> 19 février 2022
Lorsque l’on est un jeune rentier qui vit dans le luxe sans se soucier de quoi que ce soit, la vie peut sembler, étrangement, bien insipide. Il suffit parfois d’un jour, d’une nuit, pour que tout bascule. Pour le jeune homme riche auquel Stefan Zweig attache ses pas, cette journée se situe le 7 juin 1913... Comme une envie d’aller aux courses hippiques et d’y retrouver l’excitation qui donne un peu de piment à la vie.1
Aux courses, notre jeune homme riche, lui-même porteur d’un « parfum de luxe », se laisse griser par la bonne odeur ambiante. « [...] je respirais avec plaisir (puisque c’était là le milieu dans lequel s’écoulait mon existence) cette vapeur de parfums et d’élégances qui flottait autour de ce pêle-mêle kaléidoscopique [...] ».
Tout à coup au milieu de la foule, un rire semble seul au monde. Le rire est celui d’une femme qui se trouve dans le dos du narrateur. Notre jeune désabusé dispose de tout son temps pour imaginer l’aspect de celle qui possède un rire aussi cristallin. Cette femme est sûrement brune, les yeux foncés, la taille svelte. « Je lui mis sur la joue gauche une mouche [...] ». Une fois retourné, grosse déception. La brune est rousse, qui est loin d’être svelte mais qui offre, bien plutôt au regard, des formes généreuses, à faire craquer les coutures d’une robe un peu trop ajustée. Son teint est totalement uniforme, sans aucune mouche à l’horizon. « [...] nulle part, sur sa joue pleine, n’était posée la mouche que j’avais rêvée. » La jeune femme, très séduisante, mérite pourtant quelques regards appuyés, tout du moins jusqu’à ce que son mari, un petit homme parfaitement ridicule ne pointe son nez. Partager cette belle avec un tel gnome, impossible ! L’un des tickets de pari de cet individu vole sous le pied du narrateur qui, tel un Jean Valjean, recouvre de son pied l’objet en question. Notre gentleman au parfum de luxe, à la vie insipide, vient de commettre, de sang-froid, le vol d’un ticket qui s’avère... gagnant ! « Sa propreté morale » aux égouts, le jeune homme se sent exister. Un frisson vient de passer sur son échine.
Se mêler au peuple... Une envie de côtoyer du monde. De l’hippodrome à la fête à Neu-Neu, notre narine prend le large. Les parfums de prix font place à l’odeur « de sueur et de tabac ». Notre narrateur se laisse glisser dans un monde canaille dont il ignorait tout jusqu’à présent.
La minute où tout bascule, la minute qui vous transforme un homme... un sujet de prédilection pour Stefan Zweig, qui nous entraîne, l’espace d’un jour et d’une nuit, dans des mondes aussi différents que possible. Il a suffi d’une bouffée de parfum et d’un rire de gorge pour qu’un jeune mondain de 36 ans, à l’air désabusé, devienne un peu plus humain. Bilan de cette transformation : un rajeunissement spectaculaire. Le jeune homme à jeté aux orties son cœur de vieillard.
1 Zweig S., La nuit fantastique in Brûlant secret, Les cahiers rouges, Grasset, 1989, 301 pages