Nos regards
Quand Irène Némirovsky fait le procès des cosmétiques

> 23 septembre 2023

Quand Irène Némirovsky fait le procès des cosmétiques

Un petit-fils (Bernard Martin), tué par sa grand-mère (Gladys Eysenach), une grand-mère qui tue pour ne pas s’entendre appeler grand-mère. Quel besoin de jeunesse chez cette femme qui ne vit que pour et par sa beauté ! Gladys (la grand-mère en question) ressent une véritable « volupté » lorsqu’elle séduit un homme. Une mauvaise mère, une mauvaise grand-mère, qui abuse de cosmétiques et vit le drame de la vieillesse !1

Gladys Eysenach, belle encore le jour de son procès

Une belle femme aux cheveux blonds (« leur couleur était exactement celle de l’or »), au « long cou blanc » et aux multiples amants. Un premier mari, le comte Tarnovsky (« Il était beau et vain de sa beauté comme une fille. »). Un divorce. Un second mari, le financier Richard Eysenach, laid à faire peur mais en adoration devant son épouse, a laissé en mourant une immense fortune à son épouse. Et puis, ensuite, de nombreux amants, dont le dernier en date, Aldo de Fieschi, comte Monti, un noble désargenté, ne voit en Gladys qu’un portefeuille bien garni.

Après son crime, Gladys a été incarcérée. A son procès, on la voit apparaître « sans l’ombre de fards sur la figure ». Belle tout de même… Avec beaucoup « d’allure » ! Et pourtant, avec toujours le même souci : tout faire pour ne pas ressembler à une « vieille femme fardée ». Dans l’assemblée, les avis sont partagés. Vieille peau… c’est l’avis des femmes venues à son procès !

Gladys Eysenach, belle et fleurant bon

Le voisin de chambre de Bernard Martin, Constantin Slotis, témoigne au procès de Gladys. Lorsque celle-ci venait voir Bernard, impossible pour l’étudiant en médecine de travailler. « […] le parfum de cette femme était si doux qu’il passait sous ma porte et m’empêchait de travailler. » avouera-t-il.

Gladys Eysenach, à 40 ans... l’âge limite !

Gladys Eysenach a toujours été une femme soucieuse de sa beauté. Son premier geste du matin consiste à s’observer dans le miroir (« le petit miroir embrumé de poudre »), une « glace en forme de cœur ». « A 7 heures, Gladys était déjà assise devant son miroir, fardant ses traits. » « Elle se levait, se mettait nue, s’approchait du miroir. Elle regardait son visage, son corps, et, un instant, se sentait apaisée. Elle savait bien qu’elle était belle. »

A 40 ans, Gladys se mire avec attention… 40 ans, « l’âge limite » ! Afin de conserver sa beauté, elle se lance donc, chaque matin, dans de « longs et minutieux soins de beauté ». De sa main, Gladys tente d’effacer « les rides légères que l’insomnie avait tracées sur son front et qui s’effaceraient dans une heure ».

Après les soins, l’étape du maquillage, avec un poudrage des parties visibles de sa personne (« Elle poudra lentement ses bras nus. ») et l’application de rouge à lèvres (Irène Némirovsky, très critique, nous parle de sa « bouche peinte »).

Gladys fréquente tout un monde de « masseuses, de coiffeurs, de marchandes de fard », afin de se maintenir au top.

Elle apprécie, tout particulièrement, les soins pratiqués par Carmen Gonzalès et les cosmétiques dont celle-ci fait commerce. « J’ai apporté votre rouge pour le soir, dit Carmen, sortant d’un vieux sac une boîte de fard. » « Elle s’approcha du miroir et mit du rouge sur sa joue, la recouvrit ensuite de poudre. » « Oui, c’est mieux… N’est-ce pas ?... L’autre était trop clair. Il fallait une teinte plus foncée aux lumières… »

Le soir, Gladys se démaquille avec précaution. « Ses longs doigts » lissent, « avec grâce et lenteur », son front et ses tempes…

Gladys Eysenach, à 50 ans... l’âge très limite !

A 50 ans, Gladys court les boîtes de nuit, afin de s’étourdir et de vérifier que son pouvoir de séduction est intact. Parmi les « momies peintes du dancing », Gladys paraît une vraie jeune fille. Sa peau est restée « miraculeusement fraîche » ; ses cheveux forment une « fumée lumineuse comme une auréole » autour de sa tête.

