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Les cosmétiques, des produits dangereux selon Stefan Zweig

> 20 février 2022

Les cosmétiques, des produits dangereux selon Stefan Zweig

Les deux jumelles sont deux sœurs au curieux destin.1 Filles d’un général courageux et d’une belle marchande de condiments et d’aromates, les deux enfants vont commencer leur vie tambour battant et l’achever dans une odeur de sainteté. Pour bien comprendre ces jumelles, il faut savoir que ces deux jeunes filles sont extrêmement jalouses l’une de l’autre. Chacune souhaite surpasser l’autre de belle manière. Dans ce but, l’une, Hélène, se fait courtisane et vit dans un luxe époustouflant, impossible à égaler, et l’autre Sophie, prend le voile et vit dans un dénuement extrême, se mettant entièrement au service des plus pauvres. La guerre est sans merci entre les deux sœurs qui souhaitent s’éclipser mutuellement. La plus riche, la plus belle, la plus parfumée veut l’emporter sur la plus pauvre, la plus humble, la moins cosmétiquée. Et vice versa ! Pour faire chuter Sophie et l’entraîner dans un abime de péchés, Hélène va mettre au point un plan machiavélique dont l’élément principal se nomme « cosmétiques » !

Les cosmétiques d’Hélène à l’assaut de la vertu de Sophie

Chaque jour, Hélène, en bonne courtisane, livre « son corps aux soins de ses parfumeuses en vue de son criminel commerce. » Durant l’un de ces soins, une idée diabolique se fait jour dans son esprit. Il est fort simple, selon elle, d’être vertueuse, lorsque l’on vit entourée de vieillards ; sa sœur Sophie lui sera bien supérieure si, parée et embaumant comme une courtisane, elle résiste aux assauts d’un charmant jeune homme, lui-même savamment parfumé. Pour mettre toutes les chances de son côté, Hélène prépare, pour sa sœur et son invité, un repas où tous les plats sont agrémentés d’ingrédients aphrodisiaques. « Elle fit mettre du musc, des huiles excitantes et des piments cantharidés dans les pâtés ; elle alourdit les vins avec de la jusquiame et des herbes malignes qui alanguissent rapidement les sens. ». Sophie est remise entre les mains expertes de jeunes servantes, chargées de sa mise en beauté. Elle est plongée dans un « bain d’aromates » ; sa peau y est frottée avec des « fleurs pilées et des onguents parfumés ». Des aspersions d’eau alternativement chaude, puis froide, terminent le bain. « Puis des mains véloces oignirent son corps brûlant avec une douce huile de narcisse, la massèrent et frictionnèrent sa chair éblouissante avec une peau de chat, si activement que des étincelles bleuâtres jaillissaient des poils de la fourrure [...] ». Le parfum de santal, brûlé dans la pièce où sont effectués les soins, achève de lénifier l’âme, pourtant ferme, de Sophie.

Les cosmétiques d’Hélène à l’assaut de la résistance de Sylvandre

Afin de tenter et de piéger Sophie, les servantes, sur l’ordre d’Hélène, proposent à Sylvandre, de faire « un brin de toilette ». Sans plus attendre, les servantes déshabillent le jeune homme et le plongent dans un bain parfumé. « Ensuite elles le parfumèrent et lui lavèrent les pieds à l’eau chaude puis sans se hâter, elles lui tressèrent une couronne de roses dans les cheveux [...] ».

Les cosmétiques d’Hélène et de Sophie... une efficacité qui va en s’étiolant

Hélène a gagné son pari. Sophie a quitté ses habits de nonne, pour revêtir ceux de la courtisane. Les années passent... les peaux se flétrissent, les rides se creusent, la clientèle se fait rare. Les jumelles constatent, en s’observant dans le miroir, que « de petits plis se creusaient sous leurs yeux railleurs et que la nacre de leur peau qui se détendait peu à peu commençait à se ternir. » Les cosmétiques qui, jusque-là, ont été des alliés parfaitement honnêtes pour l’exercice de leur profession, s’avèrent de bien piètres solutions vis-à-vis des dégâts occasionnés par le temps qui passe. Les « artifices » employés pour stopper le vieillissement accéléré de leur chair si prisée jusqu’alors semblent sans effet (« en vain teignirent-elles les mèches grisonnantes de leurs tempes »). Les couteaux d’ivoire passés sur les rides avec obstination, le rouge déposé généreusement sur leurs « lèvres fatiguées » d’avoir trop embrassé, ne permettent pas de retenir une « jeunesse » irrémédiablement « envolée ». La maison, si animée autrefois, se vide. « Les parfums brûlèrent en pure perte, la cheminée ne chauffait plus personne et les jumelles paraient inutilement leur corps. »

Pour la fin, une odeur de sainteté

La vie de courtisane n’a qu’un temps, conclut Stefan Zweig, qui transporte nos jumelles de la maison close au couvent. Le santal a fini de brûler... il est temps de se racheter, en faisant, l’une avec l’autre, une compétition de don de soi.

Les deux jumelles, en bref

Dans une courte nouvelle, Stefan Zweig narre, avec brio, les combats du vice et de la vertu. Les cosmétiques, tels des objets maléfiques, encombrent le boudoir des courtisanes et font tomber les derniers bastions de résistance des belles âmes. Les soins émollients attendrissent les cœurs les plus purs ; les parfums envoûtants se jouent des résistances les plus farouches. Tel un piège ou une toile d’araignée, les cosmétiques d’hygiène ou de soin, les parfums,… emprisonnent les volontés les plus fermes. Les cosmétiques : des produits dangereux à ne pas mettre entre toutes les mains, semble nous dire Stefan Zweig à demi-mot.

Un grand merci à Jean-Claude Coiffard, poète et plasticien, pour ton interprétation des jumelles !

Bibliographie

1 Zweig S., Les deux jumelles in Brûlant secret, Les cahiers rouges, Grasset, 1989, 301 pages

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