> 07 juillet 2019
M. Eme est un ex-agent secret.1 Il est âgé de 69 ans, au moment où nos pas croisent les siens. C'est un homme soigneux, méticuleux même, dont les journées sont calquées les unes sur les autres. c'est un homme de belle "allure", de belle "prestance", qui vit sa vie comme la succession d'une série d'habitudes (« même eau de toilette, même savon, même tabac, mêmes habitudes alimentaires »). Une journée débute toujours par un rasage de précision, suivi d'une bonne douche, puis d'une friction. Dans le dressing, pièce centrale de son appartement, est réalisée l'étape du parfumage... M. Eme utilise la même eau de toilette depuis 40 ans. C'est une véritable aspersion qui est ainsi pratiquée, depuis les joues jusqu'aux vêtements. L'eau de toilette en question - Musc - enveloppe M. Eme comme un survêtement. Sans elle, il se sent tout nu. Avant de sortir, il n'oublie jamais de se munir de son parapluie, sa véritable marque de fabrique et ce quelle que soit la météo du jour ! Tout irait pour le mieux s'il n'y avait pas ce grain de sable qui va venir se coincer dans la belle mécanique de précision de son quotidien.
Tout commence avec une modification de flacon qui a été opérée (fini le « bouchon bleu marine primitif ») par le fabricant de son parfum préféré, sans doute, dans le but de séduire une clientèle plus jeune que celle habituellement ciblée. « Le doseur est plus généreux que l’ancien », ce qui met en colère M. Eme qui considère cet acte comme une intrusion de son fournisseur dans son espace de liberté. M. Eme n’aime pas qu’on lui dicte la quantité d’eau de toilette qu’il doit utiliser.
Sa maîtresse, Eve, détecte tout de suite une différence olfactive entre l’ancien Musc et le nouveau Musc ! « C’est la même odeur mais c’est quand même différent ». Une modification du conditionnement peut-il conditionner à ce point la valeur olfactive d’un parfum ? Cela semble bien improbable, pourtant, le nouveau Musc est une « odeur qui ne se mêle pas aux autres » ; elle est « dominatrice » et semble prendre M. Eme en otage.
L’alchimie eau de toilette-peau qui a fonctionné depuis 40 ans est en train de se déliter. Depuis son plus jeune âge, depuis qu’il a 19 ans si l’on veut être très précis, M. Eme séduit les femmes grâce à son « odeur au naturel », « l’odeur de sa peau ». Comme l’odeur inénarrable et subtile de sa peau est masquée par les différentes couches de vêtements qui la recouvrent, M. Eme a dû se mettre en chasse d’un parfum « survêtement » qui reproduirait l’odeur de sa peau. Après différents tâtonnements - des essais ont été réalisés à partir de « plantes, bois et racines » - c’est « Musc » qui a été retenu. Ce parfum mime si bien son odeur naturelle, qu’il lui permet de « rester nu alors qu’il est tout habillé ». Il est fabriqué par « une petite maison de Grasse » qui ne produit qu’un nombre limité d’unités.
Pour retrouver son équilibre psychologique, M. Eme va réaliser une véritable enquête, sur la piste de son parfum fétiche. Musc a été créé en 1915. L’ingrédient principal est « la substance sécrétée par les glandes abdominales du chevrotain porte-musc en période de rut. » Cet ingrédient, assez étrange, est désormais assez mal vu des autorités européennes qui ont décidé de dresser « l’éventail des animaux protégés ». Le musc (la matière première !) étant mal accepté du public, avec son « coût excessif » et son odeur variable en fonction des lots, le grand groupe qui a phagocyté la petite maison de Grasse a décidé de remplacer le musc naturel par un musc de synthèse. M. Eme est surpris en apprenant cela car il croyait que son Musc original était à base de « résine ». Il se lance alors dans une étude approfondie de tout ce qui touche aux parfums. Il découvre ainsi les liens qui existent entre odeur et habitudes de consommation. D’éminents scientifiques vous expliqueront que c’est dans une « odeur d’herbe fraîchement coupée » que l’on consomme le plus dans un magasin d’alimentation. Idem avec une odeur de cuir chez un concessionnaire automobile. A chaque objet de consommation est associé une fragrance qui déclenche l’achat. Certains chimistes ont même isolé « l’odeur du succès » de formule brute C20H24O. Tout cela est bien joli, mais cela ne