> 15 juillet 2023
La greffe intégrale ou comment reconstituer un condamné à mort à partir des personnes ayant reçu ses différents membres et sa tête. Il fallait oser… Thomas Boileau et Pierre Narcejac l’ont fait, dans un roman intitulé très logiquement … Et mon tout est un homme !1 Lorsqu’un fonctionnaire est chargé, dans le plus grand secret, de veiller à ce que tout se passe au mieux et que l’on va de cata en cata… on comprend qu’un grain de sable est venu de coincer dans les rouages d’une prouesse médicale !
M. Garric est le fonctionnaire, chargé par le préfet Andreotti, de veiller à la bonne réalisation d’un projet d’envergure. Nous sommes le week-end de Pâques, week-end meurtrier s’il en est… sur les routes tout du moins. L’occasion idéal pour le Professeur Marek, un chirurgien de haut vol, de tester la réussite de ce que l’on peut appeler « la greffe intégrale ».
Ce chirurgien, d’origine tchèque qui a commencé sa carrière dans le domaine esthétique, s’est curieusement oublié du point de vue de son aspect cutané. Sa peau, parcourue de multiples « rides », est sillonnée par tout un « réseau de craquelures, les unes minces comme des coups de rasoir, les autres profondes et semblant soutenir comme des ficelles, l’affaissement des joues. » *
Le condamné à mort, celui qui va offrir ses membres, ses organes, sa tête aux accidentés de la route, est un malfaiteur de 28 ans, qui a de nombreux braquages à son actif. Un as dans son domaine. Quelqu’un qui a toujours tout planifié. Le fils d’un pharmacien ; un gars bien élevé en somme, mais qui a fort mal tourné !
La maîtresse de René Myrtil a été condamnée à 2 ans de prison pour recel. Il s’agit d’une jeune femme « blonde, d’un blond chaud de miel, de pain », aux yeux sombres, au teint pâle. Son parfum enivrant la rend « dangereuse », c’est du moins l’avis de Garric qui en tombe immédiatement amoureux.
Rapidement, la belle parfumée est mise au… parfum. Son homme a été découpé en 7 morceaux, répartis entre 7 accidentés ! A cette nouvelle, la belle Régine ne peut retenir des larmes… enfin, elle les retient tout de même, un peu, car elle sait que son mascara n’est pas très performant. « Il y avait des larmes dans les yeux de Régine, mais, soucieuse de son maquillage, elle les empêchait de couler. »
Devant Garric, Régine tente de faire bonne figure. Une fois l’effet d’annonce passé, elle se remaquille avec soin, afin de rester à son avantage. « Elle se repoudrait, sans songer à dissimuler ou à atténuer les mille petites grimaces des lèvres, des joues, qu’une femme élégante est obligée d’adresser à son miroir. Elle penchait la tête, la redressait ; j’apercevais juste un œil bleu et un sourcil arqué, dans la glace de son poudrier, tandis que son parfum m’envahissait, m’engourdissait… » Une femme dangereusement dangereuse, pour un petit fonctionnaire un peu trop émotif !
Sensible, Régine devient pâle comme la mort, lorsque l’on évoque, devant elle, son ancien amant (« Elle était devenue toute pâle, sous son fard. »)
Ce peintre de 30 ans va être amputé du bras gauche. Dommage qu’il soit gaucher ! Cette « main de manœuvre » au bout de ce bras d’artiste ne convient évidemment pas. Quel gâchis sur la toile !
Ce jeune prêtre de 29 ans, vicaire à Vanves, va se voir greffer le bras droit de René Myrtil. Un bras peu ecclésiastique car tatoué (« un beau tatouage ») d’un cœur percé d’une flèche au nom de Lulu ! Un bras colérique, impétueux qui ne correspond pas vraiment à la fonction de son possesseur.
Amputée de la jambe gauche, Simone apparaît, aux yeux de l’observateur, comme une femme « mal coiffée, sans maquillage », du moins le jour de son opération.
