> 23 juillet 2023
Parce que Jacques a échangé quelques lettres enflammées avec son ami Daniel, parce que Jacques a ensuite fugué avec Daniel, parce que Jacques possède, au fond du regard, un germe de dissidence par rapport aux exigences paternelles…1 il sera envoyé dans le pénitencier-modèle, mis au point par ce même père.2 A 14 ans, Jacques est enfermé entre 4 murs, dans le but de casser sa volonté, de le rendre doux comme un agneau. Neuf mois de claustration, neuf mois sans voir Antoine… Neuf mois, pour transformer le garçon pétillant de vie en une larve amorphe ! Lorsqu’Antoine vient inspecter les lieux pour vérifier que son frère est bien traité… c’est l’horreur ! Heureusement, il va prendre le taureau par les cornes et remettre Jacques dans le droit chemin !
Pendant que Jacques purge sa peine au pénitencier, son père, brigue une place en tant que « membre de l’Institut » ! Un « publicain », un « gros publicain », voilà ce qu’est, dans le fond, ce catholique qui ne met pas l’amour du prochain au centre de sa vie de foi. « Autoritaire », « rugueux », voilà les qualificatifs qui le définissent le mieux. Dans son foyer, tout le monde se compose une attitude compassée en sa présence. Chacun se cache derrière un « masque », afin de ne pas prêter le flanc à la critique. On entendrait une mouche voler !
Le grand-père maternel a laissé à son petit-fils Antoine l’image d’un bel homme soigné, rasé de près. Un membre de l’Institut, aimable en société, dont le petit-fils aimait à admirer « les cravates de mousseline blanche » et le « semainier de rasoirs à manches de nacre dans leur étui de galuchat ».
Antoine va tout faire dans ce volume pour tirer son frère des griffes de l’administration pénitentiaire. S’occuper de son petit frère va désormais donner un sens à une vie, pour l’instant, jugée « vide, stérile » !
Sûr de lui, de ses capacités, de son savoir, Antoine ne brille pas, pour autant, par un physique avantageux. Son « corps presque gringalet » semble disproportionné par rapport à une tête « trop forte », dont une barbe abondante augmente encore le volume ! Son rêve : devenir un médecin brillant, reconnu, un médecin « complet » capable de radiographier ses patients et de leur prescrire le traitement le plus indiqué. La radiographie revêt à ses yeux une importance capitale.
Par pudeur, M. Thibault a rebaptisé son pénitencier-modèle en « institution religieuse ». Cela sonne mieux. L’art du maquillage linguistique. « Par honte », Oscar Thibault a « maquillé aux yeux du monde la colonie pénitentiaire de Crouy » en une institution religieuse située au bord de l’Oise. La « fondation Oscar Thibault » fleure bon la nature vue de loin… De près, c’est tout autre chose !
« Tout puait la prison », dans cet établissement ! Dans le réfectoire, une « odeur aigre » monte des éviers situés aux coins de la vaste pièce. Près des dortoirs, « une installation de douches » semble ne pas avoir servi depuis fort longtemps…
M. Faîsme, le directeur du pénitencier, est un jeune homme de petite taille, « tout blond, tout rond », plein de bonhomie. Satisfait de son travail en tout cas, au point de s’en savonner les mains, lorsqu’on l’interroge sur le fonctionnement de son établissement : « […] il roulait doucement l’une dans l’autre ses mains grassouillettes, et, derrière ses lunettes, ses yeux, brillant d’orgueil, disaient merci. »
Habituellement, M. Faîsme fume un cigare « à l’odeur écœurante » ; toutefois, lors des inspections, il se garde bien de garder cette habitude. Irréprochable, voilà l’image qu’il souhaite donner de lui.
Rasé de près, M. Faîsme doit « s’enfariner le visage afin d’éteindre le feu du rasoir ».
L’aumônier du lieu est présenté comme « la crème des aumôniers » ; Antoine ne le rencontrera, toutefois, pas. Avec le directeur, cet aumônier crémeux se charge de mater les rebelles (ils sont appelés ici « les terribles »), dont on dit avec un soupir : « Ce n’est pas la crème… » !
A noter que Jacques, en tant que fils du fondateur, bénéficie d’un régime spécial, une chambre rien que pour lui et un domestique, un jeune lorrain, au teint « hâlé », dénommé Arthur (« C’est la crème des braves gens »), qui succède au vieux Léon, un ancien garçon pharmacien, censé avoir appris à Jacques des rudiments de botanique, via la « cueillette des simples », en réalité porté sur la bouteille et peu soucieux des Graminées et autres Ombellifères.
