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Un bain pour purifier le corps et l’âme, c’est Stefan Zweig qui nettoie la salle de bains !

> 07 octobre 2023

Un bain pour purifier le corps et l’âme, c’est Stefan Zweig qui nettoie la salle de bains !

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme,1 cela peut paraitre court, très court même, et pourtant, dans certains cas, cela peut durer une éternité. Quand une femme respectable, de la bonne société, est prête à tout quitter pour un homme… il y a du Stefan Zweig dans l’air. Comme un bon médecin de famille, Stefan ausculte les battements de cœur de sa patiente avec soin ; avec bienveillance, il diagnostique une passion foudroyante, incurable. Une passion qui prend l’allure d’une « mission », sauver un jeune homme, tout prêt à mettre fin à ses jours. La lady en question n’arrivera pas à sauver le jeune homme ; elle manquera tomber dans la fournaise avec lui !

Tout commence dans…

Tout commence dans une pension de famille de la Riviera. Un jeune Français, remarquable par « sa beauté », à la « blonde moustache », et au teint « très blanc ». « De loin, à vrai dire, il rappelait d’abord un peu ces figures de cire de couleur rose et à la pose recherchée qui, une élégante canne à la main, dans les vitrines des grands magasins de mode, incarnent l’idéal de la beauté masculine. » Ce beau jeune homme, bien sous tous rapports et appréciés de tous, enlève un beau matin à sa famille (un mari et deux fillettes) une « Mme Bovary » de 33 ans dénommée Mme « Henriette » ! Un beau scandale !

Tout se poursuit par…

Tout se poursuit par des critiques… Dans la pension de famille les langues vont bon train accusant Mme Henriette de tous les vices ! Seul le narrateur de cette histoire et une vieille dame à cheveux blancs, Mrs C…, semblent plein de mansuétude vis-à-vis de celle qui a écouté son cœur.

Mrs C… des paroles lénitives

Mrs C…, très appréciée des hôtes de la pension de famille, est une vieille dame charmante de 67 ans, qui apaise les débats, par des « paroles lénitives », qui agissent comme de « l’huile balsamique », sur le courroux de ses compagnons. Mrs C… se confiera, plus tard, au narrateur, en lui expliquant qu’elle a, elle-même, vécu le même genre de situation, il y a bien des années (25 ans, très précisément). Durant 24 heures, Mrs C… a été emportée par un ouragan de sentiments. Cette veuve, qui n’attendait plus rien de la vie, s’est retrouvée vivante, durant un court laps de temps, un certain mois de mars, à Monte-Carlo ! Son veuvage l’avait anéantie… La vue d’un beau visage, de belles mains remuent chez Mrs C… des souvenirs amoureux depuis longtemps enfouis.

Le jeune noble Polonais, des mains émollientes

La rencontre de Mrs C… et de celui qui va bouleverser sa vie a lieu au Casino, un Casino dont la « salle étouffante » est emplie de « parfums lourds imprégnés de sueur ».

Ce sont les mains des joueurs à la table de la roulette qui subjuguent littéralement Mrs C… Parmi tout un lot de mains, comparables à des animaux (« un fauve prêt à bondir », « des bêtes sauvages », « des anguilles », « une araignée », « des méduses échouées sur le rivage », « une panthère », « des chats sauvages », « des rapaces »), Mrs C… en remarque tout particulièrement une paire, « une main droite et une main gauche qui étaient accrochées l’une à l’autre comme des animaux en train de se mordre » ! Des « mains d’une beauté très rare, extraordinairement longues », des « mains très blanches », avec, à leur extrémité, « des ongles pâles, nacrés et délicatement arrondis ». Des mains à caractère émollient,qui vont venir amollir la volonté de la quadragénaire. A l’abri des passions depuis la mort de son époux, Mrs C… va perdre de sa raideur, au contact de ces mains qui appellent la douceur.

