> 29 juillet 2023
La belle saison est le 3e opus de la saga des Thibault.1 Après l’enfermement, dans un odieux pénitencier, la saison ne peut être que belle pour Jacques. Il est désormais pris en charge par Antoine son aîné qui se charge de son éducation et s’est donné pour mission de faire fructifier ses talents de poète, d’écrivain. Jacques souhaite révolutionner l’art littéraire, « sortir des rails », afficher un style nouveau !
Jacques a maintenant 20 ans ; il est rentré dans le rang, du moins en apparence. Il prépare l’Ecole Normale. Il y sera d’ailleurs admis fort brillamment (3e sur la liste !). Son père, Oscar-Marie Thibault est toujours aussi dur à son égard. Alors que Jacques sort à peine des épreuves orales qui lui permettront d’intégrer la prestigieuse école, le voilà envoyé à un enterrement (celui de M. Crespin) pour représenter son père. Un petit abbé « tout jeune », « bien rasé, sentant le propre, l’eau dentifrice », mâtiné d’odeur de parapluie mouillé (odeur de « chien mouillé »), se met alors à côté de Jacques. Une foi énorme se heurte au doute qui s’est immiscé, au fil du temps, dans l’esprit de Jacques.
Le secrétaire de M. Thibault, M. Chasle, est un quinquagénaire, qui vit entre une mère autoritaire et une bonne du même genre. Son seul bonheur consiste à s’occuper de la jeune nièce orpheline de sa bonne, une petite fille qui va manquer mourir, suite à un accident survenu sur la chaussée.
A 20 ans, Jacques est toujours aussi tourmenté. Fatigué par les examens, il arbore à la lèvre « un bouton », qui le « défigure » littéralement… c’est du moins l’avis de Roger Martin du Gard. Un bouton traité, sans succès, par de « l’iode » et par des lavages « à l’eau bouillie et à des compresses émollientes », posées par la douce Gisèle. Et puis, également, un furoncle « répugnant » !
Ce furoncle va tracasser Jacques pendant plusieurs semaines. Il guérit enfin, ne laissant place qu’à une légère cicatrice. (« […] comme il se rasait avec soin et constatait que son teint n’offrait plus la moindre rougeur et qu’à la place de son clou il ne restait qu’une invisible cicatrice. »)
Un « flacon de teinture d’iode » semble être le médicament de référence pour Jacques, qui l’utilise pour traiter bouton de fièvre et « furoncle » ; son frère Antoine passe son temps à le lui piquer.
Entre Jenny - la sœur de Daniel (qui souffle le chaud et le froid entre amour et détestation) et Gisèle - la sœur de cœur, qui aimerait bien être un plus qu’une simple sœur, Jacques est pris en étau. Des senteurs de « terreau mouillé, de fleurs au soleil, d’œillets d’Inde, d’héliotropes » baignent ces sentiments d’une fragrance épicée.
Antoine Thibault est toujours médecin. Il court d’un malade à un autre et ne prend guère le temps de prendre soin de lui, si ce n’est par la réalisation de douches (Ah « le délice des ablutions froides ») régénérantes.
Bon médecin, bon chirurgien, Antoine est capable de ligaturer une artère fémorale, sur un coin de table. C’est ainsi qu’il sauve la petite protégée de M. Chasle. Une opération qui requiert une trousse médicale renfermant de « l’alcool, de la caféine, de l’huile camphrée, de la teinture d’iode ». Celle-ci est utilisée abondamment, afin d’aseptiser les mains et avant-bras du médecin et de la patiente. (« Il empoigna la teinture d’iode et s’en inonda les bras jusqu’aux coudes. ». « Enfin, il revint à l’enfant, souleva le petit bras inanimé, le badigeonna d’iode […]).
L’opération, bien que réalisée dans des conditions rudimentaires, réussit… le jeune collègue venu assister Antoine en est tout admiratif, au point de qualifier son collègue du titre de « Maître »… de quoi auréoler Antoine d’une véritable « bouffée d’encens ».
Précisons que durant cette opération Antoine va être assisté par une jeune voisine fort séduisante. Une certaine Rachel, qui va ainsi entrer dans la vie du sage médecin au triple galop !
