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Hélène et les garçons… le sitcom d’Irène Némirovsky !

> 08 octobre 2023

Hélène et les garçons… le sitcom d’Irène Némirovsky !

Le vin de solitude d’Irène Némirovsky est un vin amer tiré par une mère, tout spécialement, pour sa fille.1 Une histoire qui commence au fin fond de la Russie et s’achève en France. L’histoire d’une fille ruinée (Bella), obligée d’épouser un juif besogneux, pour pouvoir survivre. L’histoire d’une fille riche (Hélène), obligée de vivre aux côtés d’une mère qui change d’amant comme de chemise. Une haine farouche de l’une pour l’autre. Et puis, des cosmétiques à foison, pour arrêter le temps, combler les rides, freiner les effets du vieillissement !!

Le roman de l’anti-amour maternel, de l’anti-amour filial

Hélène déteste sa mère. Bella ne supporte sa fille, cette grande fille qui la vieillit et lui vole ses dernières belles journées d’été, avant l’hiver de sa vieillesse. « Parce que c’était elle, parce que c’était moi. »… nous dit Irène Mérivosky, au sujet de ces deux femmes qui n’arrivent pas à se comprendre, à s’aimer.

Le roman de l’ivresse

La petite héroïne décrite par Irène souffre de solitude. Heureusement, elle dispose d’une belle bibliothèque pour occuper un temps libre en excès. « Mais elle aimait l’étude et les livres, comme d’autres aiment le vin, pour leur force d’oubli. »

Hélène Karol, dans le doux bain de l’enfance

Hélène Karol est, au début de l’histoire, une petite fille de 8 ans, qui vit entre une mère plus soucieuse de ses produits de beauté que de sa fille et un père accro aux jeux de hasard, qui ne vit que pour ses affaires et pour les beaux yeux de son épouse.

Hélène est une petite fille aux longs cheveux et à la « peau brune, bilieuse ». « Lenoussia » (c’est ainsi que l’appelle son grand-père) ou Lili (c’est ainsi que l’appelle sa gouvernante Melle Rose) commence sa vie, relativement paisiblement, entre des grands-parents aimants et une gouvernante attentive. Lorsqu’elle s’endort le soir, elle sombre dans le « sommeil enivrant et doux de l’enfance », un sommeil qui « semble vous plonger dans un bain de paix et de vigueur ». Ce bain de douceur ne durera, toutefois, pas longtemps !

Hélène est une petite fille qui respecte, chaque soir, le même rituel : « Ce soir, le verre de lait, la tartine, la dernière barre de chocolat avant » de se « brosser les dents… ». Un rituel qui rassure !

Hélène Karol, dans un bain amèrement parfumé

Livrée à elle-même (avant de faire fortune, Boris fait vivre chichement sa famille et ne peut, bien sûr, pas payer de gouvernante à sa fille), la petite Hélène joue fréquemment dans la chambre de sa mère. Elle y découvre un beau jour une nuisette déchirée, étrangement parfumée, qui trouble son âme pure. « Il s’en dégageait une odeur étrange, où se mêlaient le parfum haï de sa mère, un relent de tabac et une odeur plus riche, plus chaleureuse, qu’Hélène ne pouvait ni deviner ni reconnaître, mais qu’elle respirait avec étonnement, avec malaise, une sorte de sauvage pudeur. » Elle qui déteste ce parfum joue pourtant, un long moment, avec l’étoffe avant de la lancer dans un coin de la pièce. « Le parfum était demeuré collé à ses mains, à son tablier. »

Hélène Karol, de quoi haïr les cosmétiques

Hélène se souviendra toujours de ce jour où son père l’a oublié durant des heures au casino de Monte-Carlo. Dans le vestibule, assise sur une chaise, la fillette observe et attend… Elle voit une femme qui se fait la bouche (« Le miroir, devant lequel une femme à l’air hagard et las sabrait sa bouche à grands coups de bâton de rouge […] »), comme on fait la guerre et d’autres femmes qui portent sur la figure un masque de carnaval obtenu à l’aide de cosmétiques (« Elle regardait ces femmes fardées, plâtrées […] »).

