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Cosmétiques pour l’échafaud !

> 21 avril 2024

Cosmétiques pour l’échafaud !

Jean-Paul Guillaume, est un drôle de professeur d’allemand.1 En général, consciencieux… En général, attentif à ses élèves. Du moins tant que sa vie n’est pas bouleversée par une rencontre qui va le faire basculer dans l’horreur. Tout à coup, le professeur sérieux se transforme en une sorte de brute, qui se met à battre un élève, en un professeur déjanté, qui se met à fumer en plein cours. J.P.G. est, en fait, un ancien forçat évadé (son vrai nom est Georges Vaillant) qui, depuis 18 ans, vit dans la peau d’un honnête homme sous une fausse identité. 

J.P.G., le professeur aux yeux durs

Un homme brun, aux « prunelles brunes, couleur de châtaigne, des prunelles à la fois dures et langoureuses surmontés de sourcils épais. » Des yeux souvent sévères, parfois tendres comme ceux d’une femme. Et puis, des moustaches « noires, drues, épaisses », qui lui coupent le visage en deux ! Des moustaches qui, de rage, un jour seront coupées ! Des cheveux en désordre, disciplinés parfois avec un peu d’eau de Cologne (celle de sa femme).

J.P.G., le professeur aux yeux affolés 

Au fur et à mesure du roman, on sent l’étau se resserrer autour du pauvre enseignant. Le vrai Jean-Paul Guillaume est en Indochine. C’est le meilleur ami d’un inspecteur de police, qui vient identifier notre pauvre forçat et constate qu’il y a mystification !

J.P.G., le professeur aux yeux de velours

Autrefois, J.P.G., du temps où il s’appelait Georges Vaillant, était un jeune homme aux « yeux de velours » et au torse glabre. Une « peau d’Espagnol », selon Mado, sa maîtresse !

J.P.G., le professeur à la moustache rasée

Un matin, après s’être brossé les dents, J.P.G. décide, sur un coup de tête, de se raser la moustache. D’abord au ciseau, puis au rasoir. « Pendant, quelques instants, il fit mousser sur son visage le savon à barbe. D’un geste machinal, il affûta son rasoir. » Puis, le rasoir se met à racler la peau, dévoilant subitement une lèvre « épaisse, voluptueuse ». D’un coup de rasoir, J.P.G. vient de mourir, rappelant à la vie le Vaillant d’autrefois. Rajeuni de 10, de 20 ans… au point d’en être gênant.

« N’avait-il pas un peu l’air d’une vieille coquette maquillée, comme Mado, par exemple ? »

Et puis, tant pis, tant qu’à faire… autant se cosmétiquer, comme par le passé. Oublier le triste présent et user de poudre (« Il mit beaucoup de poudre […] ») et d’eau de Cologne, comme le jeune séducteur des temps héroïques.

Jeanne Guillaume, née Lamarck, une femme austère, dignement poudrée

Une femme austère, fille de colonel. Une épouse, pas très « commode », qui veille aux dépenses et vit une petite vie étriquée. Une femme, sous le choc, qui comprend, peu à peu, qu’elle vit depuis 18 ans avec un étranger. Un homme, qui lui ment, qui a maquillé son passé. De quoi, tout de même, verser une petite larme… avant, très vite, de mettre de la « poudre », par dignité (« Elle avait séché ses yeux et même mis de la poudre. »).

Mado, la manucure aux doigts de fée

Mado est l’ancienne maîtresse de J.P.G. Autrefois, J.P.G. a tué un homme. Autrefois, J.P.G. a fait du bagne et s’en est échappé grâce à Mado. Depuis, J.P.G. s’est reconstruit une vie honnête, avec un métier honorable d’enseignant, une femme et deux enfants (Hélène et Antoine).

Lorsque Mado débarque à La Rochelle comme manucure (« la réputée manucure parisienne »), dans un salon (celui dont la vitrine est mauve) de coiffure parfumé situé sur le Mail, J.P.G. manque d’air. C’est tout un passé aventureux qui se rappelle à sa mémoire olfactive. Et si Mado allait le trahir ?