Une idylle qui commence au pied du lit d’une petite malade et qui se termine dans le… lit de la belle infirmière - une voisine nommée Rachel - qui s’est dévouée à ses côtés.
Aux yeux de Rachel, Antoine serait beaucoup plus séduisant sans cette barbe expansive, qui couvre son visage ! « Oh, cette barbe, fit-elle, sans le repousser, quand donc nous en délivreras-tu ? » Non, vraiment, Antoine y tient beaucoup à cette barbe fournie, qui lui cache le bas du visage (démasquer sa bouche, vous n’y penser pas !). Et bien pourtant si, tout de même, Rachel réussira cet exploit. La barbe sera rasée ! (« Et puis, ce que je t’aime, depuis que tu n’as plus ta barbe ! ») et Antoine en sera ravi. Un autre homme est né ! Plus souple, plus jeune !
Une courte liaison, une passion fugace… Rachel n’est pas du genre à rester attachée au même endroit, pour toujours. Le « Loulou » de Rachel, le « Minou » de Rachel, puisque c’est ainsi qu’Antoine est surnommé, va devoir tourner la page, rapidement. Avec Rachel, c’est du temporaire !
Un bon bain brûlant, pour « calmer la surexcitation de ses nerfs », voici le remède qu’Antoine s’administre lorsque Rachel franchit la porte de sa vie. Il ne lui restera comme souvenir que « ce parfum d’ambre », qui lui reste attaché aux doigts, « pour avoir », encore une nuit, « manié le collier de Rachel » !
Daniel, l’ami de Jacques, se laisse vivre… Artiste peintre, il se contente, pour l’instant, de quelques esquisses payées à prix d’or par un galeriste qui croit en son talent. Ludwigson, un personnage fessu au crâne recouvert de « cheveux noir savamment décrêpés », a acheté l’exclusivité des œuvres de l’artiste en devenir !
La femme bafouée est toujours aussi miséricordieuse vis-à-vis de son volage époux. Elle vole, en effet, à son secours, lorsque celui-ci (il est parti vivre en Hollande avec sa maîtresse Noémie) lui réclame de l’argent, afin de payer les frais de médecin pour sa maîtresse mourante.
Inchangeable, Jérôme reste inchangé. Il vit désormais en Hollande, dans une pension sordide, tenue par une femme de la plus grande vulgarité, une « femme vêtue d’un peignoir rouge, et qui paraissait un certain âge, malgré ses cheveux trop noirs et son visage fait ».
Un homme toujours séduisant, qui accueille sa femme « rasé de frais » et parfumé avec une eau de toilette à l’« arôme de cédrat ». Un parfum que certaines femmes rapprochent de celui de la limonade (« Tiens, soupira-t-elle, vous avez toujours ce parfum, vous savez ? qui sent la limonade… »).
Un homme qui repart avec sa femme légitime, après que celle-ci ait payé ses dettes et enterré sa maîtresse.
Jérôme est un homme qui se veut toujours jeune et qui lutte, pied à pied, contre les signes du vieillissement. Son meilleur bain de jouvence consiste à fréquenter les amis de sa fille Nicole. Là il hume la « transpiration » au « parfum de santé », qui émane de tous ces corps vigoureux. Quelle différence avec lui, qui doit lutter quotidiennement contre « les flétrissures, la malpropreté, l’odeur de la vieillesse ».
Agée de 26 ans, Rachel est la jeune voisine de M. Chasle, qui va rencontrer Antoine, dans l’exercice de ses fonctions. Un « casque de cheveux roux », d’un « blond ardent », couronne la belle fille au teint frais, au teint blanc (« Sa chair avait un rayonnement laiteux, troublant »). Pour obtenir ce teint d’une « blancheur presque phosphorescent », l’épiderme est frotté « d’onguents orientaux » dont Rachel à l’habitude et ensuite poudré. Dans son sac à main, Rachel n’oublie jamais de glisser sa « boîte à poudre ».
Selon l’éclairage, ses cheveux apparaissent roux ou bien orangés, voire « presque roses » ; dans la demi-obscurité, la chevelure devient plus « fluide », « incandescente », prenant l’aspect de la « soie métallique » ou du « verre filé ».
Rachel use également d’un khôl, à base de « gomme-gutte », appliqué au ras des cils.