règle pas le problème de M. Eme qui continue sa quête. A raison de 1 flacon de 125 mL par mois, soit 12 par an (élémentaire mon cher M. Eme), la réserve risque de baisser très rapidement. Afin d’être au plus prêt de son fournisseur d’origine, M. Eme file à Grasse. La multinationale a, en réalité, vendu la petite maison qui fabriquait Musc de manière artisanale. Une fois localisé, l’ancien directeur grassois, M. Raiberti, offre en cadeau à son fidèle client un « grand flacon de 500 mL de Musc ». Ce flacon est le dernier rescapé des 50 exemplaires fabriqués en 1965, lors du jubilé de Musc. M. Raiberti s’en sépare aisément dans la mesure où il n’a jamais porté personnellement ce parfum. Il lui préfère, sans conteste, « Chêne » (à base de mousse) ou « Cèdre » (à base de bois). Le gain de volume de parfum retrouvé par kilomètre parcouru (soit un quart de mL au km) est ridiculement faible. Il faut donc adopter une autre tactique pour augmenter le rendement. Une petite annonce permet de voir affluer les échantillons au domicile de M. Eme. Si le plus souvent tout se passe bien, il arrive que des flacons arrivent en mille morceaux ce qui jette une ombre sur une journée pourtant bien commencée. Peut-être serait-il possible de réaliser une copie conforme de Musc ? Les sociétés interrogées bottent en touche, arguant du coût d’une telle opération (partons sur la « base de 200 000 francs »), d’une éventuelle protection par un brevet et d’une éthique qui s’oppose à tout copiage - pas question « d’imiter, de parasiter le produit d’un concurrent ».
Rapidement, la notion de rationnement s’impose. Puisque le stock de Musc n’arrive plus à se reconstituer, M. Eme va devoir revoir sa consommation à la baisse. La conséquence immédiate est un phénomène de vieillissement accéléré très curieux à observer. M. Eme devient tout « rabougri ». Sans son élixir de vie qu’est « Musc », M. Eme dépérit, rétrécit, devient un amant pitoyable, un véritable vieillard. Tout ce qui était invisible à ses yeux devient ultra-visible. Son ventre pendouille lamentablement, son torse est « fripé », la peau de ses bras « flasques » à faire peur, ses mains couvertes de taches brunes qui n’augurent rien de bon. Sa routine de toilette se relâche, ses habitudes se diluent dans la morosité des journées. Tant que Musc l’habillait, M. Eme avait une « haute estime de soi ». Sans sa carapace de combattant, M. Eme est comme un escargot sans sa coquille, une masse flasque qui a perdu ses contours. M. Eme oublie son attribut magique, son célèbre parapluie, il ne coordonne plus ses vêtements... Pour tout dire, il se laisse aller ! Pour vivre, M. Eme a besoin de « se sentir ». En réduisant sa dose de parfum journalière, M. Eme rend son existence moins tangible.
N’oublions pas que M. Eme est un ancien espion, un homme d’action. Un sursaut est donc possible. C’est en s’aspergeant de Musc que M. Eme met au point son plan d’attaque. Plutôt que de se rationner, M. Eme décide de planifier sa fin de vie en fonction du volume de parfum restant. Il met donc son appartement en viager et choisit avec soin son acquéreur. Il contacte un sculpteur afin de faire faire un « bronze en costume trois pièces » pouvant faire office de gisant. Le but est de laisser une « trace durable », mais toutefois « pas trop prétentieuse ». Pompes funèbres et projet d’embaumement avec Musc l’original constituent le point final de son projet. L’embaumeuse s’appelle Jacqueline et travaille à temps partiel ; le reste du temps, elle est masseuse. Elle dégage une odeur de patchouli et non de formol comme on aurait pu s’y attendre.
Le M. Eme de Percy Kemp est vraiment un étrange personnage qui nous offre une vision moderne du domaine cosmétique. Des matières premières d’origine animale mises au rencart (Vraiment, cela existe ?), des multinationales qui phagocytent des petites sociétés artisanales (Où prenez-vous cela ?), des sociétés qui se drapent dans leur éthique (La cosmétique éthique vous ne connaissez que cela !)... est-ce vraiment une fiction ?
M. Eme, un personnage romanesque qui aime son parapluie... et le parfum, vu par Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, que l'on remercie très fort !
1 Kemp P. Musc, Albin Michel, 2000, 158 pages