Elle se souviendra également toute sa vie de la peau de sa mère, une peau si imprégnée de cosmétiques qu’il n’y a plus guère d’espace pour un baiser, un simple baiser, un tout petit baiser… « La joue peinte s’abaissa à son niveau ; elle y posa sa bouche avec précaution, cherchant instinctivement une place nue entre les granulations de la poudre et de la crème. » Et puis, une bouche « peinte », « mince et rouge comme un fil de sang », qui embrasse des amants, mais qui ne connaît pas le chemin qui mène à la joue d’une petite fille qui crève de jalousie !

Hélène Karol, de quoi haïr les hommes

Et les amants de Bella en tout premier lieu. Une haine, qui mène Hélène, devenue jeune fille (une superbe jeune fille de 18 ans), à vouloir séduire le jeune amant de sa mère.

A 18 ans, Hélène est bien différente des autres jeunes filles « brillantes, parées, fardées ». « Ses lèvres sans fard » se laissent embrasser par les garçons qui trouvent en elle une excellente danseuse, toujours prête à entrer dans la danse. Pour le flirt, pas de souci, Hélène ne dit pas non !

Melle Rose, coiffée comme une sainte

Melle Rose est la gouvernante française d’Hélène. Cette femme, vieillie avant l’heure, se comporte comme une véritable mère pour Hélène. Du point de vue physique, Melle Rose possède la coiffure à la mode du moment : « des cheveux châtains, crêpelés, légers comme une fumée, disposés, selon la mode de ce temps-là, en auréole aérienne autour d’un front lisse. » Une vieille dame, à la peau « douce », dont l’épiderme sent le « savon fin et l’essence de violette ». Une sainte femme, qui semble porter le lourd fardeau d’un passé douloureux. Une femme aimante, attentive, qui fait le maximum pour la petite Hélène.

Bella Karol, griffue comme une tigresse

Bella Karol (Safronov est son nom de jeune fille) est une belle femme, aux « beaux bras blancs et poudrés ». Une femme, qui possède un « port de reine » (Irène emploie deux fois cette expression pour qualifier Bella). Une « chair de neige » et des « ongles taillés en forme de griffe » ! Des ongles que Bella aime à entretenir, à polir, avec soin. « Quand elle ne polissait pas ses ongles […] elle s’asseyait au piano et chantait […] ». Des ongles « ronds et bombés, à la pointe aiguë comme l’extrémité d’une griffe ». Des griffes qui transforment les caresses en moments fort déplaisants pour la petite Hélène qui craint fort ces instants de complicité un peu trop douloureux.

Alors que son mari n’a pas encore fait fortune, Bella traine ses « joues fardées » à droite et à gauche, pour arrondir les fins de mois. De temps en temps, elle se rend à Paris, sa ville de prédilection. Là, elle jouit d’un sentiment de liberté immense. Inconnue dans cette grande ville, elle y multiplie les relations extra-conjugales avec jubilation.

Bella Karol, vieillie comme une vieille… bique

Bella n’a qu’une peur… vieillir, perdre de sa séduction ! « Le visage de Bella commençait à vieillir ; les muscles se détendaient ; sous la poudre et la crème, Hélène voyait apparaître les rides que le fard engluait sans les masquer, qui ressortaient en lignes fines et profondes, au coin des yeux, des lèvres, des tempes. La surface peinte de la peau se craquelait, perdait son aspect lisse et crémeux, devenait grumeleuse, plus grossière, plus rude. »

« Tandis que Bella se poudrait en pleurant devant l’assiette à demi pleine et comptait avec une désolation amère chaque ride nouvelle surgie de ses larmes, Max et Hélène l’attendaient debout, sur le seuil illuminé par la lune. »

Et il faut bien reconnaître qu’à 45 ans, Bella semble usée… « Son visage était peint, empâté, fardé, englué de poudre et de crème, mais il semblait que la chair cédât, intérieurement et que la surface lisse, blanche et rose s’affaissât lentement, révélant les ravages de l’âge […] ».