Un teint impeccable, sans taches ni marques qui ravit le médecin. Antoine a beau chercher un défaut sur cet épiderme « sans granulation pigmentaire »… il n’en trouve aucun. « Du blanc, du blanc »… Une « chair de savon », rien de plus !
Antoine est séduit, immédiatement, par « l’odeur des cheveux » de celle qui joue, pour un soir, le rôle d’infirmière à ses côtés. C’est le « parfum d’un tilleul tardif », qui permet le mieux de décrire « l’odorante chevelure de Rachel ». Une odeur forte, parfois difficilement supportable… « L’odeur de la chevelure dénouée montait vers lui dans la tiédeur de l’alcôve : une odeur à la fois excitante et douce, une odeur tenace, un peu écœurante, que, tour à tour, il recherchait et redoutait, parce que, après l’avoir trop longtemps respirée, il en demeurait imprégné jusqu’au fond de la gorge. »
Vraiment étonnante, l’odeur de cette chevelure, une fragrance comestible, dont Roger Martin du Gard se plaît à détailler le profil sensoriel. Une odeur qui imprègne tout le corps de Rachel. « Dans la chaleur du lit, le corps entier de Rachel exhalait la même senteur que sa chevelure, mais plus discrète et comme nuancée : une odeur enivrante et fade, avec des pointes poivrées ; un relent de moiteur, qui fait songer aux arômes les plus disparates, au beurre fin, à la feuille de noyer, au bois blanc, aux pralines à la vanille ; moins une odeur, à tout prendre, qu’un effluve, ou même qu’une saveur ; car il en restait comme un goût d’épices sur les lèvres. »
Pour expliquer ce parfum si spécial, il est sans doute utile de préciser que la belle Rachel porte, en permanence, à son cou, un collier dont les « grains de miel étaient séparés par de petites boules d’ambre gris, couleur de plomb », au « parfum tenace ». Cet ambre gris laisse, « au creux des mains », des traces olfactives pendant plusieurs jours.
A cela vient s’ajouter l’odeur des cigarettes-maison qu’une amie lui concocte : du tabac « Maryland », avec du thé vert. Le parfum qui s’en dégage rappelle celui du « feu de feuilles », du « campement dehors », de « l’automne et de la chasse », d’un « parfum de poudre quand on a tiré sous bois »…
Rapidement, on se rend compte du mystère qui plane autour de l’existence de cette jeune femme. On apprend tout d’abord que son père est mort à l’âge de 72 ans, « des suites d’un coup de soleil, par accident ».
Rachel… cette femme-mystère a vécu en Afrique et y a appris des routines-beauté. Elle en garde un souvenir ensoleillé et une véritable fascination pour la peau noire, « satinée, glissante et sèche comme si elle venait d’être frottée de talc », une « peau sans un défaut, sans une rugosité »… De la « soie » !
Rachel ne restera pas éternellement avec Antoine. Elle rejoindra, un jour, son amant, un certain Hirsch qui la bat, la malmène… mais lui fait faire ce qu’il veut.
Un ex de l’Ecole Normale qui fréquente Jacques et sa petite bande. Ce jeune homme en enchaîne cours et répétitions, afin de gagner sa vie honorablement. De 7 heures du matin à 7 heures du soir, il court sans discontinuer, sans avoir le temps de « déjeuner » ou de se « laver ». Le soir, tout de même, une nouvelle vie commence par une bonne douche dans un tub (« Il faut que j’aille prendre mon tub, que je m’habille, que je dîne, que je voie des amis. »)…
Cet ami de Daniel ressemble, d’après ce dernier, à un « chevreau ». Des « cheveux couleur ficelle » surmontent un « nez allongé attaché à la lèvre ». Ce jeune homme, qui se destine à être pasteur, rompt avec les siens, par passion pour une veuve de 14 ans son aînée.
Mme Packmell (la « mère Packmell » pour les habitués) tient un « entresol » où l’on danse et l’on boit, servis par de jeunes « girls en toile blanche », « surnommées les infirmières » ! Jacques est friand du cocktail réalisé à base de lait, de groseille et de zeste de citron. Mme Packmell est décrite comme une « blonde désirable », qui règne sur tout un monde de jeunes filles de petite vertu.
