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Histoire d’une femme parfumée gourmande des mots !

> 12 août 2023

Histoire d’une femme parfumée gourmande des mots !

L’été 1914 est un été qui dure bougrement longtemps pour Roger Martin du Gard.1 Jacques est un journaliste qui vivote et passe son temps en réunions syndicalistes, avec toute une bande de révolutionnaires suisses en chambre. Antoine, quant à lui, découvre la douceur des bras d’Anne Battaincourt, une patiente pas comme les autres. Lorsque l’époux légitime vient consulter Antoine pour la santé de sa petite Huguette, Antoine prend conscience du mal qui est fait à cet homme « bien ». Pendant que l’Europe s’apprête à se déchirer les couples se font et se défont dans la tribu des Thibault !

Jacques, un modèle peu docile

Jacque pose pour le peintre Paterson. Celui-ci vit dans une petite chambre dans un joyeux désordre. « Un blaireau tout raidi de mousse sèche » y voisine avec des assiettes sales et des « tubes de couleur vide ». Jacques s’agite ; Jacques n’est pas un modèle docile. La vie de bohême, en somme !

Jacques, un journaliste crève-la-faim

Dans sa chambre exiguë de l’hôtel du Globe, Jacques vivote. Des « sachets de chocolat pulvérisé » à délayer « instantanément dans l’eau chaude », voilà le régime de celui qui veut changer le monde en profondeur. Pas le temps ni les moyens de faire mieux.

Jacques, un bourgeois qui épouse la condition ouvrière

Jacques a travaillé un temps comme ouvrier dans une fabrique de « boutons » ! « Esclave d’une machine » des heures durant, il a fait l’expérience du travail à la chaîne. Il a également vu le travail des femmes dans une « savonnerie italienne ». Des femmes, « dont la tâche consistait à soulever et à transporter, toutes les 10 minutes, des caisses de savon en poudre qui pesaient 40 kilos. » Tout cela, 8 heures par jour.

Désormais, Jacques n’est plus ouvrier ; il transporte des messages rédigés à l’encre sympathique d’un bout à l’autre de l’Europe, afin que la condition ouvrière change du tout au tout. C’est du moins son objectif !

Alfreda, une poupée japonaise poudrerizée

Alfreda est la compagne de Meynestrel. Celui-ci est appelé « Le pilote » ; il s’agit d’un pacifiste qui souhaite, tout comme Jacques, éviter la guerre et adoucir le sort du prolétariat.

Alfreda est âgée de 22 ans ; sa beauté ensorcelle tous les hommes qui l’approche. Sa coiffure (« une « frange noire, raide, lustrée ») lui donne l’air d’une « poupée japonaise ». « Son visage mat, à peine poudré », ses lèvres charnues « comme une fraise mûre » attirent les regards des disciples du « Pilote » ! Certains ne viennent, sans doute, que dans l’espoir de la frôler !

Antoine, un médecin qui rêve de célébrité

Antoine s’est entouré, à la mort de son père, de toute une équipe de chercheurs. Son but : étudier les pathologies infantiles, développer des « sérums »… « Acheter l’intelligence » s’il le faut ! A 33 ans, Antoine est à la tête d’une petite équipe de médecins spécialisés dans un domaine qui lui est cher, le « domaine psychique ».

Antoine vit dans le luxe, habillé de belles matières (soie, batiste…). Sa baignoire, aussi « vaste » qu’une « petite piscine », lui permet de prendre des bains « délicieux » ! Des bains apaisants, rafraichissants ! (« Là il se dévêtit hâtivement ; et debout dans la baignoire, avec une large éponge qu’il pressait sur sa nuque, il s’inonda de fraîcheur. »).

De quoi faire envie à son révolutionnaire de frère, habitué à se laver dans un petit… lavabo. Lorsque Jacques vient à Paris, il ne résiste guère à la tentation de cette salle de bains contre-révolutionnaire. « Ecoute, fit-il brusquement, et il rougit comme un gamin. C’est idiot, mais j’ai une envie folle de prendre un bain… Tout de suite, avant dîner… Est-ce possible ? » « Parbleu ! s’écria Antoine amusé (il eut l’absurde impression d’une petite revanche) bain, douche, tout ce que tu voudras !... Viens. »

Antoine entretient une maîtresse de luxe, Anne de Battaincourt, une femme dont il aime le parfum provocant. « Je suis voué aux odeurs capiteuses se dit-il, songeant avec une crispation subite au collier d’ambre gris que portait Rachel. »

Antoine prend soin de sa peau, se douche chaque soir avant d’enfiler son smoking… « Il se mettait maintenant si souvent en smoking, le soir, qu’il ne lui fallait guère plus de 5 minutes pour passer sous la douche, se raser, enfiler la chemise glacée, le gilet blanc, les effets préparés d’avance »…

Anne de Battaincourt, une femme fatale outrageusement parfumée

Anne de Battaincourt est désormais la maîtresse d’Antoine. Une maîtresse envahissante, qui ne lâche pas sa proie.

Une femme cosmétiquée, qui use de poudre de riz (« […] elle se donna un coup de houppette, avant de sonner. ») et de parfums puissants (« Le parfum, dont elle saturait ses vêtements, flottait dans la pièce. ») (« Le parfum d’Anne… Un parfum provocant, plus résineux que floral, stagnant et dense qui pénétrait jusque dans la gorge ; plus qu’un parfum : une nourriture aromatique » !).

Une Parisienne, au visage « fardé », qui s’est installée dans la vie d’Antoine et qui compte bien ne pas en sortir de sitôt. Une « veuve inquiétante », qui a commencé comme vendeuse aux « Bazars du XXe siècle », tenus par le père Goupillot et a fini dans le lit de ce dernier, avant de le faire trépasser (à coup de barbiturique peut-être ?).

