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Pierre Loti, un éléphant dans un magasin de porcelaine !

> 05 mai 2019

Pierre Loti, un éléphant dans un magasin de porcelaine !

Mais que croit-il, ce Pierre Loti ? Une femme dans chaque port, une belle femme, parfaitement à ses goûts, aimante et très sincère ? Vraiment, il semble bien crédule. Lors de son étape nipponne, il décide de découvrir la culture japonaise en s’immergeant entièrement dedans et épouse, accessoirement, une jeune mousmé, qui répond au doux nom de Chrysanthème,1 un nom qui convient mieux à un amour défunt qu’à une passion brûlante ! Pierre Loti n’aime rien au Pays du Soleil-Levant, pas plus son « odeur compliquée », « mélange de poisson et d’encens », mêlée à l’odeur de terre et de végétaux, que ses habitants, jugés trop petits, trop jaunes, trop laids… trop tout, finalement…

Tout commence par des effluves de fleurs, lorsque le bateau du narrateur (Pierre Loti lui-même) approche des côtes japonaises. Dans le port de Nagasaki, de « petits hommes jaunes, tout nus avec de longs cheveux, peignés en bandeaux de femmes » conduisent leur jonque avec souplesse. Le paysage est composé de « choses trop jolies » qui s’articulent entre elles à la manière d’un décor « artificiel ». Dans ce monde lilliputien, Pierre Loti, qui n’a pourtant rien d’un géant, apparait surdimensionné.

Lorsque le bateau arrive à quai, il est assailli par une marée humaine. Des hommes et des femmes, qui ressemblent étrangement à des poupées russes, transportent, sur leur dos, « des petits paniers, des petites caisses, des récipients de toutes les formes », qui s’imbriquent les uns dans les autres, afin d’occuper l’espace le plus réduit possible. Dans ces boîtes « Tupperware » sont rangés une foule d’objets inattendus, tels que des « paravents, des souliers, du savon, des lanternes, des boutons de manchettes, des cigales en vie chantant dans de petites cages ; de la bijouterie, et des souris blanches apprivoisées sachant faire tourner des petits moulins en carton [...] ». Tout cet inventaire à la Prévert est présenté aux marins qui peuvent réaliser, ainsi, facilement, leurs emplettes, sans mettre pied à terre.

Les marins qui veulent visiter Nagasaki à pied sec - il pleut à torrent lors de l’arrivée - ont recours à des « djins ». Ces conducteurs de petits chars se protègent de la pluie en revêtant un « manteau waterproof » qui ressemble à « un paillasson » ou à un toit de chaume. Il ne reste plus qu’à glisser à l’oreille de son porteur l’adresse qui fait chavirer les cœurs. « Au jardin aux fleurs » est une « maison de thé », un peu spéciale, où l’on peut se « ravitailler » en jeunes mousmés, grâce à un certain « Kangourou-San ». Cet entremetteur permet de vivre à la japonaise avec une gentille petite fille, « louée » en bonne et due forme.

Les femmes japonaises sont, aux yeux de Pierre Loti, si « mignonnes », « à force de drôlerie, de mains délicates, de pieds en miniature », qu’elles en deviennent « laides », « ridiculement petites », avec un « air de ouistiti ». Son goût le porterait, naturellement, vers une petite geisha, « drôlement peinte, blanche comme du plâtre, avec un petit rond rose bien régulier au milieu de chaque joue ; la bouche carminée et un peu de dorure soulignant la lèvre inférieure. » Le plâtrage s’arrête net, au ras de la nuque, laissant visible une peau « très jaune », recouverte de « cheveux follets ». Malheureusement pour le marin, on n’épouse pas les « guéchas » (sic), ces femmes qui chantent et dansent pour divertir la société. Il ne reste plus qu’à faire affaire avec Madame Prune afin de louer une maison traditionnelle, toute en papier, dans le quartier de « Diou-djen-dji » ! Madame Prune est, semble-t-il, une « dame comme il faut ». Elle se rase « rigoureusement » les sourcils et se laque « soigneusement » les dents « en noir », comme toute dame qui se respecte. Pourtant, si on gratte un peu le vernis qui la recouvre, on décèle vite les traces de son ancien métier. Cette prostituée avait une fort belle clientèle, il y a quelques années. Son mari, Monsieur Sucre, se chargeait de faire attendre le chaland en dessinant à son intention de charmants petits tableaux à l’encre de Chine. Lorsque Pierre Loti décide de se faire photographier avec son ami Yves et sa jeune épouse, il rencontre deux femmes « anémiques, bleuâtres à force de poudre de riz, avec la bouche peinte en forme de coeur, au carmin pur. »

