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Cosmétiques de l’ennemie, c’est Irène Némirovsky qui s’y colle !

> 30 septembre 2023

Cosmétiques de l’ennemie, c’est Irène Némirovsky qui s’y colle !

Une fille Gabrielle (Gabri, pour les intimes)1 qui fait « ombrage à la beauté de sa mère » et que l’on aimerait escamoter pour ne jamais vieillir ! Une fille qui aimerait trouver un peu de tendresse auprès de son père et n’en récolte guère. Des cosmétiques qui tuent les sentiments… Un procès à charge contre les cosmétiques (crème de jour, fond de teint, poudre de riz) de l’ennemie, la mère indigne qui ne s’occupe aucunement de ses filles.

Gabri, la « noiraude »

Gabri est, au début du roman, une petite fille de 11 ans, qualifiée de « noiraude », dont le visage est « ponctué de taches de son ». De « beaux yeux verts » viennent égayer la face d’une petite fille qui entre prudemment dans ce que l’on nomme « l’âge ingrat ».

Michette, « petite mère » en miniature

Michette, la petite sœur de 6 ans, est une jolie petite poupée « blanche et blonde » ! De « jolis yeux bleus » constituent le trait d’union entre Michette et sa mère. Le seul trait d’union apparemment !

Gabri et Michette, des jeux de grandes

Lorsque « petite mère » est partie, Gabri et Michette s’installent dans sa chambre pour jouer aux dames. « Elle se fardaient, puis se contemplaient longuement dans la glace en tirant la langue. » Michette est certainement la plus enragée. Elle y met tout son cœur et finit le plus souvent les joues pleines de « grosses taches de fard, malhabiles, violentes. ».

Avec une chemise de Francine « en crêpe de Chine rose », Michette trouve un jouet amusant. Il s’en exhale une « odeur singulière » faite du « parfum familier de petite mère mêlé à un autre plus secret, plus fort… ». Une « odeur violente », troublante !

Ce genre de jeu se termine le plus souvent mal. Gabri, que cela amuse un temps, finit toujours par crier sur sa petite sœur, en la voyant « fardée, déguisée » à outrance. Cette vue lui est « intolérable » et une gifle vient mettre un point final à la joyeuse récréation. Pleurs de Michette… dont les larmes coulent sur « le petit visage peint, délayant drôlement le fard. ». Puis, réconciliation !

Les deux fillettes sont bien obligées de s’inventer des jeux pour peupler leur solitude. Leur mère ne s’occupe absolument pas d’elles. Aucun dialogue n’est possible avec cette femme qui ne s’occupe que de la beauté de son épiderme. La phrase la plus entendue durant leur enfance est certainement : « Ne m’embrasse pas, tu vas m’enlever ma poudre… ».

Pourtant, viendra un jour où Francine se confessera : « Il y a des femmes, Gabri, qui ne sont pas faites pour ça, ce n’est pas ma faute. » (ça, c’est tout bêtement la maternité).

Michette et Gabri, à la vie… à la mort

Gabri ne se remettra jamais de la mort accidentelle de Michette. Alors que Gabri s’est absentée quelques instants pour acheter à sa sœur enrhumée « La semaine de Suzette », la petite s’ébouillante avec la lessiveuse… et en meurt. Francine, qui court le guilledou, ne reviendra que tard le soir, une fois la fillette décédée. Et cela, Gabri ne le pardonnera jamais !

Gabri sans Michette

La vie de Gabri va prendre un tournant lorsque son père, escorté du cousin Charles, revient à Paris. Gabri va découvrir le luxe (l’appartement meublé en « Louis XVI - exposition 1900 » ressemble « à une gigantesque meringue »). La petite fille, habituée à la précarité, va rapidement s’y habituer. Une éducation soignée, une nurse anglaise, Miss Allan, une espèce de « jument » très désagréable… mais jamais d’amour maternel. Et l’ennui au quotidien…

Et puis, Miss Allan est licenciée et Gabri découvre la liberté avec délice. Enfin libérée de sa duègne, elle sort avec une certaine Babette, qui lui fait découvrir la vie nocturne et les danseurs mondains.

Gabri devient adulte un peu trop vite, à 16 ans à peine. « Ses joues brûlaient, fardées par le vent de la course. »

Francine Bragance, de la porcelaine de Saxe

« Petite mère » est une « jolie femme », qui semble être faite « d’or et de blanc, comme les poupées de Saxe » ! Tout est beau chez cette femme, depuis son front jusqu’à ses dents, des dents « éclatantes », « pures et acérées ».

Francine Bragance, une femme d’extérieur

Pendant que son époux est mobilisé (c’est la Seconde Guerre mondiale), Francine vit de ses charmes, à Paris. Elle partage son temps entre son foyer (elle s’y polit les ongles avec passion, en « pantoufles » et « sans corset ») et ses escapades journalières (Francine a appris à « se farder », à « s’habiller »), en quête de bonnes fortunes. L’argent récolté lui permet d’investir toujours plus dans les articles de mode laissant, toutefois, ses filles dans un parfait dénuement.

Dans l’appartement de Francine, se mêlent une « odeur de graillon et les parfums violents » de la maîtresse des lieux.

