Nos regards
Avec Lamiel, leçon de maquillage pathologique

> 29 novembre 2020

Avec Lamiel, leçon de maquillage pathologique

Quels rapports entre René Goscinny, Albert Uderzo et Henri Beyle ? Aucun, ne manquerez-vous pas de répondre. Tant que l’on n’a pas lu le roman inachevé de Stendhal, Lamiel,1 on ne verra, en effet, aucun point commun entre ces célèbres créateurs de bandes dessinés et ce non moins célèbre écrivain. Mais dès lors que l’on se sera glissé dans l’intimité de cette jeune Normande, obligée d’appliquer du vert de houx sur ses joues dans le but de s’enlaidir, le point de convergence saute aux yeux et ce, en particulier, pour tous les lecteurs assidus d’Astérix chez les Helvetes.2

Afin de mieux comprendre les motivations qui poussent cette jeune fille à s’enlaidir, il est indispensable de présenter les protagonistes de ce qui, somme toute, est une assez ténébreuse histoire. Au-dessus du berceau de Lamiel, aucune fée ne s’est penchée. La petite fille est orpheline et passe les quatre premières années de sa vie à Rouen, à l’hospice des enfants trouvés. C’est là que Mme Hautemare, la femme du bedeau de Carville, protégée de la marquise de Miossens, va venir chercher l’enfant, non par un désir de maternité bien légitime, mais plutôt dans le but de sauver son âme, tout en déshéritant un neveu exécré. Un prêche un peu énergique de l’abbé Le Cloud a plongé le couple dans un doute pernicieux. Est-il possible d’éviter l’enfer quand on est riche et que l’on ne vient en aide à personne ? La solution à cette énigme a des yeux bleus et des cheveux blonds.

A 15 ans, après avoir dévoré en cachette toutes sortes de romans d’aventures, Lamiel va se retrouver propulser lectrice de la marquise de Miossens, une femme qui se rêve duchesse (Ah quand beau-papa va-t-il se décider à céder son titre, en tirant sa révérence ?) et qui s’ennuie à mourir. Petit à petit, Lamiel se fait instruire par le Dr Sansfin, véritable envoyé du diable et par l’abbé Clément, envoyé par sa hiérarchie en tant que sauveur d’âmes, sur toutes les choses de la vie. Véritable petit Poucet à qui l’on a dit de ne pas s’égarer dans les bois, Lamiel n’a qu’une idée en tête : s’y rendre et ce en bonne compagnie. La découverte de l’amour est une déception. Quelque chose de bien ennuyeux. Le fils de la marquise, puis Oscar d’Aubigné, puis le marquis de la Vernaye tomberont successivement dans ses rets, sans jamais réussir à faire battre réellement le cœur de celle qui trouve tous ces beaux jeunes gens bien insipides.

Stendhal, en nous livrant une partie de la vie de Lamiel, s’amuse au passage à égratigner les oculistes, les médecins et les apothicaires. Du salon de la marquise de Miossens, à l’hôtel parisien de Mme Le Grand, chaque personnage est à sa place, pour transformer une gentille paysanne en demi-mondaine au cœur froid et sec.

Le Dr Sansfin, une barbe d’exception

Le Dr Sansfin est un jeune médecin qui doit sa vocation à la bosse qui altère sa silhouette ; il « s’était fait médecin pour apprendre à se soigner ». Fils d’un riche fermier, le docteur côtoie, avec le curé, les châtelains des environs. Il a pris comme domestique « un coiffeur de la capitale », qui a pour mission d’entretenir une barbe exceptionnelle. « Le médecin était donc en possession d’une tête ornée d’une magnifique barbe noire beaucoup trop ample et disposée avec un art infini. »

La marquise de Miossens, des rides au coin des yeux

Le destin de Lamiel va se jouer au coin des yeux de la marquise. « Ses yeux donc s’entourèrent de quelques rides ; elle fut au désespoir de cette découverte. » Afin de traiter au mieux cette disgrâce, elle fait mander auprès d’elle l’oculiste parisien le plus célèbre de l’époque, Monsieur de la Rouze. Comprenant qu’il s’agit des premiers signes de l’âge, le praticien, fort habile, se garde bien de révéler son diagnostic. Plutôt que de parler de vieillissement, Monsieur de la Rouze va chercher dans son esprit un terme savant suffisamment énigmatique pour ne pas effaroucher sa patiente. « Amorphose », voici le nom qui a été choisi pour décrire ce mal, « s’attaquant de préférence aux jeunes femmes de 30 à 35 ans. » Un traitement à l’aide de pilules, à base de mie de pain et de coloquinte, doit rapidement être mis en place. La lecture est également contre-indiquée. Par mesure de précaution, l’achat d’une paire de lunettes, « chez un opticien fort savant », est conseillé. C’est donc grâce à des rides qui sont apparues aux coins des yeux d’une marquise que la jeune Lamiel va venir s’installer au château, au titre de lectrice. L’ambiance y est assez morose ; la moyenne d’âge des domestiques étant élevée - la plus jeune des femmes de chambre a 50 ans. Après un an de lectures assidues, la marquise voit les rides de son front s’estomper (tiens, on avait compris qu’il s’agissait de rides au coin des yeux) et son teint s’améliorer.

