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Ascenseur pour l’échafaud... professionnel

> 23 mai 2021

Ascenseur pour l’échafaud... professionnel

Bonjour l’ambiance dans la société Yumimoto, une société japonaise qui vend de tout... L’interprète belge, embauchée le 8 janvier 1990, va en baver !1 Sur les barreaux de l’échelle hiérarchique, Amélie-San, l’interprète, est en bas, tout en bas, viennent au-dessus Melle Mori, M. Saito, M. Omochi, M. Haneda. Chacun bien installé sur son barreau, chacun bien occupé à tyranniser son inférieur hiérarchique. Entre Amélie (la victime) et Mori Fubuki (le bourreau) une fascination réelle, de la jalousie, de la haine... Un combat qui dure un an et laisse des traces pour la vie.

Amélie, la N tout court

La belge Amélie, au teint « d’aimable » « geisha blanche », est une jeune fille de 22 ans, adoratrice du Japon. Cette adoration aura, pourtant, du mal à résister aux brimades qui vont se succéder au sein de la société Yumimoto. Savon... « mérité », « magistral »... les savons s’enchaînent sans répit... Amélie va en recevoir plus d’un. Beaucoup de mousse et un effet détergent puissant qui laisse la peau sèche et l’âme récurée à fond. De corvée en corvée, Amélie glisse dans un puits qui semble n’avoir pas de fond. Un travail harassant, qui implique parfois un travail de nuit (« A quatre heures du matin, j’allai faire une rapide toilette devant un lavabo et me changer. »), n’autorisant qu’une toilette de chat. Eventuellement, un shampooing rapide, sous le robinet des toilettes des dames, mais ça c’est quand la nuit a été particulièrement folle.

Melle Mori, la N+1

Melle Fubuki (qui signifie « tempête de neige ») Mori (qui signifie « forêt »), supérieure directe de Melle Amélie, est une « fille haute et longue comme un arc », un « arc nippon », bandé à l’extrême, dans un effort de travail constant. 29 ans, 1m 80 : taille extraordinaire pour une Japonaise. « Svelte et gracieuse » ; un visage tout simplement splendide. Un nez qui rivalise avec celui de Cléopâtre. « Le plus beau nez du monde », on vous dit ! Une beauté au poil, sans poil (le poil est immonde, vulgaire). Une beauté effilée, où toute rondeur est condamnée (« il est honteux d’avoir des rondeurs. »). Une beauté pesée, paramétrée, objectivée !

Et puis, en ce qui concerne le teint, un ton « blanc et mat », qui n’est pas sans rappeler celui de la célèbre peinture Dulux Valentine, au fini impeccable, en seulement deux couches... Dans le cas présent, plutôt un layering expert, qui a consisté à empiler avec soin les couches de cosmétiques, jusqu’à obtenir un teint de porcelaine idéal. Un « teint de lys », qui rappelle celui de Blanche de Mortsauf, la douceur en moins, le sadisme en plus.2 Une beauté stupéfiante, qui s’étend du sommet du crâne, à la pointe des pieds. Des cheveux, d’une « éclatante noirceur », d’une rigidité cadavérique, qui sent le sapin à plein nez. Un brushing, tellement parfait, qu’il en devient suspect. Face à sa N+1 tortionnaire, Amélie s’imagine en coiffeuse, prise de folie, cassant son fer à lisser, prenant les mèches de cheveux à pleine main et les brassant avec volupté.

Melle Mori, c’est une beauté corsetée. Une beauté qui ignore le naturel. Une beauté poignante, qui souffre et fait souffrir.

Côté hygiène bucco-dentaire, rien à redire avec deux brossages, durant la période travaillée. Cela du moins dès lors qu’Amélie va être reléguée au grade de dame-pipi. « Dans le miroir, je la vis, qui la bouche mousseuse de dentifrice, me regardait sangloter ». Jouir du malheur des autres, la seule chose qui reste à Fubuki.

Côté travail, c’est aussi la perfection... Quelques accrocs, toutefois, parfois ! Des fautes, qui nécessitent des corrections publiques, « le savon du siècle », voire le « savon du millénaire », le truc qui laisse tout le monde stupéfait ; la victime sur le carreau douché, rincé, aseptisé ! Et oui, car Fubuki est le tortionnaire souvent, mais aussi la victime parfois.

M. Saito, le N+2

Le supérieur direct de Melle Mori, M. Saito, est un homme d’une cinquantaine d’années, « petit, maigre et laid ».

M. Omochi, le N+3

Le supérieur direct de M. Saito, M. Omochi, est un homme « énorme et effrayant ».

