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Colette ou une appétence indéniable pour les cosmétiques !

> 04 juin 2023

Colette ou une appétence indéniable pour les cosmétiques !

Avec Maxime Dufferein-Chautel, on le sait, ça n’a pas matché. Celui que Renée Néré appelle « Le Grand serin » n’a pas dit « ouf » longtemps, une fois la rupture consommée.1 Trois ans après sa passion brûlante pour l’artiste de music-hall qu’est devenue Renée, le voilà marié et père de famille.2 Le voilà qui croise Renée sur la Promenade des Anglais, à Nice, sans même un regard pour celle qui a fait battre son cœur à plus de 200 à l’heure. Renée a alors une aventure avec Jean. Renée va dans les hôtels de luxe, mais regrette les feux de bois rustiques, qui sentent la « créosote et le santal » ! Renée voudrait, qu’avec Jean, ça dure toujours et, pourtant, elle n’a pas grand-chose en commun avec ce beau brun qui gomine ses cheveux (« C’est déjà assez laid, cette mode des cheveux collés »). Renée ne veut pas d’entraves et pourtant elle se lie à Jean et souffre lorsque celui-ci coupe le harnais, pour aller vagabonder ailleurs. Dans son roman L’entrave, Colette excelle à mettre le doigt là où ça fait mal. Une analyse fine d’une situation diablement complexe, sur fond de cabinet de toilette. Sur la coiffeuse, les cosmétiques s’entassent… Colette y plonge les mains, avec une véritable délectation… Elle n’est pas la seule.

Renée, le même parfum qu’il y a trois ans

Renée porte toujours le même parfum, celui qui ravissait les sens de Maxime. La miss Baie des Anges, qui déambule sur l’artère qui longe la mer, est désormais une petite rentière. Elle a fait un héritage (sa belle-sœur Margot lui a laissé 25 000 francs de rente) et a raccroché tout son attirail artistique. Voilà pourtant que la Renée d’hier surgit devant les yeux de la Renée d’aujourd’hui, lui faisant un peu honte de la douairière au maintien sévère qu’elle est devenue. En croisant Max, Renée se fait toute petite, afin de ne pas attirer son attention. « J’ai craint jusqu’à la volte brusque qui pouvait lui porter tout à coup mon parfum, toujours le même… Je ne voulais pas, non je ne voulais pas. J’ai rougi comme une femme surprise en bigoudis. »

Ce parfum est doux… Il n’agresse pas. Il n’arrive pas, d’ailleurs, à supplanter la forte odeur de chlore qui se dégage des draps de l’hôtel.

Renée, la même coiffure qu’il y a trois ans

Enfin… pas vraiment. Juste comme ça, avant d’aller se coucher dans sa chambre d’hôtel (la n° 157). « J’ai défait mes cheveux » « et au lieu de les laisser libre pour la nuit, voilà que machinalement je les recoiffe comme il y a trois ans, ramenés en touffes sur les oreilles, roulés sur la nuque pour figurer le bonnet des boucles des pages… » Actuellement, Renée n’est plus coiffée ainsi. Elle dégage tout, les oreilles, les tempes, le front, la nuque… On s’arrête là… car pour le reste Renée est la pudeur incarnée. Tout ce qu’elle a montré sur scène, tout naturellement, est refusé au passant. « La peau des jambes et des bras, la rondeur des seins, c’est une espèce d’étoffe qui s’exhibe sur la scène, et rien que sur la scène, enduite d’un fard sucré qui retient la poudre - c’est une matière froide, offerte de loin, hors de l’atteinte des mains et des lèvres - c’est une partie un peu plus saisissante du costume. »

Renée, la même poudre qu’il y a trois ans

Renée n’est peut-être plus une artiste de music-hall, mais elle continue tout de même à se poudrer le visage. Lorsque son amie May est dans la chambre, Renée n’est plus elle-même. Captivée par cette belle fille qui se tient mal et trempe ses cheveux dans une coupe de champagne, Renée se « poudre au petit bonheur, éblouie » par la lumière dégagée par la belle intruse. La peau de Renée retient mal la poudre (son « museau est un peu sec »), contrairement à celle de May (son « duvet abondant retient si bien la poudre de riz »). Et pourtant Renée n’est pas avare de poudre. Elle va même jusqu’à glisser un « mouchoir à poudre sous son oreiller », afin de pouvoir « velouter » son nez et ses joues dès le réveil.