Antoine, à peine parti, les draps propres et frais mis dans le lit de son frère Jacques, sont remplacés par les « gros draps, écrus, fripés » habituels. La serviette propre est, quant à elle, remplacée par un torchon à l’allure douteuse.
Physiquement, Jacques est toujours le même garçon « roux », aux oreilles décollées. « Ses cheveux roux, tondus de près » témoignent de son incarcération.
Un « impalpable duvet blond » ourle des « lèvres gercées ». Jacques a grandi ; il a changé, du point de vue psychologique. Le jeune garçon, vif et nerveux, s’est mué en une chiffe molle, dépourvue de toute réaction.
Le Dr Antoine Thibault constate, avec horreur, les dégâts occasionnés sur la personnalité de son frère (celui-ci a 10 ans de moins que lui) par le système éducatif mis au point par son père.
Pendant que Jacques s’abêtit entre les 4 murs de sa prison, Daniel poursuit ses études comme « externe à Louis-le-Grand » !
Nicole, la fille de Noémie (celle-ci est la cousine de Thérèse de Fontanin, celle-là même qui s’est enfuie avec Jérôme, le mari de Thérèse) débarque un beau jour chez sa tante Thérèse. Demandant l’asile, fuyant une mère indigne, la pauvre enfant est sûre de trouver, en sa tante, une seconde mère.
Nicole est une jeune fille, dont la bouche est « abîmée par une éruption de petits boutons de fièvre » ; ce n’est, toutefois, pas cela que l’on remarque le plus dans son visage. Ses yeux, « d’un gris-bleu assez foncé », captent toute l’attention par leur pureté, leur « limpidité » ! Son « visage blanc et blond tout en chair » la rend fort « appétissante ».
La sœur de Daniel ne décolère pas contre Jacques. Elle le juge « laid », « vulgaire ». Sa « grosse tête aux traits mal formés », « ses lèvres gercées », ses cheveux roux indisciplinés, qui se cabrent sous le peigne et se dressent en « épi sur le front », constituent autant d’éléments qui révulsent Jenny. Serait-elle jalouse de l’amitié de Daniel pour Jacques ?
C’est décidé, Antoine ne laissera pas la santé mentale de Jacques se dégrader, au fil des années. Il y a urgence à extraire son frère de cette pension où il n’apprend rien et où sa santé se délabre de manière inéluctable. Comme il est hors de question que Jacques revienne dans le foyer paternel, Antoine obtient de son père le droit de louer le rez-de-chaussée de son immeuble vacant pour l’instant. Occupé autrefois par un « vieux beau », le logement nécessite un rafraîchissement avant de s’y installer. C’est Melle Waize, la gouvernante des Thibault qui s’y colle, nettoyant tout à grande eau, « comme s’il se fût agi d’un exorcisme ». La « terreur des contagions » n’est pas nouveau chez la vieille demoiselle, qui a toujours craint que le Dr Antoine ne ramène à la maison de méchants microbes. Afin de protéger son entourage et en particulier sa petite nièce, elle a donc mis au point tout un protocole de désinfection, basé sur le lavage antiseptique des mains, de la gorge et du nez à chaque fois qu’Antoine revient à la maison.
On savait depuis le tome précédent que Gisèle, la nièce de Melle Waize, avait le teint mat. On apprend, dans ce volume, que sa mère était une « malgache » de Tamatave.
Une jolie « gretchen », Lisbeth Fruhling, qui vient donner main forte à sa tante et s’attache à Jacques. Une petite bonne, pleine de fraîcheur, âgée de 19 ans, « petite », « dodue », à la chair élastique et aux « yeux de porcelaine ». « Une mousse de cheveux », « couleur de chanvre », pour faire tourner la tête sans l’aide de CBD ! Une petite bonne qui, à la suite de l’enterrement de sa tante (oui, celle-ci était vraiment mal en point), va sortir de la vie de Jacques. Une veillée funèbre, par un temps orageux, avec des gerbes de fleurs, à « l’odeur chaude et sucrée » et la rupture est consommée. Lisbeth n’est pas vraiment au top de sa forme, avec une voilette de crêpe, qui sent « la teinture et le vernis » et un superbe « panaris » au doigt.
Le roman se termine, presque, sur un lavage « à grande eau », dans un tub. Une sorte de « baptême », qui clôt, en fraîcheur, une période de la vie de Jacques Thibault.
Neuf mois dans un pénitencier… et puis une prise en charge par Antoine, qui demande à des camarades de faire travailler le jeune garçon, afin de pouvoir lui faire réintégrer le système scolaire. Une seconde vie va bientôt pouvoir commencer !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.
2 Martin du Gard R., Le pénitencier in « Les Thibault » tome I, Gallimard, 875 pages, 2022
Retour aux regards