M. Haneda, le N+4

Le supérieur direct de M. Omochi, M. Haneda, est au sommet de la pyramide. Cet équilibriste d’une cinquantaine d’années est d’une beauté et d’une élégance exceptionnelles. Beauté et bonté se sont associées chez cet homme exquis que l’on ne voit... presque jamais.

M. Tenshi, un ange au milieu des N

M. Tenshi est un collègue, un égal, un N tout court... Pris de pitié pour la jeune fille désœuvrée, M. Tenshi lance un défi à Amélie : rédiger un dossier complet sur un nouveau procédé, complètement révolutionnaire, permettant de mettre au point du beurre allégé. Un vrai boulot intéressant, un boulot qu’Amélie s’empresse de réaliser à la perfection. Dommage qu’une mauvaise langue, Melle Mori, en l’occurrence, ne vienne fiche la zizanie. Amélie est sous ses ordres, pas sous ceux de M. Tenshi. Retour à la case « humiliation » !

M. Piet Kramer, un gars qui transpire

Le Japonais ne connaît pas la sueur. « Il n’y a pas plus honteux que la sueur ». Une vulgarité sans nom ! Alors, vous imaginez, ce qui peut se passer quand un Hollandais jovial, de larges auréoles de sueur sous les bras, ose se pointer dans l’open space, où une armée de fourmis travaillent, tête baissée ! L’évolution de Piet, entre les bureaux, s’accompagne d’un « feu d’artifice de particules olfactives », qui diffusent dans l’air ambiant. Le bouquet final : Piet Kramer pue ! Il pue tellement, que l’on a envie de lui tendre un déodorant, voire même plutôt un anti-transpirant. L’envie pour les Japonais présents de se lancer dans l’aventure cosmétique, afin de mettre au point « des déodorants enfin efficaces ». 

Des tâches incompréhensibles

A peine arrivée dans l’entreprise, voilà Amélie chargée de rédiger un courrier, adressé à un certain Adam Johnson, dont elle ignore tout, afin de le remercier de son invitation à jouer au golf. Premier jet... à la poubelle. Et ainsi de suite, jusqu’à la xe version. Dégradée Amélie-San. De corvée de gobelet de café ou, selon les goûts, de tasse « d’honorable thé ». Pas de bol, ça ne fonctionne pas ! Puis, de corvée de photocopies (un vrai massacre forestier à la tronçonneuse photocopière !). Jamais droit... Jamais ceci, jamais cela ! Puis, de corvée de chiffres, des colonnes de chiffres à additionner, à comparer, à trier ! Impossible pour le cerveau d’une littéraire, habituée à gambader dans des prairies herbeuses et non dans des jardins japonais. Puis de corvée de WC, avec, pour seul horizon, des rangées de rouleaux de papiers WC et des balayettes d’une propreté douteuse.

Stupeur et tremblements, en bref

Stupeur et tremblements est un roman jubilatoire, qui rappellera, sûrement, à beaucoup d’entre nous, des situations plus ou moins similaires et tout aussi ubuesques.

Entre l’eau en glace de Fubuki Mori et l’eau en larmes d’Amélie, pas d’état intermédiaire. Un problème météorologique permanent, qui transforme le 44e étage de la tour Fubuki en une zone de tsunami et ce quelle que soit la saison de l’année.

L’ascenseur de la société Yumimoto est en chute libre. Embauchée pour un contrat d’un an, Amélie ne craquera pas. Elle restera jusqu’au bout coûte que coûte, quitte à subir un véritable martyr, comme celui pratiqué autrefois sur le prisonnier de guerre (enterré vivant, la face sortant de terre sous le soleil, le prisonnier cuit comme un « roast-beef » et d’autant plus vite que sa carnation est plus claire).

On vous rassure, Amélie-San s’en est très bien sortie. Raccrochant sa veste d’interprète au crochet du vestiaire Yumimoto, Amélie a gagné sa liberté. Elle est maintenant un écrivain connu, reconnu. Elle garde toujours sur elle le petit mot de félicitation, envoyé par Mori Fubuki, lors de la sortie de son premier roman ! Un mal pour un bien... Merci Fubuki. Vous imaginez un peu si Fubuki avait été une supérieure hiérarchique adorable ?

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 Nothomb A., Stupeur et tremblements, Albin Michel, 2008, 187 pages

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/le-lys-dans-la-vallee-une-joconde-coiffee-a-la-sevigne-dont-la-peau-est-un-frais-jasmin-1168/

 

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