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Un coup de rouge à lèvres pour se donner une contenance, c’est Simenon qui tient le miroir !

> 20 avril 2024

Un coup de rouge à lèvres pour se donner une contenance, c’est Simenon qui tient le miroir !

Tout commence à Ankara, au « Chat noir »,1 dans le cabaret d’un certain Avrenos. Les entraineuses se nomment Aspasie (elle est Grecque), Nouchi (c’est une Hongroise, née à Vienne) et Sadjidé (la locale de l’étape). Là, se retrouvent les noceurs de la ville et tout ceux qui souhaitent oublier quelque chose dans une coupe de champagne. Nouchi y rencontre Bernard, un Français expatrié, à l’allure digne et compassé. C’est le coup de foudre pour Bernard et l’amitié raisonnée pour Nouchi, qui voit l’occasion de vivre une vie facile, sous la protection d’un fonctionnaire. Nouchi, la femme forte, se lie à Bernard, l’homme faible. Une certaine alchimie naît entre ces deux-là !

Nouchi, une fille vernie

Au « Chat noir », en attendant le client, Nouchi, 18 ans, se vernit les ongles (« Nouchi, la Hongroise, échouée depuis huit jours à Ankara, se vernissait les ongles. »).

Sa rencontre avec Bernard de Jonsac est déterminante. Cet homme séduisant et rassurant va la prendre sous son aile et même l’épouser, afin qu’elle puisse rester en Turquie (en effet, une loi vient alors d’être promulguée, qui interdit aux étrangers certaines professions comme « danseuses, coiffeurs, manucures » et les menace d’expulsion). Grâce à Bernard, Nouchi est libre de rester à Stamboul et d’y minauder au milieu de ses nombreux admirateurs.

Nouchi, une fille bavarde

Lorsque Nouchi se maquille, elle est tout à fait capable de parler en même temps. « Occupée par son maquillage, elle n’en raconta pas moins, en s’interrompant parfois pour corriger la ligne rouge des lèvres […] »

Nouchi, une fille menaçante

Nouchi aime prendre des « bains » ; Nouchi aime passer du temps dans sa salle de bains, entourée de ses pots de cosmétiques. Lorsque quelqu’un la dérange, la voilà qui devient violente, prête à casser la tête de celui qui vient ainsi l’embêter. « Amar pacha l’avait saisie par les épaules et elle se débattait en riant, le menaçait d’un pot de crème de beauté qu’elle tenait à la main. »

Nouchi, une fille polie

Nouchi est-elle une fille polie ? Non, plutôt une fille qui se polit « les ongles de ses orteils », pour passer le temps, par habitude.

Nouchi, une fille impudique

Nouchi a dicté sa conduite à Bernard. Un baiser sur le front, le soir, et cela suffit. Pour le reste, impudique, Nouchi se promène, devant lui, à moitié nue, lavant « sa poitrine », « à l’eau froide », « écrasant l’éponge entre les deux seins », en toute tranquillité.

Sadjidé, une fille maladroite en maquillage

Sadjidé se balade « non maquillée, demi-nue sous un peignoir taché de fards », avant que la boîte de nuit pour laquelle elle travaille n’ouvre ses portes.

Et un maquillage express

Lorsque le top départ est donné par le patron du « Chat noir », grande agitation. « Les femmes se passaient du rouge ou de la poudre, se bousculaient devant un morceau de miroir. »

Lélia, une jeune fille amoureuse

Lélia est une jeune fille de bonne famille, qui fréquente le groupe d’amis fortunés, qui gravitent autour de Nouchi. Lors d’une soirée arrosée, Lélia manque de se noyer dans le Bosphore et est sauvée par le chevaleresque Bernard. Elle en tombe logiquement amoureuse.

S’ensuivent diverses rencontres. Des promenades, des goûters en tête à tête. Des séances de maquillage improvisées. « Quand le garçon revient avec une bouteille embuée et des verres, Jonsac et Lélia étaient comme figés et, pour rompre le charme, la jeune fille ouvrit son sac et se poudra longuement » !

Invitée chez Jonsac, la timide Lélia se remaquille les lèvres, pour se donner une contenance. « Quand il se retourna, Lélia, machinalement, tenait son sac ouvert devant son visage et promenait un crayon rouge sur ses lèvres. » Bernard se met alors à la taquiner : « Pourquoi étiez-vous si froide, hier, en me quittant ? » Lélia s’étonne : « J’étais froide ? » « Elle feignait de s’étonner, remettait le rouge à lèvres dans son sac qu’elle refermait après avoir regardé l’heure à une montre minuscule. »

Bernard de Jonsac, un homme qui s’ennuie

A 40 ans, Bernard n’a pas vraiment réussi. Cet homme, à l’aspect sérieux (légèrement dégarni, un monocle à l’œil), vivote, travaillant, pour l’ambassade de France à Stamboul. « Drogman », Bernard est à la fois « interprète » et « commissionnaire », auprès des autorités turques. Rasé de près, il se rase dans la vie, traînant son ennui de café en café.

Et un député qui se parfume

Nouchi est la femme la plus courtisée de Stamboul. Les hommes d’affaires, les avocats, les hommes politiques (« Le député était un homme gras, très soigné, au linge de soie, au mouchoir parfumé, aux cheveux et aux yeux noirs […] »)… tous flirtent avec elle, la couvrant de cadeaux. Aucun n’obtient, pourtant, la nuit d’amour attendue.

Et un ambassadeur qui se parfume aussi

Un ambassadeur français, qui aime l’eau de Cologne russe ! « L’odeur de cigare et d’eau de Cologne russe imprégnait jusqu’à l’antichambre aux fauteuils de velours rouge. »

Et des parfums… encore

Entre autres « le parfum sucré des fleurs » !

Les clients d’Avrenos, en bref

Nouchi était bien connue, à une certaine époque, en Turquie. Une femme, surnommée « la vierge de Stamboul », qui se refusait à son mari, aguichait tous les hommes et affolait leurs sens, sans jamais céder un pouce de sa vertu.

Bernard de Jonsac était bien connu, à une certaine époque, en Turquie. Un homme séduisant, un époux frustré, un violeur de jeune fille (Lélia se suicidera, en se jetant par la fenêtre, à l’instant même où Bernard lâchera sa victime).

Georges Simenon, dans ce roman noir, met en scène des êtres déclassés, qui traînent d’un pays à l’autre, noyant leur chagrin dans des cocktails, poudrant les larmes de leur visage, biffant leurs lèvres d’un gros trait rouge. Défense de se plaindre dans ce milieu !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette nouvelle illustration de Simenon.

Bibliographie

1 Simenon G., Les clients d’Avrenos in Tout Simenon 19, France Loisirs, Paris, 990 pages, 1992

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