Renée, la même gourmandise pour les soins du corps qu’il y a trois ans

Quand Renée n’en peut plus de ses amis devenus encombrants (les uns se droguent, les autres se disputent), la voilà de « méchante humeur ». Vite un bain pour calmer le jeu ! « Un bain brûlant, aromatisé, » au vinaigre va venir tonifier son épiderme et lénifier ses sentiments.

Une nouvelle amie de 25 ans au teint frais qui ne se laisse pas gâter par les cosmétiques

May est sa nouvelle amie, une blonde aux yeux « marron d’Inde » et à « peau claire ». Une jeune femme qui vit dans le même hôtel qu’elle et qui brûle la chandelle par les deux bouts. Elle a, dirait-on, juré de s’abîmer la peau avec tous les cosmétiques qu’elle s’y colle. « Le fard indien décolore le bout des longs cils, le fer chaud brûle quotidiennement les beaux cheveux. » Des repas à toute heure, de la « cocaïne » en sus. Des nuits blanches… Et pourtant, l’épiderme de May reste toujours aussi frais. Il faut dire qu’elle n’a que 25 ans !

Une amie ? Une vraie ? Pas sûr. Les deux femmes aiment à discuter ensemble (« Nous avons parlé amour, hygiène, robes, chapeaux, produits de beauté et cuisine, sans acquérir l’une pour l’autre plus d’affection ou d’estime. ») Un constat, tout de même, un peu sévère, lorsque l’on sait que les deux femmes ne passent guère une journée l’une sans l’autre.

May est vraiment trop superficielle aux yeux de Renée. Pas de troubles métaphysiques chez celle qui ne connaît que « deux grands médecins de l’âme, la manucure et le coiffeur », avec une pincée d’opium et de cocaïne par là-dessus quand même. Pour combler un vide, May s’exclame : « Qu’on demande à la manucure de monter ! » ou bien « Je vais me faire laver les cheveux ». « Et rassurée, alanguie, elle abandonne ses petites pattes courtes, ses cheveux dorés, à des mains habiles qui savent pétrir, gratter délicatement, brosser, polir, onduler ; sous leurs passes bienfaisantes, May sourit, tend l’oreille à des potins, à de vagues paroles flatteuses, cède au demi-sommeil des convalescents… »

Une nouvelle amie et son amant pour des baisers dentifricés !

May vit avec Jean, son amant. Tous deux passent leurs journées à se battre et leurs nuits à se réconcilier. Lorsqu’ils viennent rendre visite à Renée, May apporte son « parfum si fort qu’il est un peu pharmaceutique » et Jean une odeur de gars « bien étrillé, le cheveu » encore humide de l’eau du bain. Tous deux s’embrassent, sans vergogne, devant Renée et échangent des baisers « à l’eau dentifrice » !