« Elle était arrivée à cet âge où les femmes d’à présent ne changent plus, se décomposent lentement, mais d’une manière à peine visible, sous la poudre et les fards. »

A 50 ans, Gladys pleure sa jeunesse, sa capacité à danser toute une nuit, à être au petit matin « sans poudre, sans rouge, fraîche et lisse comme une fleur ». A 5 heures du matin, elle aimerait être comparable à ces jeunes filles qui l’entourent (« Il fallait être belle et qu’à cinq heures du matin, parmi les belles filles fraîches, on ne vit pas les rides paraître sous le maquillage, ni ce masque de mort qu’ont les vieilles femmes fardées. »). Mais il n’y a rien à faire, les cosmétiques ne tiennent plus aussi bien sur sa peau qu’autrefois (« le fard, si exquis sur les jeunes visages, semble ne former qu’une seule substance avec la chair lisse et ferme » ; l’effet est bien différent sur l’épiderme de Gladys !).

A 50 ans, Gladys décide de maquiller son acte de naissance, pour pouvoir épouser Aldo Monti. De cette façon, elle compte se « rajeunir officiellement de 10 ans ».

Gladys Eysenach, à 60 ans... l’âge très très limite !

A 60 ans, Gladys, les « cheveux teints », trépigne devant l’inutilité des multiples soins cosmétiques pratiqués toute sa vie. « Les bandelettes de laine » enduites de crème anti-âge ne sont pas si miraculeuses que cela. La « déchéance » physique finit toujours par venir, constate-t-elle, affolée. « Ces soins, ces secrets, cette jeunesse illusoire, soutenue seulement à force d’artifices !... Ces crèmes, ce fard, cette teinture, ce corset invisible sous les costumes de bain, l’été… Pour celles qui n’ont jamais eu la vraie beauté, sereine, triomphante, tout cela est supportable, mais pas pour moi ! songea-t-elle amèrement. »

Mais surtout ne pas pleurer sur son sort… « Elle, Gladys, devait se souvenir que les pleurs faisaient fondre le fard sur ses joues ».

Se farder encore et toujours et profiter des lumières déclinantes pour lancer ses derniers feux… « Le soir la ranimait, la chassait vers Monti, la fardait d’illusoire jeunesse. »

Aux lumières du jour, en revanche, « avec ses fards et ses bijoux, elle paraissait belle d’une beauté fragile, inquiète et pathétique », celle d’une « vieille femme déguisée » qui tente le tout pour le tout pour susciter encore quelques regards admiratifs.

Aldo Monti, 35 ans, l’amant frais rasé

Un homme séduisant, d’une trentaine d’années, au beau « visage rasé » (Irène Némirovsky y attache beaucoup d’importance à ce rasage de près, puisqu’elle le signale à deux reprises), dont la fortune est aussi petite que son charme est grand.

Un homme, qui souhaite ardemment épouser Gladys, pour des raisons financières évidentes.

Bernard Martin, le petit-fils très rasoir

Le petit-fils de Gladys, élevé par Jeanne, une domestique dévouée et par la cousine de Jeanne, Berthe Souprosse, surgit 20 ans après sa naissance. Son but : se venger de celle qui l’a abandonné dès ses premières heures. Un maitre-chanteur qui menace Gladys de révéler son existence à son amant. Aldo est-il près à épouser une grand-mère ?

Un petit-fils haineux, qui regarde avec dégoût le « visage peint », les « joues fardées » de cette grand-mère, qui ne rougit même pas de l’acte d’abandon réalisé et qui pointe le doigt vers les poches qui se forment sous les yeux de Gladys (« […] regardez ces poches sous vos yeux qui paraissent sous le fard ! »). Un petit-fils, qui tourmente sa grand-mère, lui mettant le nez dans sa vieillesse : « Vous pouvez montrer un corps encore souple et un dos qui ressemble à celui d’une jeune femme, teindre vos cheveux, danser, mais votre âme est vieille. Elle est pire. Elle est corrompue. Elle a l’odeur de la mort. »

Un petit-fils qui se laisse aller lorsqu’il comprend que sa jeune maîtresse, Laurette, est en train de partir de la poitrine (« […] il ne se rasait plus. »).

Un jeune homme douloureux, qui souffre de sa pauvreté, de la mort de sa maîtresse, de la mesquinerie des gens. Alors qu’il vient annoncer le décès de Laurette à sa mère, celle-ci récrimine : « Recommandez à Laure la plus stricte économie. Je connais ma fille : parfums, fards et bas de soie. » Pauvre Laurette… elle n’est plus vraiment en mesure de dépenser son argent en frivolités !

Jeanine Percier, la maîtresse d’Aldo

Jeanine Percier est une jeune femme de 25 ans, à la « peau blanche ». Amie de Gladys et maîtresse d’Aldo !