Un dernier amant sur le tard, un Arménien, vient faire ménage à trois avec Boris et Bella. Celle-ci a désormais « le visage ravagé, meurtri, plâtré, avec le fil écarlate des lèvres minces, ce visage où tant de rides, la trace de tant de larmes étaient creusées par elle […] ».

Et puis, une croyance en l’efficacité des cosmétiques anti-rides à toute épreuve. Alors que Boris crache le sang et en est à la dernière extrémité, Hélène n’arrive pas à arracher sa mère « aux mains de la masseuse ». Hélène doit donc faire face seule, toute seule, comme d’habitude. Dans la salle de bains, règne « une odeur de crème, d’herbes et de camphre ». « Bella était assise devant la psyché aux trois pans déployés, et une femme, debout à côté d’elle, lui recouvrait le visage d’un enduit liquide. » Bella ne peut « pas bouger » ! « C’est une opération très délicate, on m’enlève la peau du visage et ma figure peut être perdue. » Elle a bien raison en disant cela Bella, car elle effectue visiblement un peeling, qui ne supporte pas la moindre erreur de protocole.

L’aspect de Bella est extrêmement étrange, dans la mesure où son corps est resté ferme et jeune (« Elle était bien faite encore, les épaules et les bras admirables »), « entretenu par les soins, les massages, la culture physique », tandis que son cou et son visage sont ceux d’une « sorcière ».

« Le visage portait la marque de tous les soins de beauté qui auraient dû le rendre plus lisse et plus jeune, mais qui n’avaient réussi qu’à le transformer en un laboratoire, en un champ d’expériences. Et surtout, ce qu’aucun fard ne pouvait cacher, c’était l’âme de cette femme […] ». Une âme odieuse, si l’on se fie au témoignage de sa fille.

« La dureté et l’impatience se lisaient dans l’œil froid, écarquillé entre les petites lances raidies des cils peints, le vice de la bouche flétrie, le mensonge, la duplicité, la cruauté et la ruse sur toute la face blême, tendue, immobile sous son masque de fard. »

Bella Karol, facétieuse comme un ouistiti

Bella adore voyager. Capricieuse, elle part sur un coup de tête ou bien fait attendre tout le monde des heures durant. Son « coffret à fards » (sa « boîte à fards ») ne la quitte jamais ! Des crèmes de toutes sortes et des parfums pour agrémenter « ses longs cheveux » ! Chaque soir, Bella applique « un masque de crème » sur sa peau ; elle serre également son menton dans une « bande de caoutchouc », afin d’éviter au maximum le relâchement des tissus.

Boris Karol, le roi de la brosse à dents

Un homme d’une belle prestance, aux cheveux argentés. Gérant d’une fabrique de tissus, dont il est rapidement renvoyé (sa femme dépense tant d’argent que son patron craint qu’un jour il ne puise dans la caisse pour satisfaire ses besoins), Boris rebondit en beauté ! En devenant gérant d’une mine d’or en Sibérie, il va pouvoir commencer à amasser une jolie fortune. Puis, par la suite, il se mettra à spéculer (durant la Grande Guerre), à acheter, à vendre tout et le reste… « Acheter n’importe quoi… Des ampoules électriques, des brosses à dents, des boîtes de conserves. » !

Sur la fin de sa vie Boris noie son chagrin dans le champagne et les nuits de folie. « Au petit matin, quand le fard coule sur les vieux visages et que l’on écrase, en dansant, les derniers serpentins », Hélène reconduit ses père et mère dans leur foyer.