Une nouvelle amie qui aspire à faire chambre à part

Les disputes, ça va un temps… pense May, qui aspire à faire chambre à part. « […] à partir de demain, je prends une chambre et une salle de bains pour moi, à l’Impérial. J’en ai assez que le premier bain versé soit toujours pour toi, et de trouver un blaireau plein de savon contre ma brosse à dents. »

Une nouvelle amie qui se récure en public sans pudeur

May n’hésite pas à faire sa toilette devant un public averti. « C’est de l’ouvrage bien fait », nous dit Renée. Il y a le « récurage des oreilles », les paupières sont soulevées et retournées, afin d’être nettoyées à fond. Un « coin de mouchoir dans chaque narine » ! « Elle fourbit ses cavités avec la virtuosité d’un plongeur qui rince des flûtes à champagne ». « Un couteau d’ivoire gratte la langue, deux ongles chassent, d’un pinçon cruel, un bolbos minuscule, et la pince à épiler cueille ici, cueille là… » Une fois le savonnage et l’étrillage terminés, c’est l’étape maquillage selon un rituel immuable. « […] elle écrase à deux mains, sur son front et ses joues, un cold-cream abondant ». Elle pétrit sa chair, la masse avec passion. Renée ne peut que se souvenir du temps où c’était elle qui se badigeonnait la peau avec des produits variés du même genre. Des souvenirs qui remontent et mettent sous ses yeux une Renée « toute luisante de vaseline » (son camarade Brague l’appelait alors : « le rat tombé dans l’huile »). Après le cold crème, les fards à joue, à paupières… un vrai arc-en-ciel. « Elle est poudrée de mauve maintenant, et marquée de rose vif au-dessous des yeux, qu’un fard gris poche voluptueusement. » Un peu de khôl, une « pommade de raisin rouge vif » écrasée sur les lèvres… pour compléter le tableau. Tout « un travail de ravalement », qui dégoûte Jean (« C’est vilain à voir, la toilette d’une jolie femme », aime-t-il à répéter).

L’amant de l’une qui devient l’amant de l’autre

Et voilà Jean qui file dans la chambre de Renée et se met à tripoter tous les objets étalés sur sa coiffeuse.  « […] il débouche un à un » les « flacons avec une indiscrétion toute habituelle », les « flaire » et n’oublie même pas la « poudre de riz » ! Jean fuit les disputes, les « drames à propos de blaireau à barbe ou du crochet à bottines. »

Jean fuit avec Renée ; une petite plage bretonne vient accueillir leur passion fulgurante. Une plage qui sent le « foin chaud » et « l’algue, l’huître sauvage à valves ruchées »…

Et l’amant de l’autre d’une autre encore

Renée a chipé l’amant de May. Mais… l’ambiance n’est pas au top avec un Jean intransigeant, dont les cheveux ont une odeur « un peu brûlée », dans la mesure où le fer les « roussit un peu tous les jours », très critique (non pour lui-même !) quant à l’aspect de sa nouvelle maîtresse. Lorsque Renée se poudre mal, trop vite, la réaction n’attend pas : « La joue gauche, conseille Jean. Elle y a droit autant que l’autre. Essuyez vos sourcils. Là… ». Les yeux « gris clairs » de Jean « épluchent » Renée qui regrette le temps jadis. Avec Max, c’était bien différent. Le Grand serin et son émerveillement continuel… un Grand serin qui ne critiquait jamais, aimait tout en bloc (Max me « chérissait davantage saccagée par nos rudes jeux, sans poudre, le nez frotté, les joues marquées de baisers et de traces de dents… »). La comparaison entre Max (le doux, le tendre, le soumis) et Jean (l’impétueux, le coriace, le violent) est terrible.

Jean, le bel amant brun, qui sent « l’œillet », n’est pas du genre fidèle ! Avec lui, l’amour n’a qu’un temps : le présent. L’avenir : connaît pas ! Et Renée de se satisfaire d’une vie réduite à une chambre. « Je n’ai envie ni du bain, ni du peigne, ni de sortir. Je n’ai envie que de garder ta bonne chaleur, ton parfum, de dormir là-dedans et de nous éveiller quand nous en aurons assez. »

Et des fumeurs d’opium

Et un couple d’amis dont la chambre est « parfumée » à l’aide de vapeurs d’opium, auquel Renée se garde bien de toucher. Ce poison-là n’est pas pour elle…

Et la peur du soleil, la peur de bronzer

Renée aime le soleil (« Je tends, d’instinct, mon visage au rayon du soleil »), mais s’en méfie (« et je le retire vite ») ; ne surtout pas bronzer ! « Je baisse la tête, pour faire descendre un peu sur mes joues l’ombre de mon chapeau, et j’avance sur la nappe mes mains soignées que n’abîment plus les courroies des malles ni le blanc liquide… » La belle de nuit est devenue une dame qui vit le jour et dort la nuit. Pas question de voir des taches apparaître sur des mains qui, désormais, ne sont plus agressées par des fards de théâtre un peu trop agressifs.

