> 05 septembre 2021
Le lieutenant Anton Hofmiller est un jeune militaire de belle prestance, promis à une belle carrière ; c’est un parti intéressant pour toute jeune fille à marier.1 Encore faut-il être introduit dans le beau monde... Rien de plus facile, lui chuchote à l’oreille le pharmacien de la petite ville autrichienne où il tient garnison. Une invitation chez le personnage le plus riche du canton, un certain Kekesfalva, est ainsi obtenu le plus simplement du monde. Et c’est là que la vie d’Anton va basculer. Inviter une jeune fille paralysée à danser... un manque de délicatesse flagrant ! Pour s’excuser, le jeune homme qui est loin d’être un mufle offre des fleurs et devient un familier de la maison... Erreur fatale, qui va venir rompre la vie monotone d’un jeune homme dont le seul défaut est d’ignorer la psychologie féminine.
Pour se rendre chez les Kekesfalva, branle-bas de combat cosmétique ! « Dès le dimanche matin, j’enfile ma belle tenue, je mets des gants blancs et des souliers vernis, et, rasé de frais, une goutte d’eau de Cologne sur ma moustache, je sors pour faire ma première visite de courtoisie ». Ce jeune lieutenant, qui aime à galoper tôt le matin dans la campagne environnante, traîne derrière lui l’« odeur des champs et des prés en fleurs ». De quoi troubler une âme sensible ! Séduit par l’atmosphère féminine qui règne chez Kekesfalva, le jeune homme, habitué depuis l’enfance à « l’odeur des mâles » (une odeur de tabac, de sans-gêne et de grossièreté mêlés), se sent au mieux auprès des deux cousines qui l’accueillent désormais chaque jour, à heure fixe. Attendu comme le messie, chaque après-midi, Anton plane au-dessus de la mêlée et mélange - en toute innocence - pitié, amour et amitié. Acculé à se fiancer avec Édith, Anton ne voit plus qu’une seule solution pour échapper à cette situation : le suicide. Il sera heureusement arrêté dans son élan par un colonel plein de sagesse, qui prend l’affaire en main et envoie le jeune homme en mission loin, très loin...
M. de Kekesfalva est un homme qui, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer - c’est l’homme le plus riche de la région - est d’une grande timidité et d’une grande humilité. « Un doux visage allongé » et une attitude pleine de modestie caractérisent le vieillard à barbiche blanche, qui reçoit ses invités comme des princes avec des menus exceptionnels et des vins capiteux. « Des cigares gros comme des asperges » mettent le point final à ces soirées divinement organisées. En réalité, ce sieur de Kekesfalva n’est nullement noble. Ce « petit juif », du nom de Léopold Kanitz, a bâti sa fortune par la ruse, en achetant, pour trois fois rien, la superbe propriété de Keskesfalva à la jeune fille qui en avait hérité.
Mme de Kekesfalva, Annette Béate née Dietzenhof, est décédée depuis longtemps lorsque nous pénétrons dans sa famille. Cette ancienne demoiselle de compagnie au physique passepartout a hérité de sa patronne, la princesse Orosvar... « Coriace », cette « vieille femme énorme », au « visage fardé » et aux « cheveux teints », avait choisi de déshériter ses neveux et nièces par pure méchanceté. Quelle aubaine pour Annette qui a toujours vécu dans l’ombre de sa tortionnaire ! Voyager dans une calèche de luxe, possédant « toutes sortes de commodités, telles que tablettes pliantes, miroirs et flacons à parfums », se « faire friser, manucurer, farder », harceler sa demoiselle de compagnie, tels étaient les bons plaisirs d’une princesse, plutôt difficile à vivre. A la mort de la princesse Orosvar, Annette « blonde, mince et encore jeune » ne sait trop comment gérer une telle fortune tombée du ciel. Léopold Kanitz, après l’avoir roulée - il a eu le domaine pour une bouchée de pain - est pris de remords. En réparation, il prendra Annette pour femme !
