Nos regards
Des odeurs et des parfums autour d’une prisonnière

> 22 avril 2017

Des odeurs et des parfums autour d’une prisonnière La lecture des différents éléments constitutifs de la fresque que représente « A la recherche du temps perdu » suscite mille réflexions. Réflexions d’ordre cosmétique, en ce qui nous concerne. Celles-ci sont
« comme des bulles montant du fond de l’eau ». Elles sont légères, très légères et n’ont qu’un seul but : distraire…

Marcel Proust nous livre, ici, avec « La prisonnière », une information d’importance. Le narrateur, qui nous décrit son enfance et ses amours et dont on ignore le prénom depuis le début, pourrait être Marcel lui-même, "ce qui en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : « Mon Marcel »,
« Mon chéri Marcel »". On n’en saura pas plus. Comme de coutume, Marcel Proust se plaît à évoquer, pour notre plus grand plaisir, quelques caractéristiques d’ordre esthétique. Et nous allons reprendre avec lui le questionnaire…

Marcel Proust, qu’évoque Vichy pour vous ? Pour moi, Vichy est une station thermale avant tout. Pour Albertine, cela représente une idée de voyage. Albertine devenait éloquente lorsqu’elle parlait des glaces, qu’elle pouvait se procurer chez Poiré-Planche, Rebattet ou au Ritz, et des eaux thermales. « Mais tenez, même sans glaces, rien n’est excitant et ne donne soif comme les annonces des sources thermales. A Montjouvain, chez Melle Vinteuil, il n’y avait pas de bon glacier dans le voisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse, comme l’eau de Vichy, qui, dès qu’on la verse, soulève des profondeurs du verre un nuage blanc qui vient s’assoupir et se dissiper si on ne boit pas assez vite. » Dommage pour la marque loréalienne, point n’en est question…

Comment effectuez-vous la toilette de votre visage ? J’utilise une éponge douce. Celle-ci vient compléter l’action d’un sommeil réparateur, difficile à trouver certes, mais qui se prolonge tard dans la matinée, obligeant les habitants de la maisonnée à se déplacer sur la pointe des pieds. « […] le coup d’éponge du sommeil avait effacé de mon cerveau les signes des occupations quotidiennes qui y sont tracés comme sur un tableau noir […] ».

Faites-nous rêver encore grâce à l’évocation de parfums : Les odeurs m’ont toujours fasciné. Chacune d’elles a une signification bien précise. La mémoire est « une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux. » Quand je dis la main, c’est parfois le nez. Je l’ai très développé et suis capable de reconnaître une odeur entre mille. « L’odeur du lavabo, l’odeur de l’armoire, l’odeur du canapé », « l’odeur du pétrole »… tout est sujet à rêveries, à souvenirs. Je parle souvent de Balbec et de ma première nuit d’angoisse passée dans une chambre du Grand Hôtel. Le parfum de vétiver restera toujours synonyme, pour moi, d’angoisse. Loin de mes repères, le vétiver n’avait vraiment rien de bien apaisant (Voir Regard : « Du côté de Guermantes : un samedi à la campagne »). « […] de même un arôme déplaisant en soi peut-être, de naphtaline et de vétiver m’eût exalté en me rendant la pureté bleue de la mer, le jour de mon arrivée à Balbec. » Les odeurs de Combray sont mes préférées. « L’odeur dans l’air glacé des brindilles de bois, c’était comme un morceau de passé, une banquise invisible détachée d’un hiver ancien qui s’avançait dans ma chambre souvent striée d’ailleurs par tel parfum, telle lueur, comme par des années différentes où je me retrouvais replongé, envahi, avant même que je les eusse identifiées, par l’allégresse d’espoirs abandonnés depuis longtemps. » La sonate de Vinteuil évoquait également pour moi des parfums. Je lui trouvais une odeur comparable à la « soierie embaumée d’un géranium ». Je vous l’ai déjà dit, je me répète, Françoise avait pris Albertine en grippe. Tout ce qui émanait d’elle l’horripilait véritablement. Sans vouloir savoir qui d’Albertine ou de moi manipulait l’autre, Françoise s’était rangée dans mon camp spontanément. Marmonnant pour elle seule, Françoise disait souvent « […] la maison est empestée depuis que la gentillesse a installé ici la fourberie, que l’intelligence protège la plus bête qu’on ait jamais vu […]. » Françoise était intarissable sur le sujet.