Cette protégée de Mme Packmell est une petite blonde, qui ne rechigne pas à user de produits de maquillage. Ses gestes se font de plus en plus automatiques, lorsque la soirée avance. On peut ainsi la voir faire des retouches de maquillage presque sans y penser. « Elle tenait à la main son fard à lèvres ; elle arrondit la bouche, y posa le crayon rouge et le fit tourner d’un petit coup sec comme pour forer un trou […] ». Alors, forcément, celle qui se peint le visage intéresse au plus au point celui qui peint des toiles. Daniel, fasciné, ne quitte pas des yeux les gestes de Paule.
Ce fils de parfumeur est un habitué de chez Mme Packmell. Il y dégotte ses maîtresses, les échange avec d’autres bonshommes.
Mme Juju fréquente également l’établissement de Mme Packmell. Elle y lance ses protégées. Après avoir fait le trottoir pendant des années, Mme Juju (Mme Bardin pour l’état-civil) fait désormais travailler les autres.
Jeune fille « charmante », les « yeux clairs », les « joues pures de fard », Victorine est dévouée à Mme Bardin, dont elle a soigné, avec patience, une pleurésie carabinée. Pendant plus de 6 semaines, la jeune fille est restée au chevet de la vieille femme, lui posant des centaines de ventouses en 24 heures.
Victorine Le Gad est une curieuse jeune fille, qui allie fraîcheur et perversion avec habileté. Ses yeux, « verts, frais et mouillés comme des huîtres », attirent plus d’un regard masculin.
On apprend à la fin du volume que Rinette n’est autre qu’une ancienne maîtresse de Jérôme, tombée dans la décrépitude, suite une grossesse malencontreuse. Lorsque Jérôme retrouve Cricri, ce n’est plus la fraîche jeune fille d’autrefois aux yeux d’huitres, mais une jolie fille au visage « maquillé », dont le fard se délaye sous le coup des larmes.
Ce personnage secondaire ne fait que passer. On sait juste de lui qu’il est surnommé « l’Abricot à cause de sa peau que les sports en plein air » ont « dorée et crottée de taches de son ».
Celle-ci traîne chez Mme Packmell un petit orphelin, dont elle a la garde. Cette femme, veuve d’un pharmacien, comble le vide de son existence dans le brouhaha des soirées arrosées. « Le Coricide Dolorès » est une spécialité, mise au point par son défunt mari ; la vente de ce remède très populaire lui assure une vie très confortable et ce, d’autant plus, qu’elle ne se déplace jamais sans quelques échantillons à vendre, dans son sac. Une « originale », selon tous ceux qui la côtoient !
Mademoiselle est toujours au service des Thibault. Elle possède des « mains minuscules », qu’elle soigne avec soin « en cachette » (mais tout le monde est au courant !) avec « un cosmétique au lait de concombre ».
Et une préparation au concombre qui sert aussi peut-être à Gisèle, dont Jacques admire la douceur cutanée. « Tu as la peau douce, Gise. La pommade au concombre, toi aussi ? »
M. Chasle vit dans une sorte de cagibi. Sur les étagères de sa minuscule bibliothèque, des livres, une mappemonde et « deux alignements de flacons de parfumerie vides » ! Une odeur avec un « relent de savon de toilette » qui flotte dans l’air.
Antoine va fréquenter Rachel assidument. Leur amour se déclare autour de chopes de bière. Lorsqu’Antoine savoure, en compagnie de Rachel, une « gorgée piquante et savonneuse » de bière, les yeux dans les yeux de la belle rousse, à la chair marmoréenne, il comprend que leurs deux destins vont être liés.
C’est la belle saison pour Antoine, qui trouve, dans les yeux de Rachel, tout l’amour dont il a besoin. C’est la belle saison pour Jérôme qui retrouve, pour un temps, la chaleur du foyer conjugal. C’est la belle saison pour Jacques, qui réussit ses examens avec brio et fait battre le cœur des jeunes filles de son entourage… Après la pluie, le beau temps, dit-on. L’inverse est sûrement vrai aussi. Préparons-nous à quelques bourrasques !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.
1 Martin du Gard R., La belle saison in « Les Thibault » tome I, Gallimard, 875 pages, 2022