résumé très bref de ce roman qui met en scène un petit employé qui, après avoir été élevé dans le luxe, doit se contenter d’une vie obscure ! Christophe est persuadé que son père ne l’aime pas, que son ex-maîtresse ne l’aime plus. Par ailleurs, il ne supporte plus sa femme et difficilement son fils. Ce qu’il aime, c’est sa voiture, mais justement… il est obligé de la vendre !

Un bel appartement, puis un plus petit

Toute la famille Bohun vit dans le somptueux appartement de James. Le vieillard, qui se meurt dans la chambre dont il ne sort plus, est entouré de son fils Christophe (43 ans), de sa belle-fille Geneviève, de son petit-fils Philippe (18 ans) et de sa nièce, Murielle de Pena (l’ex-maîtresse de Christophe, désormais séparée de son époux).

A la mort de James, tout le monde se sépare, Christophe et Geneviève se retrouvant dans un petit appartement minuscule. Dur, dur…

Beryl, le roi du pétrole !

Beryl est l’ancien employé de James Bohun, le père de Christophe. Ce petit Juif, né en Roumanie (il s’appelait alors Biruleff), s’est occupé, pendant des années, des affaires de James. Achat d’acier, de pétrole… avant que le krach de 1925 ne vienne rebattre les cartes et inverser les rôles (désormais Beryl sera le patron et Christophe, le fils de James, l’employé). Marchand de pétrole, Beryl ne trouve, pourtant, aucun cosmétique à base de vaseline assez efficace pour mâter sa chevelureIrène nous le décrit comme un « homme gras, à la chair molle, pâle et tremblante, comme une gelée », muni de cheveux « roux, bouclés » (« […] il ne s’était pas trouvé de gomina assez épaisse et luisante pour les aplatir ni assombrir leur éclat. »).

La mère de Christophe, la reine du fard à joue

La mère de Christophe est oubliée depuis longtemps. Son fils n’a conservé d’elle que le souvenir de « bouclettes blondes » et d’un « visage fardé ». Des « yeux froids » également pour celle que n’étouffait pas l’amour maternel.

La grand-mère de Christophe, la reine de la poudre de riz

La grand-mère de Christophe, la mère de James, a laissé derrière elle l’image d’une « levantine, au visage couvert de poudre blanche. »

Christophe, le roi du rasoir

« Kit »… pour James. Christophe, pour les autres. Un homme, assez maladroit, qui se coupe en se rasant (« la petite éraflure quotidienne que le rasoir, manié avec hâte, formait sur sa joue ») et se rase en beauté toute la journée. Qu’il soit au travail ou à la maison, Christophe traîne son ennui d’un lieu à l’autre.

Le samedi, à la manière d’un rituel, Christophe passe du « coiffeur » à la « manucure », avant d’échouer dans un bar !

Le dimanche, pour tuer le temps, il noie son ennui dans l’eau du bain. « La matinée du dimanche s’écoulait tout entière, pour Christophe, dans la baignoire trop chaude, où il macérait indéfiniment, à demi endormi. »

Après le bain, une balade en voiture, une « petite Renault de série », constitue le seul moment de liberté d’une vie réglée comme du papier à musique.

Lorsque la vie devient trop dure pour lui, l’issue la meilleure lui semble tenir, une fois de plus, dans son… bain. « A 7 heures, il alla dans la salle de bains, fit couler de l’eau froide dans la baignoire, s’y plongea avec un sentiment de délice. »

Un « bain glacé », qui ne suffit pas, toutefois, à chasser le chagrin, comme en témoigne sa tentative de suicide… à la lame de rasoir.