Sa jeune épouse, « très décorative », Mademoiselle Chrysanthème, est une sorte de petit bibelot, aux « yeux à longs cils, un peu bridés », à la « teinte de cuivre », à la « bouche légèrement charnue », aux « petits ongles pointus », aux chaussettes « à orteil séparé », aux « longues manches tombantes ». Un acte officiel scelle le contrat qui unit la jeune fille de 18 ans et le marin en goguette. Reste à s’installer dans un logement étonnamment vide à « l’étrange odeur mêlée » de « musc et de lotus ». Les Japonais aiment la simplicité et affectionnent les pièces peu meublées. Des boiseries ornent ainsi les murs de la demeure de Madame Renoncule, la mère de Chrysanthème. Ces boiseries, très blanches, sont entretenues par un lessivage au savon fréquent. Pierre Loti est intrigué, puis charmé, par cette sobriété. Il fait la comparaison avec certains appartements français surchargés de bibelots et en vient à prendre « en grippe soudaine la profusion, l’encombrement ». Ce désir de frugalité décorative ne durera guère. Lors du retour à bord, Pierre Loti fera transporter « dix huit caisses de paquets » renfermant des bibelots divers et variés chinés chez les antiquaires.

Mademoiselle Chrysanthème n’est pas une princesse au petit pois. Elle est capable de dormir sur une simple natte, la tête appuyée sur « un petit chevalet d’acajou emboîtant bien la nuque, de façon à ne pas déranger », le chignon à deux coques, artistiquement réalisé. Celui-ci ne doit jamais être défait. Il est abondamment lustré avec une « huile de camélia », à l’odeur lourde. Chrysanthème ne se déplace jamais sans son ombrelle sur laquelle on peut lire : « Nuages, arrêtez-vous, pour la regarder passer. »

Comme ses concitoyens, elle ne manque pas de se baigner le soir, vers 17 ou 18 heures. Tout le monde se met alors à nu dans une totale impudeur. Chacun s’installe dans sa « jarre » et en sort le moment venu en tenue d’Adam ou d’Eve ! Dans le jardin ou sur le pas de sa porte, chacun pratique cet usage et en profite pour discuter avec son voisin. Lorsque le moment est venu, il suffit de sortir de sa jarre et de s’essuyer avec une « petite serviette invariablement bleue ».

Le Japon est un pays qui « atténue, rapetisse, drolatise » tout, selon Loti. Il est difficile pour le marin de perdre ses préjugés. Il y arrive, toutefois, un peu, en fin de séjour et parviendrait presque à préférer le costume trop ample des Japonaises aux vêtements trop serrés des Françaises, qui visent « à mouler le plus possible des formes vraies ou fausses ». Alors qu’il est prêt à quitter Chrysanthème, il commence à l’appeler par son nom japonais « Kihou » et se plaît à dénommer sa guitare à long manche, « chamécen ».

Les gaufres de Madame L’Heure et les sorbets de la maison de thé « Papillons indescriptibles » resteront de bons souvenirs. A l’heure du départ, Pierre Loti, qui a pris, au cours de ses voyages, le « goût déplorable des tatouages », se fait graver sur « la poitrine, du côté opposé au cœur », une « chimère bleue et rose ». Les tatoueurs, en « longues robes chamarrées », cheveux en « chignon » et canotiers posés dessus, forment un drôle de tableau. Lorsque le sang coule durant la séance de tatouage (prévoir une heure et demi de souffrances), le tatoueur l’étanche « avec ses lèvres ». Cette pratique est courante au Japon et est employée en médecine pour le traitement des plaies, en particulier.

Un dernier regard en arrière... L’on aperçoit alors une petite Chrysanthème qui fait rouler les piastres dans ses petites mains, afin d’en vérifier l’authenticité. On l’avait presque oubliée... Ce mariage n’était qu’une comédie. L’amour de Chrysanthème est un amour tarifé !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour nous montrer, en image, ce que cela fait Loti juché sur un éléphant au milieu de précieuses porcelaine !

Bibliographie

1 Loti P. Madame Chrysanthème, Ed. Poche, 1995

 

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