Une femme fardée, qui ne supporte pas l’idée d’être « laide », même une fois morte. (« […] j’ai une peur atroce d’être laide quand je serai morte. ». « Les lèvres blanches des morts, c’est tellement horrible… Moi, je veux absolument qu’on me farde. Du reste, je l’ai marqué sur mon testament. »). « Un coup de houppette » suffit, toutefois, à Anne pour chasser les idées noires et changer de registre, afin d’aborder la vie de manière plus positive !

Une femme sensuelle qui multiplie les bains lénifiants, en attendant la visite d’Antoine dans une garçonnière aménagée à son intention. « Elle eut plaisir à se sentir nue parmi ces glaces, ces vitres dépolies, dont la lumière d’astre mort donnait plus d’éclat à sa chair. » Dans une eau « à peine tiède », Anne se glisse avec un « frisson de plaisir » ! Allongée dans l’eau, elle savoure son bonheur, la tête renversée, les yeux clos. « Sa lassitude fondait à l’eau comme de la poussière. »

Une femme gourmande des biens terrestres, de frites bien grasses… Une femme qui se souvient de ses origines et se plaît à finir la soirée dans un « caboulot » tenu par une femme en bigoudis. Une femme gourmande de mots, qui les mâche et les digère lestement. « Bigoudi ! J’adore ce mot-là. Ça fait un bruit de castagnettes dans la bouche. »

Jérôme de Fontanin, le séducteur impénitent

Le père de Daniel et de Jenny s’est fait sauter la cervelle, dans un hôtel en Autriche. Toujours le même, cet homme coquet, galant, qui continue à entretenir des liaisons tout en laissant Daniel, son fils aîné, subvenir aux besoins de sa mère et de sa sœur. Un homme séduisant, qui réalise des opérations douteuses. Douteuses… au point de le mener au tribunal !

Un homme parfumé, fidèle à une eau de toilette au « parfum acidulé et frais-lavande, vétiver, citronnelle », un parfum « aussi troublant qu’une caresse » pour les femmes qui ont traversé sa vie.

Mme de Fontanin, une femme pieuse et manucurée

L’épouse de Jérôme est évoquée dans cet opus, sous les traits d’une femme pieuse, qui polit ses ongles et son âme, chaque matin. « Et tout en polissant ses ongles », Mme de Fontanin réalise une « courte méditation ». « Polissage des ongles » et « invocation à l’Esprit » se font de concert de manière quotidienne !

Daniel de Fontanin, l’ami à odeur de crottin

Daniel de Fontanin, l’ami de Jacques, fait son service militaire. La mort de son père le ramène pour quelques jours aux côtés des siens. L’occasion de retrouver Jacques quelques temps.

Daniel de Fontanin, en tenue militaire, dégage un « relent bizarre, de laine, de cuir chaud et graissé, de tabac, de cheval » ! Drôles d’odeurs pour des retrouvailles amicales !

Jenny de Fontanin, une fraîche jeune fille qui découvre l’amour

Une jeune fille de 20 ans, au parfum « frais », qui n’a pas encore compris que l’aversion ressentie pour Jacques n’est rien d’autre… que de l’amour encore mal identifié. Le jour est proche où Jacques et Jenny se révèleront leurs sentiments réciproques.

Nicole Hequet, déjà prématurément vieillie à 25 ans

La cousine de Daniel et de Jenny est une jeune femme de 25 ans, au teint défraichi. « Sous le fard discret, sous la roseur factice des joues, transparaissait un masque légèrement défraîchi, usé. ». Mariée à un homme austère de 13 ans son aîné, mère éplorée ayant perdu son enfant, Nicole considère sa vie comme gâchée, alors même qu’elle n’est encore qu’au début de celle-ci.

Et des souvenirs olfactifs

Parfois, Jacques se met à repenser à son enfance parisienne. Un mot, une phrase le ramènent dans l’appartement de la rue de l’Université. En pensée, il se balade dans les lieux de son enfance, se souvenant de « l’odeur spéciale et chaude du cabinet de travail paternel. »

Et un colonel autrichien qui raffole du bain

Le colonel comte Stolbach von Blumenfeld raffole du bain. « Enfoncé jusqu’au menton dans l’eau tiède », le militaire barbote « avec volupté ». Chaque bain s’achève par un essuyage soigneux et un parfumage non moins soigneux !

Et un diplomate français qui raffole des tablettes de kola

Le diplomate Rumelles lutte contre une affection vénérienne. Des « tablettes de kola croquées toutes les 2 heures » lui permettent de tenir le rythme.

Et une visite qui bouleverse Antoine

On l’a compris Antoine est l’amant d’Anne de Battaincourt. La visite de Simon de Battaincourt qui vient entretenir le Dr Thibault de l’état de santé de sa belle-fille Huguette, souffrant de tuberculose, plonge Antoine dans un profond remord. Simon ne mérite pas le sort qui lui est réservé.

Anne et Antoine… c’est fini ! Désormais, Antoine ne répondra plus aux appels de celle qu’il considère maintenant comme une étrangère.

L’été 1914, en bref

En Suisse, avec son groupe d’amis idéalistes, Jacques rêve d’un « ordre nouveau, de paix, de fraternité ». Les hommes y parlent l’espéranto, un « dialecte universel », qui abolit les frontières et constitue un gage d’entente cordiale et de fraternité. Pourtant, la guerre est là… prête à s’abattre sur l’Europe et à tout dévaster.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Roger Martin du Gard, L’été 1914 in Les Thibault II, Gallimard, 2022, 862 pages

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