Boris a vieilli, terriblement ! « Il teignait sa moustache, à présent, mais le champagne diluait la peinture. »

Georges Safronov, le roi du polissoir

Avec sa femme, Georges Safronov, le père de Bella, vit aux crochets de son gendre. Son activité principale consiste à se polir les ongles matin et soir. « Il les polissait deux fois par jour, pendant la matinée et avant le repas du soir. »

Max Safronov, le roi des sots

Le jeune cousin de 24 ans qui débarque dans la vie de Bella n’est pas vraiment le copain d’Hélène. Séduit par Bella, le pauvre Max tombe dans un piège terrible. Jalouse, Bella coupe Max de sa famille, de ses amis. Des querelles incessantes ponctuent la vie du couple illégitime. Des querelles, des idées sombres et des larmes retenues, afin de ne pas faire couler le mascara… « Bella, les yeux remplis de larmes qu’elle n’essuyait pas, pour que le fard demeurât intact sur ses joues, mais qu’elle tamponnait nerveusement, songeait avec pitié et tendresse à la femme qu’elle avait été. »

Lors des scènes les plus violentes, les larmes se font abondantes… « Le fard » se dilue à leur contact. « Quand elle eût reposé son verre, Hélène la vit passer à la dérobée son doigt sur ses cils et regarder avec anxiété sa figure dans la glace : les larmes délayaient le fard. ». « Ses larmes coulaient, délayant le fard. »

Mme Grossmann, une bonne mère, sans fards

La petite Hélène rend parfois visite à Mme Grossmann, une mère de famille aimante et exemplaire. « Celle-là ne se farde pas, songea amèrement Hélène », qui établit rapidement un lien entre cosmétiques et absence d’instinct maternel.

Mme Manassé, une bonne mère, avec fards

Hélène joue souvent avec les fils Manassé. La mère de famille est, pour le coup, poudrée et teinturlurée ! « Son visage couleur de farine surmonté d’un échafaudage de cheveux teints en or » et « sa main parfumée au savon d’amandes » témoignent d’un attrait puissant pour les produits de beauté !

Et un ami de Boris qui se pommade les cheveux

Cet ami possède des « cheveux blonds, rares et pommadés ».

Et des parfums…

L’enfance d’Hélène est parfumée. Il y a, on s’en souvient, une nuisette en dentelle odorante.

Il y a un chalet en Finlande, qui sent « le délicieux arôme du sapin fraîchement coupé, dont la sève s’écoule par une entaille profonde au cœur du bois ». L’odeur de l’amour découvert par la jeune Hélène, qui flirte avec un homme marié, dans une neige à la « saveur glacée et parfumée de sorbet ».

Il y a le parfum apaisant des tilleuls !

Il y a le parfum des voyages, mâtiné d’une « odeur d’essence et de poudre de riz ».

Et une certaine confusion des sentiments

Le dernier amant de Bella apprécie, a priori, plus la fortune que la beauté de sa vieille maîtresse. « […] il confondait dans son sentiment pour elle la figure avec le fard qui la recouvrait, les perles, les diamants et les plis ravinés de la vieille chair. »

Et enfin la liberté

A la mort de Boris, Hélène découvre le sentiment de la liberté. Plus rien ne la retient auprès de Bella et de son amant.

Une dernière pirouette cosmétique et Irène referme le roman : à l’enterrement de son mari, « Bella avait hésité à se farder, et son visage, sous ses voiles de crêpes, était d’une pâleur livide et bouffie. » A côté de ses amies, de « vieilles sorcières plâtrées », Bella dit adieu à Boris, à visage découvert. Pour la première fois, Bella, par respect humain, baisse les armes cosmétiques !

Le vin de solitude, en bref

Roman terrible que celui mettant en scène une mère et sa fille ; deux femmes qui se détestent. Entre les deux épidermes, point de cajolerie. Les cosmétiques sont de trop ici ! Des crèmes, des poudres, qui empêchent les effusions maternelles. Des parfums troublants ! Et puis, un échec de toutes ces crèmes anti-âge, qui ravagent le teint et y réalisent des dégâts bien pire que ceux provoqués par la marche du temps !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Némirovsky I., Le vin de solitude, Albin Michel, 2004, 336 pages

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