Mme Burnera, la mère de Gladys, une poupée fardée

La mère de Gladys ne s’est jamais occupée de sa fille. Irène Némirovsky la décrit comme étant « une vieille poupée fardée ».

Teresa Beauchamps, la cousine de Gladys, la jalousie faite femme

La cousine de Gladys, Teresa, fut, en son temps, une jeune femme au « teint bilieux ». Un physique peu avenant… Une femme jalouse de sa cousine (« Va, toi aussi, ma petite, tu changeras… Comme elles passeront vite, cette insolence, cette fraîcheur […] ») De santé précaire (« L’odeur des fleurs me fait mal… »), Teresa fait triste figure en comparaison de sa belle cousine.

Lily Ferrer, l’amie de Gladys, à la vieillesse effrayante

« D’origine bavaroise, elle était grande, massive, avec un masque de peinture sur les traits […] » (ce « masque de peinture » est une expression qui plaît particulièrement à Irène Némirovsky qui l’utilise deux fois pour qualifier le teint de Lily et deux fois également pour celui de Gladys). Avec Gladys, Lily échange des propos légers sur les hommes, les produits de beauté, les perruques de toutes les couleurs (« Cela vous plaît, ces perruques de couleur ? » « Non, quelle horreur !... Vous avez vu celle de Laure, hier soir, aubergine ? »). Les deux femmes cachent, sous un ton primesautier, un mal-être flagrant. « Sous des propos légers une amère expérience », « comme un grain d’encens ou de sel parfumaient leurs paroles vaines. »

Lily va vieillir de manière effroyable. Lorsqu’après bien des années, Gladys la retrouve enfin, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Gladys se retrouve face à « une femme aux cheveux teints, son collier pendant dans les plis décharnés de sa poitrine, grotesque et effrayante » ! Le visage « couturé, plâtré, recousu », sa face, qu’aucun sourire ne pouvait éclairer sans risquer de tout faire péter, témoigne des tentatives effectuées pour tenter d’enrayer le phénomène de vieillissement cutané.

Lorsque Lily pose « ses lèvres peintes », laissant « une trace de rouge », sur la joue de Gladys, celle-ci recule d’effroi… c’est la mort-même qui vient de l’embrasser !

Marie-Thérèse, la première victime de Gladys

Marie-Thérèse est la fille de Gladys. Une belle petite fille blonde, qui devient très vite une belle jeune fille toujours aussi blonde. Une jeune fille qui ne fume pas, ne se « farde » pas ! Une jeune fille qui tombe amoureuse d’Olivier Beauchamp. Un amour express, qui s’achève à la mort du jeune homme sur le front, durant la Grande Guerre. Un amour qui sent la mort… avec une naissance dans le sang. Marie-Thérèse accouche, en effet, seule, et meurt sans que personne ne se soucie de son état.

Carmen Gonzalès, la femme à tout faire de Gladys

Carmen Gonzalès est une « marchande de produits de beauté » que Gladys fréquente depuis des années. Une de ces vieilles connaissances qui dispose de multiples casquettes. « Masseuse, sage-femme, marchande à la toilette ». Sage-femme ou faiseuse d’ange, dans « sa clinique d’accouchement »… selon les circonstances !

Cette femme, qui vit dans une petite chambre, qui sent une « odeur d’herbes et de camphre », y reçoit des dames de la bonne société. Celles-ci y viennent pour des massages anti-âge (« Ses mains agiles et grasses, où les bagues s’enfonçaient dans la peau, savaient reformer tous ces visages usés, les pétrir, effacer leurs rides et sculpter avec des lambeaux de vieille chair un masque illusoire. »).

Une femme, qui sait flatter sa clientèle et entretient des rapports troubles avec Gladys. Une femme aux mains expertes qui pétrit les chairs amollies (« « Vous ne vieillirez jamais, parce que vous avez commencé à soigner votre beauté quand elle était intacte encore, disait Carmen Gonzalès, en pétrissant les longs flancs purs de Gladys. »)

Et des odeurs de naphtaline

Du placard aux fourrures de Gladys, s’échappe une odeur de « naphtaline » !

Jézabel, en bref

Un roman terrible, à charges contre les cosmétiques. Des produits superficiels qui masquent la vérité, trompent les sens, corrompent les âmes. Irène n’y va pas avec le dos de la cuillère… à fard.

Un procès mené bon train. Un procès sans avocat. Une condamnation à mort.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Némirovsky I., Jézabel, Albin Michel Ed., 2005, 266 pages

Ces sujets peuvent vous intéresser :

Retour aux regards