Lamiel, un ennui pathologique

La vie au château n’est pas gaie pour Lamiel, qui doit se surveiller, se déplacer lentement, parler à mi-voix. Au bout d’un an de ce régime, le Dr Sansfin diagnostique une maladie de langueur. C’est l’ennui qui tue à petit feu la jeune fille. Le Dr Sansfin ne voit qu’une solution, renvoyer Lamiel chez ses parents. La marquise refuse catégoriquement. Un médecin parisien, M. Duchâteau, est convoqué. La consultation, qui ne dure que 6 minutes, se termine par la mise en place d’un « traitement insignifiant ». Le médecin de Mortain est mandé, sans succès. Puis, celui de Rouen, un certain Derville, qui, très pessimiste, ne donne à la jeune fille que 6 mois à vivre et ne propose aucun traitement. Le Dr Sansfin, enfin, reprend le manche ; il impose sa volonté. Lamiel retournera chez ses parents. Là, le docteur, sans foi ni loi, compte bien faire mainmise sur son esprit, afin de la mener où bon lui semblera. Et pour commencer, il recommande à sa patiente d’user d’un stratagème pour faire croire à tout le monde que la pathologie déclarée est fort grave. Tous les 8 jours, Lamiel devra mettre dans sa bouche une petite éponge imbibée du sang d’un oiseau fraîchement tué (« de temps à autre vous cracherez le sang. ») La duchesse éplorée vient s’installer dans un premier temps dans une chaumière, à côté de sa protégée, puis fait construire une tour plus confortable à proximité. C’est alors que Fédor, le fils de la marquise, fait son entrée en scène. Il trouve, tout d’abord, Lamiel fort jolie bien qu’un peu trop bronzée (« Elle eût été fort jolie si l’air de la campagne n’avait un peu hâlé sa peau. »), puis tout à fait à son goût et même tellement à son goût qu’il n’hésite pas à la suivre sur les routes normandes…

Lamiel, un maquillage pathologique

Pour vaincre son ennui, Lamiel n’a plus qu’une solution, s’enfuir en diligence le plus loin possible. Le premier contact avec les commis-voyageurs qui s’y trouvent n’est guère convenable. Des mains se tendent... et Lamiel doit se défendre avec une paire de ciseaux, pour ne pas être serrée de trop près. Au relais, un brave apothicaire lui apporte la solution idéale. Pour voyager tranquillement une belle fille doit s’enlaidir à l’aide d’un maquillage adapté. « Les pharmaciens font piler les feuilles de houx, vous savez, mesdames, ces feuilles qui ont des piquants au bord et qui sont d’un beau vert. Auriez-vous de la répugnance, dit-il en s’adressant plus particulièrement à Lamiel à mettre une de ces feuilles pilées sur une de vos joues ? » Bien sûr que non ! On court se procurer ce fard un peu spécial. En lieu et place de « vert de houx », on ramène du « vert de vessie » (ce colorant utilisé par les peintres et obtenu à partir de la baie de nerprun et stocké dans une vessie) ;3 Lamiel suit le conseil qui lui est donné et applique « une légère couche de couleur verte sur sa joue ». L’effet produit est immédiat. Tout le monde y voit une maladie de peau appelée « dartre » ; Fédor lui-même, à peine retrouvé, s’étonne de ce changement de physionomie. Lamiel, moqueuse, poursuit la plaisanterie et explique que cette dartre « reparaît tous les deux ou trois mois ; au printemps surtout. » Au baiser, Fédor est rassuré, la joue reste, toujours, aussi « fraîche et veloutée ». C’est bien joli tout cela, mais Fédor est vraiment trop ennuyeux. Après avoir fait main basse sur 1550 francs, la belle Lamiel quitte son amant pour aller se noyer dans Paris. C’est ainsi qu’elle finit dans un hôtel, tenu par une certaine Mme Le Grand, qui ne cache pas son étonnement en voyant la jeune fille se démaquiller devant elle (« Lamiel avait chaud, en entrant dans le boudoir de Mme Le Grand elle prit son mouchoir et enleva presque toute la couleur qui déparait sa joue. »).

Contrairement au maquillage thérapeutique qui vise à masquer une ou plusieurs lésions, Lamiel se lance, sur les conseils d’un apothicaire, dans la réalisation d’un maquillage que l’on pourrait qualifier de pathologique, tant il semble apte à donner l’aspect d’une affection cutanée.

Lamiel, la « perfection de la beauté normande »

Pour l’abbé Clément, il est difficile d’instruire Lamiel, sans perdre son âme. Les « cheveux blond cendré », « les yeux bleus », le bel ovale du visage de Lamiel sont autant de pièges pour l’ecclésiastique, qui voit, dans cette paroissienne, une image proche de la « perfection de la beauté normande ». « Enivré du léger parfum répandu dans ses vêtements », le brave abbé hésite à poursuivre l’œuvre de conversion qu’il s’est assigné.

Lamiel, toujours plus haut

Entre la paysanne qui franchit la porte du château de la marquise de Miossens, en tant que lectrice et la demi-mondaine qui s’offre comme maîtresse à Oscar d’Aubigné et à ses successeurs, la belle Lamiel a su tirer tirer parti des conseils du Dr Sansfin. Avec lui, elle a fait l’« acquisition du bon sens », qui permet d’aller vite et loin.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette illustration... qui pique !

Bibliographie

1 Stendhal, Lamiel suivi de Armance, Gallimard, 1961, 444 pages

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/lecon-de-maquillage-tres-speciale-par-un-dessinateur-tres-special-1392/

3 Montabert, Traité complet de la peinture, Tome IX, 1829

Ces sujets peuvent vous intéresser :

Retour aux regards