Mado, la manucure aux doigts boudinés

Mado a 50 ans ; elle est « grasse et molle » ; ses doigts « boudinés » et ses jambes « enflées » témoignent de « toutes les fatigues » accumulées durant sa vie. Une sorte de tonneau, dont le tour de taille est aussi large que l’espace entre les deux épaules.

Mado, la manucure aux conseils avisés

Pendant que le coiffeur virevolte autour de sa cliente, Mado reste immobile sur son siège. Concentrée sur son ouvrage, elle vernit les ongles, avec application, après les avoir nettoyés dans une « coupe » pleine « d’eau savonneuse et tiède ». Avec les « bâtons en bois », elle repousse les cuticules. Avec des ustensiles « nickelés », elle taille, lime, transforme…

Pour une cliente qui trouve que le « rouge » est une teinte vulgaire (« Je trouve cela vraiment trop vulgaire. Ma bonne elle-même, le dimanche, se teint les ongles en rouge. »), la voilà qui propose une teinte irisée du meilleur goût. « Les ongles argentés ne se portent guère que le soir, mais Antoine a une teinte intermédiaire irisée. »

Et puis, Mado est aussi une oreille attentive, qui ne bouscule pas les clientes, mais, au contraire, qui se montre attentive à leur bavardage. « Que me conseillez-vous pour avoir les mains blanches ? J’ai essayé la crème de concombre, mais elle ne donne aucun résultat. »

Et enfin, Mado fait les comptes : « Dix francs de manucure. Huit francs de Cutex. Une botte de bâtonnets… C’est à trois francs, n’est-ce pas ? » « Trois cinquante », précise la caissière ! On rappellera que la marque Cutex est une marque américaine de produits de manucurie, fondée en 1911.2

Mado, la manucure à la peau parfumée

Autrefois, Mado était une belle fille, blonde, « rose, parfumée, bien habillée ». Un rien chochotte… Une fille, habituée au luxe, qui trouvait les hôtels modestes sales et refusait de se servir des verres à dents qui se trouvaient dans les chambres, les jugeant « pas assez propres » pour elle !

Une belle fille, qui aimait les parures de lit en dentelle, les baignoires roses, « où pétillaient des sels », les flacons de parfum

Mado, la manucure à la peau bien nettoyée

Après avoir fait évader J.P.G., après lui avoir fait faire des faux-papiers, plus vrais que nature, Mado est bien embêtée de partager sa couche avec un homme qui n’a « pas pris de bain », depuis longtemps. Un dégoût perçu par l’ex-forçat, qui ne se force pas à paraître aimable, et qui s’enfuit avec les bijoux de son ex-maîtresse.

Mado, la manucure au visage fardé

Mado tente encore de faire bonne figure, par « nécessité professionnelle » ; elle se maquille le teint avec excès, mettant « beaucoup de poudre, de rouge aux lèvres et aux pommettes ».

Elle se maquille à outrance et se remaquille, dans les lieux publics. Mado, « avec une indifférence feinte, se remettait du rouge à lèvres en se regardant dans le miroir de son sac. »

L’évadé, en bref

Lorsque Mado réapparait dans la vie de J.P.G., le voilà qui tourne chèvre et se met à boire du pastis, comme au bon vieux temps. Et à fumer aussi, comme autrefois. Finies les moustaches de taille extraordinaire, Georges Vaillant refait surface. Celui qui s’est mis à ignorer les cosmétiques redécouvre, avec volupté, le bonheur d’une peau talquée et parfumée. En quelques jours, le train-train est aboli. Mado n’a pas reconnu son amant d’autrefois. C’est J.P.G. lui-même qui se met les fers au pied, en adoptant une attitude tellement inattendue que tout le monde s’interroge à son sujet. Comme quoi, de simples cosmétiques peuvent mener à la perte un homme, jugé jusque-là fort raisonnable. Cosmétiques pour l’échafaud en somme !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour. 

Bibliographie

1 Simenon G., L’évadé in Tout Simenon 19, France Loisirs, Paris, 990 pages, 1992

2 Site officiel de Cutex

 

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