Francine Bragance, une femme douloureuse

A la mort de Michette, Francine est désespérée. Son désespoir est, toutefois, cosmétiquement contrôlé, comme nous l’indique Irène Némirovsky, qui s’étonne de la voir « renifler ses larmes », « par une longue habitude du rimmel qui brûle les yeux quand on pleure. »

Francine Bragance, une femme vieillissante

Au fil des pages, Francine vieillit. Elle se fane. En se regardant dans la glace, elle y découvre des « cheveux », qui se « décolorent par place ». « Elle seule savait combien de fils blancs se dissimulaient sur les tempes et derrière les oreilles, et combien de fines rides striaient les coins de la bouche et des paupières, malgré le fard qui les recouvrait, malgré les massages savants. ». « Et elle commençait à passer des nuits sans sommeil, à pleurer, à regretter, à se désespérer, à chercher dans le miroir, avidement, avec une horrible angoisse, les premiers cheveux blancs, les premières rides, à les farder, à s’embellir, à ravaler ses larmes, à gravir le long calvaire des vieilles amoureuses. »

Francine Bragance, une femme qui oublie l’effet délétère des larmes

En apprenant que sa fille Gabrielle, qu’elle considère toujours comme une fillette très pure, a un amant, qui n’est autre qu’un danseur mondain, sa vie s’écroule. Les larmes ne sont plus retenues… un vrai désespoir ! « Elle oubliait, pour la première fois de sa vie peut-être, que le chagrin vieillit et abîme la figure. ». « Le visage convulsé », Francine laisse couler les larmes qui se mêlent « au fard » ! « Sa figure démaquillée, qu’elle oubliait de surveiller, de tendre, s’affaissait, ravagée, lasse ».

Francine Bragance, une femme dont le parfum finit par lasser

Au bout de 5 ans de passion intense avec Charles, celui-ci finit par se lasser de cette amante exigeante, de celle dont la main est constamment « parfumée ». « Mon parfum te déplaît à présent ? Pourtant… il n’a pas changé. Ce qui a changé ce n’est pas le parfum, mais plutôt le cœur de Charles… « Il en était arrivé à un tel dégoût de sa maîtresse, que même son parfum, le contact de ses mains, sa voix, jusqu’à son souvenir quand elle n’était plus là, remuaient au fond de son âme une haine aussi sauvage, aussi irraisonnée que l’avait été autrefois son désir. » « Poursuivi par l’odeur de Francine », Charles ne sait plus comment se libérer de cette emprise.

Le parfum frais de Gabri va bientôt charmer Charles, qui y trouve beaucoup plus de fraicheur. Après la mère… la fille !

Léon Bragance, un père tolérant

Un petit employé, qui commence de manière modeste, puis prend de la hardiesse et finit par faire fortune en Pologne ! Loin de son foyer, il laisse entière liberté à une femme en laquelle il a totale confiance. « Un de ces hommes qui s’usent vite », une proie facile pour les femmes à tempérament !

Charles Bragance, le cousin plus que… toléré

Léon décide bien vite de se rendre en Pologne pour faire fortune. Il y réussit avec l’aide de son cousin Charles, un jeune homme aux yeux de braise, « veloutés » ! Les yeux bleus de Francine ne résisteront pas longtemps aux yeux noirs de Charles ! Un jeune cousin, qui va devenir très rapidement l’amant de cœur de la belle Francine.

Babette de Winter, la copine très tolérante

Roberte (Babette) de Winter est une jeune fille, d’une vingtaine d’années, qui a déjà beaucoup roulé sa bosse. « Un bouton de fleur fané », qui entraîne la jeune Gabri de 16 ans, dans ses turpitudes. Fille d’une « ancienne cocotte abrutie de morphine », une vieille femme « effrayante » « aux cheveux teints », Babette va faire découvrir à Gabri les lieux de la capitale qui sont alors à la mode.

Dans des dancings à « l’atmosphère fiévreuse », dans une ambiance lourde de « parfums mêlés », Gabri croise de « grosses dames maquillées » et d’oisifs jeunes gens ! « Une ivresse sans fin » et sans vin !

Un danseur professionnel, le « comte Génia Nikitof », un joli garçon très blond au « teint de fille » et la bouche si rouge qu’elle en semble « peinte », va, ainsi, conquérir la jeune fille. Une conquête forcée, un viol, ni plus ni moins !

Et le lavage des mains obligatoires

Avant de passer à table, Miss Allan impose des « rites quotidiens » : lavage des mains et brossage des cheveux.

Et une lettre anonyme qui met un terme à la carrière de Miss Allan

Gabri a surpris le manège de Charles et de Francine. Une petite lettre anonyme (c’est Miss Allan qui est accusée à tort) et voilà Gabri débarrassée de sa terrible nurse anglaise.

Drôle de coup dur pour Francine, qui pâlit sous son fond de teint (« Gabri vit sa mère pâlir sous son fard. ») !

Et un soleil ravageur

L’ennemi pour Francine, c’est le Soleil, qui éclaire sa peau de manière « impitoyable ». Celui-ci agit comme un révélateur… « les flétrissures de la chair » sont désormais bien visibles.

Et un saut depuis un balcon

Un hôtel de luxe à Biarritz… Une chambre avec balcon. Gabri ne fait qu’un bond, pour mettre fin à une vie qui, selon elle, n’a jamais eu vraiment de sens.

L’ennemie, en bref

Des soirées « rasantes », « des mères qui ne veulent pas vieillir », des fillettes livrées à elles-mêmes. Une histoire de femme, qui ne veut pas vieillir, qui se met en compétition avec sa fille, qui se retrouve à partager un amant avec celle-ci. Une histoire de beauté, de laideur, de « rides », de « cheveux blancs », qui troublent la femme futile qui les traque. « La blonde figure fardée de Francine » obsède sa fille Gabri, obsède aussi son amant Charles. Cette femme venimeuse empoisonne toutes les relations familiales ! Irène Némirovsky s’en prend, encore une fois, dans ce roman, aux cosmétiques qui travestissent la vérité et polluent les rapports mère-fille !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Némirovsky I., L’ennemie, Folio, Denoël, 2022, 179 pages

 

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