Parlez-nous encore des cheveux et des cosmétiques capillaires : Les cheveux des femmes me suggèrent des images variées. En ce qui concerne ma prisonnière, Albertine, « […] chaque matin, le crespelage de ses cheveux me causa longtemps la même surprise, comme une chose nouvelle que je n’aurais jamais vu. Et pourtant, au-dessus du regard souriant d’une jeune fille, qu’y-a-t-il de plus beau que cette couronne bouclée de
violettes noires. » Cette auréole que forment les cheveux autour de la tête d’une femme, je ne suis pas le seul à l’apprécier. Un certain Eugène Schueller en est également littéralement fou, fou au point de réaliser dans son laboratoire toutes sortes de cosmétiques destinés à les laver, les teindre (en toute innocuité, précise-t-il), les maintenir en place. S’inspirant d’une coiffure baptisée l’auréole, car tout le tour de la tête est ondulé et forme une véritable auréole comme celle que portent les saints et créée vers 1890 (R. Rambaud, Les fugitives – précis anecdotique et historique de la coiffure féminine à travers les âges, 1955, 420 pages), Eugène Schueller choisit de nommer sa marque l’Auréole (puis L’Oréal). Brillantine, bandoline, teintures… il faut tout essayer. Je me souviens d’une petite crémière que je qualifiais « d’extravagance blonde ». Elle devait consacrer un temps extraordinaire à sa coiffure au vu du résultat obtenu. « […] sa tête portait une toison donnant l’impression bien moins des particularités capillaires que d’une stylisation sculpturale des méandres isolés de névés parallèles. » Ses « mèches flavescentes et frisées » m’emportèrent « le cœur battant, dans la lumière et les rafales d’un ouragan de beauté. » Dans les années 1920, tout est mis en œuvre pour crêper, boucler les cheveux. Mise en plis, ondulation au fer, permanente, tout ce qui vise à sophistiquer la coiffure est à la mode. Les cheveux sont non seulement bouclés, mais également domestiqués pour prendre les formes les plus surprenantes. René Rambaud, grand nom de la coiffure, évoque « une sorte de casque enveloppant la tête. Du front semblent s’échapper des grappes de boucles frisées. Le sommet dessine la proéminence du crâne. Le casque se termine par une torsade assez épaisse et très floue. » On réalise avec force peignes et épingles un véritable échafaudage. « C’est du flou raisonné ». René Rambaud, le technicien se fait aussi poète que l’écrivain Marcel Proust lorsqu’il décrit : « le triomphe du flou, c’est-à-dire de l’air, de la lumière des cheveux ».

Détaillez-nous encore les habitudes cosmétiques de M. de Charlus : Le baron de Charlus, tout un programme ! J’en arrive même à inventer des mots pour le caractériser, tellement son allure est étonnante. « Cils noircis » et « joues poudrerizées le faisaient ressembler à un grand inquisiteur peint par le Gréco ». « Son masque grave et enfariné » pouvait parfois engendrer de la pitié. « […] Tel un arbuste précieux que non seulement l’automne colore, mais dont on protège certaines feuilles par des enveloppements d’ouate ou des applications de plâtre, M. de Charlus ne recevait de ces quelques cheveux blancs, placés à sa cime, qu’un bariolage de plus, venant s’ajouter à ceux du visage. Et pourtant même sous les couches d’expressions différentes, de fards et d’hypocrisie qui le maquillaient si mal, le visage de M. de Charlus continuait à taire à presque tout le monde le secret qu’il me paraissait crier ».

Le teint, que pouvez-vous nous en dire ? Il peut être exécrable. C’est le cas de celui d’Andrée (dire que je l’ai un jour baptisée de jeune fille en fleur !). On lit à livre ouvert sur son visage. La moindre contrariété y imprime sa trace. « Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter comme un sirop qui tourne ; il semblait à jamais brouillé ». Celui d’Albertine, au contraire, est ravissant. J’ai souvent comparé ses joues à des roses dont j’aime sentir le parfum. Parfois, ses joues ont un aspect quasi irréel (« sa joue de cire rosée »).

Parfums, teintures, fards, poudre de riz… tous ces produits cosmétiques enchantent visiblement Marcel Proust qui ne se fait jamais prier pour leur rendre un bel hommage et nous accorder ces entretiens réguliers.

Et encore une fois un immense merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, dont le collage illustre si bien ce Regard !


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