Et au-dessus des mains…

Un jeune homme d’environ 24 ans, issu de la noblesse polonaise ; presque un adolescent, tant sa candeur semble grande, « un petit garçon » aux traits emprunts « de pureté et de sérénité ». Des cheveux « d’un blond lumineux », qui forment des « boucles souples » et encadrent une tête d’ange, au front « sans rides ». Du moins lorsque le jeune homme est en repos. En effet, dès que le jeu reprend, la face du jeune homme est comme transfigurée ; une véritable « rage » s’empare du chérubin. L’adolescent laisse place à un « vieillard ». La peau « se flétrit », devient « terne », comme celle d’un « vieux » monsieur.

Le jeune homme qui a attiré l’attention de Mrs C… perd au jeu ! Il semble tellement désemparé que Mrs C… ne peut que le prendre sous sa protection. Et d’abord, il s’agit de se mettre à l’abri, car un orage terrible s’est abattu subitement sur Monte-Carlo. Pas question pour Mrs C… de ramener le jeune homme dans l’hôtel de luxe où elle a pris pension. Un « hôtel borgne » où personne ne la connaît fera l’affaire.

Après une bonne nuit de repos, le jeune noble semble revenu à la sagesse. Son visage « rajeuni » paraît « allégé de plusieurs années ».

Et encore au-dessus du visage

Au-dessus du visage… une âme tourmentée, possédée par le démon du jeu. Un serment pris au pied de l’autel d’une église, dans le « chaud parfum d’encens » (« Je jure […] que je ne prendrai jamais plus part à un jeu de hasard, de quelque nature qu’il soit, et que je n’exposerai plus ma vie et mon honneur à cette passion. ») ne suffira pas à guérir le jeune homme de son addiction morbide.

Et un geste d’hygiène indispensable

La vue de billets de banque crée, chez le jeune homme, un réflexe de propreté. Il considère, en effet que ceux-ci correspondent à « quelque chose de gluant qui salit les doigts ». Vite de l’eau et du savon !

Et un parfum qui joue les médicaments

Mrs C… n’a plus qu’une idée en tête : fuir avec son protégé. Fiévreuse, Mrs C… est prise en charge par une cousine, qui lui applique de « l’eau de Cologne » sur la peau, afin de lui « rafraîchir les tempes ». Cette eau de Cologne ne suffira, pourtant, pas à libérer l’esprit de Mrs C…

Et un bain réparateur

Monte-Carlo, Paris, Boulogne, Douvres, Londres… D’une traite, voilà Mrs C… qui fuit les ennuis et court se mettre à l’abri chez son fils. Quarante-huit heures de transport en commun, avant de pouvoir retrouver toute la douceur du foyer familial. Toutefois, avant de se laisser embrasser, Mrs C… qui considère que sa peau est souillée, réclame, en tout premier lieu, « un bain », « car c’était un besoin pour [elle] de purifier [s]on corps (abstraction faite de la crasse du voyage) de tout ce qui paraissait encore y rester attaché de la passion de ce possédé, de cet homme indigne. » Un bain, puis le repos… Un repos de 25 ans, que le baiser de Mme Henriette sur les lèvres de son amant vient de briser.

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, en bref

En 24 heures, Mrs C… a perdu la tête. Elle a tenté de sauver un jeune homme de l’enfer du jeu. Celui-ci n’a vu en elle qu’une mère, une femme que l’on vénère, alors qu’elle souhaitait être considérée comme une femme que l’on aime, tout simplement. En 48 heures, Mrs C… a retrouvé une partie de sa raison. Le temps de couvrir la distance entre Monte-Carlo et Londres… et voilà notre amoureuse transie qui redevient une bonne mère de famille. Là où l’eau de Cologne s’est avérée impuissante à calmer la fièvre, l’excitation du voyage a réussi son coup. Un bon bain par là-dessus et il ne sera bientôt plus question du coup de foudre qui a frappé, aveuglément, une quadragénaire dans un casino de la Riviera, un beau soir de printemps.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Zweig S., 24 heures de la vie d’une femme, Le livre de Poche, 158 pages, 2021

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