Alors que Christophe s’apprête à se raser, sans s’être, au préalable, savonné la peau, il semble obnubilé par la lame de ce rasoir avec lequel il se coupe quotidiennement. Une entaille et hop… « sentir la vie fuir, comme le sang qui coule des veines ouvertes dans une baignoire pleine d’eau chaude […] » ! « Christophe avec rage, frappa de la lame du rasoir son cou tendu, mais sa main avait tremblé. »

Pas la mort immédiate ; juste une petite plaie qui va s’infecter… et conduire à la mort tout de même. Il n’y a plus de teinture d’iode à la maison. Il y en aura au bureau (une dactylo qui sent la sueur lui en badigeonnera « le bas des joues et le cou »)… Trop tard visiblement ! La plaie s’infecte, en un temps record…

Geneviève, une femme bien ordinaire

Geneviève est une femme ordinaire, au « doux parfum de lavande », qui ressemble à toutes celles que Christophe croise dans la rue, les jours de soldes. De bonnes petites ménagères, bien insipides, qui se transformeraient en tigresse pour arracher le morceau de coupon de tissu à leur voisine. « Même cran de cheveux façonné par le coiffeur, et qui était, pour la plupart, de la même couleur brune, roussie par la teinture. » Toutes ces femmes sont « fardées de la même façon, la joue fraise, la bouche ponceau, les paupières mauves à la lumière du jour. »

Geneviève porte ses cheveux courts, « ondulés par la permanente ».

Philippe, un jeune homme bien gominé

Le jeune Philippe possède de belles boucles blondes, des « boucles d’or, enduites, à présent, d’une couche épaisse de vaseline gominée, d’une sorte de carapace huileuse. ». De quoi décourager son père et sa mère de passer affectueusement la main dans ce capillaire… les doigts risquant de rester englués sur la « surface gominée ».

Murielle, une ancienne maîtresse bien vieillissante

L’ancienne maîtresse de Christophe (on est resté en famille !) est une jolie femme sur le retour. Depuis quelques années, Murielle se laisse aller. « Sur ses lèvres le rouge s’était effacé ; elle les effleura du doigt, surprit le regard de Christophe, haussa les épaules, se détourna en fronçant légèrement les sourcils. » « Et pour qui, à présent être belle ? Pour qui se farder, s’habiller, vivre ? ».

Pourtant, Murielle continue, quand même, à se maquiller de temps en temps, afin de masquer « les fines craquelures au coin des paupières », sous une bonne couche de « fard » !

Pour Murielle, la vie est d’un ennui mortel. Une visite chez le « coiffeur et la manucure » permet, parfois, tout de même, de tuer deux heures de temps ! Toujours appréciable !

Un parfum aussi… qui reste dans l’air et irrite Geneviève !

Le cinéma, pour un instant de bonheur

Chez les Bohun, le soir, on s’ennuie ferme … On se regarde en chiens de faïence ! On entend les mouches voler ! Certains soirs, tout de même, on va au cinéma pour se laver la tête des idées noires accumulées. Devant l’écran, Christophe a l’impression d’entrer dans un « bain bienheureux d’imbécilité, d’oubli, de rêverie violente et vague. » Le cinéma et le Bourgogne rouge permettent de la même manière de s’évader d’un quotidien pesant !

Dans le noir, tout est plus beau qu’à l’extérieur, en plein jour. La voisine de Christophe, qui, dans l’obscurité de la salle, semblait posséder « une bouche parfaite », s’avère plus que décevante, à la lumière ! « Une fille fardée aux traits épais » remplace la jeune fille idéalisée durant la séance.

Et une jeune fille outrageusement fardée

La compagne de Paco, l'ex-mari de Murielle, est une « fille maigre, aux pommettes violemment fardées ».

Et une femme qui poudre jusqu'à son verre

Dans un bar, Christophe croise une femme maquillée à l’excès. « Elle avait la voix éraillée, des joues meurtries et peintes, des cheveux teints qui passaient sous le chapeau noir […] ». Après quelques verres, la pauvre ne sait plus d’où elle en est… « […] elle était un peu ivre et secouait sa houppe à poudre au hasard sur son visage, et dans son verre. »

Et des femmes dont le maquillage fond comme neige au soleil

Dans la nuit de Noël, on rencontre à Paris toutes sortes de gens. Les femmes fatiguées reprennent le chemin de leur domicile, « le maquillage fondant doucement sous la pluie du matin » !

Le pion sur l’échiquier, en bref

Bon, c’est clair, ce roman est loin d’être très optimiste. Sans argent, la vie ne vaut pas d’être vécue. Un rasoir et hop tout est fini ! Merde alors !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Némirovsky I., Le pion sur l’échiquier, Albin Michel, 2005, 240 pages

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