Et des retrouvailles avec le copain Brague

Celui-ci en est tout retourné. « Est-ce l’humidité d’une larme, ou le trait de fard violet, qui fait briller son regard noir ? » Dans la loge où Renée l’a rejoint, comme autrefois, Brague officie toujours avec dextérité. Le roi du cosmétique coloré, réalise un maquillage soigné, « par petites touches d’ingrédients mystérieux ». Renée retrouve intacts tous les « petits flacons brunâtres, les chiffons tachés d’ocre, les pinceaux » utilisés autrefois. Brague dessine, sur sa peau « enduite d’ocre », « au crayon bleu », « des veines tourmentées, des tendons secs que personne n’aperçoit de la salle… » Cette « conscience inutile » ravit Renée qui constate que Brague n’a pas changé d’un pouce, durant ces trois années.

Désormais, Brague est accompagnée pour sa pantomime d’une petite « personne très brune », à « la langue rougie au carmin liquide », « Mademoiselle la Carmencita ». Une petite pincée au cœur de Renée qui constate à quel point personne n’est irremplaçable !

Et des retrouvailles avec la chambre de l’hôtel Meurice

A Paris, Renée retrouve sa chambre de l’hôtel Meurice. Un peu de parfum pulvérisé et l’odeur de « chlore et de fer refroidi » des draps est masqué. Renée, grâce à son parfum, marque son territoire et retrouve le train-train quotidien.

Et un imperméable qui sent tout drôle

L’imperméable de Jean sent « le caoutchouc, le tabac et un parfum qui n’est pas celui de May ». Méfiance alors ! Il y a anguille encore sous roche.

Et un ami qui lui veut du bien

Le fidèle Masseau fait une petite apparition. On ne sait pas grand-chose sur lui, si ce n’est qu’il voyage avec, dans un coin de sa valise, « un délicat savon rose, volé dans un établissement de bains »… et qu’il est là quand ça va mal, pour tenir compagnie à Renée.

L’entrave, en bref

Renée est jalouse (« Je porte en moi, sur moi, l’arôme et la saveur, le sel et l’amertume de ma jalousie »). Renée a besoin de Jean (« Il m’est plus nécessaire que l’air et l’eau »), de son parfum d’œillet, de tabac et de cuir mêlés. Renée a du mal à vivre seule, mais supporte difficilement la vie à deux, avec ses habitudes, ses petites lâchetés, ses trahisons… Le mieux ce serait encore, comme dit Gainsbourg, de « fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve ».3 Encore faut-il être suffisamment réactif pour dégainer le premier et tuer le bonheur dans l’œuf. Avec Max, Renée a fui en beauté. Avec Jean, c’est Renée qui fait les frais d’une fuite savamment organisée. Renée se retrouve seule au milieu d’une marée de cosmétiques. Du fard blanc, de la poudre de riz, un peu de blush, du khôl qui résiste aux larmes… deux petits tours et puis s’en vont. Mme Renée ne va pas se laisser aller pour si peu !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Un roman qui ne parle que de cosmétiques ou presque, c’est chez Colette que l’on vous entraîne ! | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr)

2 Colette, L’entrave, Librio, 2022, 141 pages

3 https://fr.wikipedia.org/wiki/Fuir_le_bonheur_de_peur_qu%27il_ne_se_sauve

 

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