Coquette pourtant, cette jeune femme qui se désole de constater à quel point la jambe greffée est « poilue » ! Une jambe poilue rasée avec soin par Etienne Eramble (!) et gainée d’un « bas transparent ». Difficile pour Simone d’accepter cette jambe de « catcheur » !
Amputé de la jambe droite, c’est lui, qui après avoir tué le mari de Simone, va vouloir, à tout prix, se marier avec la veuve, afin que les deux jambes puissent reposer ensemble, en paix, la nuit ! Directeur d’une grosse entreprise de meubles, Etienne est ravi de se voir attribuer une jambe musclée, pleine de force, de virilité.
Son rêve, obtenir de Simone qu’elle lâche la jambe de René Myrtil. Etienne repasserait bien sur le billard afin que soit pratiquée ce qu’il nomme une opération de « pure esthétique » !
Ce jeune étudiant de 22 ans va récupérer la poitrine de René. Un coffre puissant, qui va lui permettre de jouer du saxophone, comme jamais. Pourtant, lorsque la personne qui finance son groupe de jazz lui fait faux bond… on sent que le moral du jeune musicien va en prendre un coup.
Francis Jumauge, 31 ans, le bassin fracturé, va réceptionner la « ceinture » du condamné. Cet enseignant, qui dirige un cours privé et donne des leçons de dessin et de diction, va bientôt être pris d’une frénésie de relations féminines. Sa petite amie, Nadine Mestreau, ne va bientôt plus lui suffire. Ce sont désormais ses élèves qui vont faire les frais de son nouvel appétit. C’est avec des bonbons aux caramels (à goût de « vaseline ») qu’il séduit ses victimes !
Cet employé de banque va porter sur ses épaules la tête du braqueur de banque ! Quelle revanche ! A 34 ans, ce célibataire, sans famille, va changer de profil du tout au tout.
Pour s’assurer qu’Albert est bien Albert, même avec la tête de René fixée au cou, un test simple est requis. L’opéré va-t-il boire du lait, manger des laitages ? Albert en a horreur, alors que René en est friand. En repoussant son laitage, Albert prouve à la Science que la tête n’est qu’un organe comme les autres ! Mais n’y aurait-il pas simulation ?
Rapidement, Albert va se laisser pousser la barbe, pour tenter de se reconnaître. Toutefois, habitué à un « mince collier » propret, il va devoir batailler contre un poil dur et dru, qui pousse de manière anarchique. Impossible de promener le rasoir tranquillement sur une face qui lui semble désormais étrangère. « Lui qui était presque chauve, avant l’accident, il avait de la peine, maintenant à se peigner. Il se coupait, quand il se rasait, parce qu’il ne reconnaissait pas ses joues d’autrefois, les rides familières, la forme des mâchoires. Et puis, la barbe poussait trop vite, avait tendance à envahir tout le visage. »
Parmi les 7 greffés… c’est une véritable hécatombe. Tous meurent, les uns après les autres. Tous, sauf Albert Nérisse (enfin temporairement !). Il semble bien qu’Anton Marek et René Myrtil aient été de mèche pour sauver René de la mort d’une manière originale. Chaque partie de son corps a donc été prêtée temporairement à un accidenté, avant de pouvoir reconstituer le puzzle complet ! René Myrtil va donc tuer les greffés, un à un (« Il maquillera donc chacun de ses crimes en suicide, avec l’aide de Marek. »), afin de pouvoir renaître sous son aspect initial. Sauf que… M. Garric, fine mouche, va éventer l’affaire en entrant, un beau jour, dans la chambre d’Albert Nérisse et en découvrant le bras tatoué d’un cœur (avec Lulu) soudé à son épaule. Fuite du fonctionnaire zélé, qui court prévenir ses chefs. Qui croirait un tel récit ?
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.
1 Boileau/Narcejac, Et mon tout est un homme in « Quarante ans de suspense », Robert Laffont, collection Bouquins, 1988, 1298 pages