Édith est « délicate, pâle, fragile ». Ses yeux gris scrutateurs se fixent sur le visiteur et créent le malaise ! « Frêle et délicate », la jeune fille, qui ploie sous de « lourds cheveux châtains », ressemble à une petite fille, à peine formée. Une jeune fille, malgré tout, avec des désirs de femme. Une jeune fille, qui se parfume et aime à vaporiser du parfum sur sa correspondance (Anton reçoit ainsi une « grande enveloppe carrée, en papier anglais, bleue, légèrement parfumée »). Lorsqu’Anton entre - à grands fracas - dans la vie d’Édith, le drame peut commencer. Le jeune lieutenant, qui a commis l’erreur de l’inviter à danser, va devoir se faire pardonner... et va commettre l’erreur de devenir un familier de la maison. De jour en jour, Édith s’attache un peu plus à lui. Parfois d’humeur joviale, parfois d’humeur capricieuse, la jeune fille joue avec les nerfs de son visiteur. Une touche de rouge sur les joues... et voilà Édith qui commence à se transformer en femme amoureuse... (« Il est possible qu’elle ait mis un peu de rouge en l’honneur de ses hôtes ou que ce soit la gaîté qui rende ses joues plus colorées. ») Une touche de rouge sur les joues... et voilà Édith sûre de son pouvoir ! Quelle erreur, pourtant !
Ilona est une jeune fille, aux « yeux bruns en amande, le teint mat ». Des « yeux de velours fauve », qui caressent ou rugissent, tour à tour. « Brune et pétulante », Ilona surexcite les invités qui se pressent aux soirées de son oncle. « Elle a des yeux comme des grains de café, et vraiment, ils pétillent quand elle rit, comme des grains de café en train de griller. » Et puis, également, des oreilles florales qui ressemblent à des « cyclamens roses au milieu de la mousse ». Et encore une peau qui emprunte aux « pêches pelées » leur douceur et leur saveur toute particulières. Une peau « fraîche, douce et ferme », qui n’a guère besoin de cosmétiques pour ravir son entourage. Ilona danse à merveille et séduit son cavalier par le « parfum de sa chevelure ».
Le médecin d’Édith, le Dr Condor, est, nous dit-on, un homme génial, qui se consacre entièrement à ses malades. Cet homme, à l’allure modeste (« petite taille, replet, myope, chauve »), au « visage d’une rondeur lunaire », ne semble pourtant pas être un aigle ! Sa peau ravagée de « traces de pustules » témoigne de son absence de connaissances en matière de dermatologie. Le cas d’Édith, pourtant l’intéresse. Édith marchera à nouveau... voilà son crédo ! Différents traitements sont testés, tour à tour, de l’électrothérapie à l’héliothérapie...
Anton se souvient d’un cas particulier : « Je me rappelle même avoir entendu parler d’une femme qui, voulant se jeter du quatrième étage, se fit onduler, se farda et se parfuma avec le parfum le plus réputé ».
La pitié est un « poison mortel quand on ne sait pas la doser ou y mettre un frein », nous enseigne le Dr Condor, qui s’y connaît en matière de pitié et de conscience professionnelle - n’a t’il pas, en effet, épousé la femme dont il avait été impuissant à guérir la cécité ? Vivre un enfer du fait de la confusion des sentiments, se sentir pris dans un étau... voilà le quotidien vécu par Anton. Stefan Zweig nous mène un train d’enfer, dans ce roman où les cosmétiques ne sont pas à la fête. Pour farder les vieilles femmes, au tempérament exécrable, pour masquer les sentiments, pour tromper son monde, pour narguer la mort, les cosmétiques sont brandis comme des armes et ligotent un jeune militaire, encore bien naïf en matière de sentiments.
NB : Si Serge Gainsbourg s’est glissé au niveau de l’illustration de ce Regard, pour laquelle nous adressons un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, c’est tout simplement parce qu’il s’y connaît bien en « Couleur café ». Si Amélie Nothomb s’est glissée au niveau de l’illustration de ce Regard c’est tout simplement parce qu’elle évoque dans son dernier roman, Premier sang,2 cette œuvre de Stefan Zweig. L’occasion donc d’un petit clin d’œil... et même d’un double clin d’œil !
1 Zweig S., La pitié dangereuse, Les cahiers rouges, Grasset, Paris, 1988, 348 pages
2 Pour la gloire de son père... | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr)
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