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Anosmie, fond de teint blanc, rouge à lèvres sanglant... ça va saigner !

> 22 mai 2021

Anosmie, fond de teint blanc, rouge à lèvres sanglant... ça va saigner !

Ah, si les toutous à la baballe pouvaient parler, le travail d’Hercule Poirot en serait grandement facilité ! Quelques jours après une chute dans son escalier (la balle de Bob a été incriminée à tort ; un fil a tout simplement été tendu afin de faire trébucher la vieille dame), Emily Arundell décède d’une crise de foie, dans sa demeure de Littlegreen, située à Market Basing.1 Contre toute attente, aucun membre de la famille n’hérite ; c’est une terne demoiselle de compagnie, Miss Wilhelmina Lawson, qui empoche le pactole. Nièces (Theresa, Bella) et neveux (Charles) sont consternés. Pas un sou ne leur revient ! Mourir d’une crise de foie, alors que l’on a, à portée de main, deux médecins, étrange ! Le fiancé de Theresa (le Dr Rex Donaldson) et le mari de Bella (le Dr Tanios), deux médecins de bonne réputation, n’ont visiblement rien pu faire. Pas plus que le médecin de famille, un vieux médecin souffrant d’anosmie.

Hercule Poirot, une moustache de folie

Alors que la vieille dame est décédée depuis plus d’un mois, Hercule Poirot reçoit une lettre signée d’Emily Arundell. Celle-ci se sent menacée et demande de l’aide. Une bonne fidèle a retrouvé la lettre dans un sous-main et s’est fait un devoir de l’envoyer à son destinataire. Ni une, ni deux. Hercule lisse ses moustaches et monte dans la voiture d’Hastings ! A l’arrivée, un petit coup d’œil, dans une glace de poche qui ne le quitte pas, lui permet de « vérifier la belle ordonnance de ses moustaches flamboyantes ». Ces moustaches étonnantes feront la joie de Miss Peabody qui y verra des moustaches de cinglé. Réponse acerbe d’Hercule Poirot : « En Angleterre, dit Poirot, le culte de la moustache est lamentablement négligé. »

Une famille avec un lourd passif... de folie meurtrière

La mère de Theresa et de Charles a été incriminée, il y a fort longtemps, dans une histoire d’empoisonnement à l’arsenic ! A retenir.

Des vieilles dames qui communiquent avec les esprits

La veille même de sa mort, Emily Arundell s’est distinguée, lors d’une séance de spiritisme, avec les demoiselles Tripp et Miss Lawson. Particulièrement en forme ce soir-là, Emily s’est retrouvée recouverte d’une « sorte de halo autour de la tête ». Un « brouillard lumineux », une « auréole », un « ectoplasme », traduisant un caractère incontestable de médium. « Ce soir-là, je vis distinctement un ruban lumineux sortir de la bouche de la chère Miss Arundell. » diront les témoins. La nuit-même une crise de foie terrible était à déplorer ! Incroyable, ce n’était pas prévu !

Une nièce avide de luxe et d’argent

Theresa est une « fille étrange, ultra-moderne et maquillée au possible », âgée de 28 ou 29 ans. Sa palette de maquillage (fond de teint blafard, rouge à lèvres sanglant formant une « entaille écarlate et brillante au niveau de ses lèvres ») ne plaît pas vraiment aux vieilles dames de Market Basing. De quoi vous donnez une crise de foie rien qu’à la regarder ! « Grande, très mince, elle donnait l’impression d’une gravure en blanc et noir, avec sa chevelure sombre comme l’aile de corbeau et son visage d’une pâleur mortelle. » Ses « sourcils curieusement épilés » témoignent, chez elle, d’un certain souci esthétique. Le résultat n’est pourtant pas fabuleux. Vêtements et produits de beauté de luxe, Theresa veut tout, tout de suite. Un coquet petit héritage serait le bienvenu et ce d’autant plus que la jeune fille s’est emmourachée d’un jeune médecin fauché, qui ne vit que pour la science. Rex Donaldson ne s’occupe aucunement de son aspect extérieur. Pas besoin de confort pour cet intellectuel qui ne vit que de ses expériences. Il « se laverait dans une baignoire ébréchée » sans s’en rendre compte !

Un neveu tout autant avide de luxe et d’argent

Charles, le frère de Theresa, est bâti sur le même modèle que sa frangine. Ce jeune homme, très séduisant, à la « figure bronzée », est un vrai panier percé. Un peu escroc sur les bords, il n’hésite pas à falsifier un chèque ou à fouiller dans un tiroir pour y chercher quelques billets de banque. Charmeur, on lui pardonne tout.

Une nièce avide de tranquillité et de douceur de vivre

Bella Tanios, la trentaine, est toujours mal fagotée. Si elle essaye de copier sa cousine Theresa, le résultat est toujours raté, car c’est à moindre frais. Des yeux qui sortent de la tête, d’une curieuse couleur de « groseille bouillie » ! Cette jeune femme est une mère de famille avant tout, une louve prête à tout pour ses petits.

Des médecins à gogo

Dans cette famille, deux médecins possèdent les connaissances nécessaires pour tuer une vieille dame, de manière discrète. Le Dr Donaldson est un spécialiste des « sérums thérapeutiques » (« On vous pique avec une de ces horribles aiguilles hypodermiques, même si vous êtes en bonne santé, afin de vous préservez des maladies. »), le Dr Tanios, un généraliste dont se méfie Emily. La vieille dame a ainsi jeté à l’évier une potion digestive préconisée par son neveu par alliance.

Des médicaments de toutes les couleurs

Miss Lawson raffole de médicaments en tous genres. « Pilules, comprimés, cachets, potions, médicaments pour la circulation » font son régal. Miss Arundell, quant à elle, ne prend que peu de remèdes… seulement des pilules blanches (2 à 3 après les repas) renfermant de l’aloès et de la podophylline,2 prescrites par le Dr Grainger, manifestement pour traiter sa vésicule biliaire et les célèbres capsules pour le foie du Dr Loughbarrow. Ces capsules sont alors très à la mode ; à la pharmacie de Market Basing, Hercule Poirot se laisse, même ainsi tenter, par « un paquet artistement  présenté de capsules du Dr Loughbarrow pour le foie ». Ce « médicament parfait », selon le pharmacien est certainement inoffensif. A moins que... l’on y introduise une dose létale de phosphore !

Témoin muet, en bref

Témoin muet est l’occasion pour Agatha Christie de faire, une nouvelle fois, preuve d’imagination, en matière d’arme du crime. Un fil tendu dans un escalier, une capsule médicamenteuse contaminée par du phosphore. Quel raffinement ! Tout a été minutieusement organisé, afin de simuler une crise hépatique. L’assassin est une personne bien renseignée, qui connait la particularité du Dr Grainger. Un nez qui n’est plus opérationnel (« J’ai perdu le sens de l’odorat voilà 4 ans à la suite d’une grippe. »). Dans ces conditions, « L’odeur alliacée de l’haleine » de la personne intoxiquée ne risque pas d’être découverte. Quant au halo phosphorescent qui nimbe la vieille dame (« L’haleine de la personne peut être phosphorescente avant que la personne ne ressente aucun malaise »), il ne choquera aucune des adeptes du spiritisme. Habituées à dialoguer avec les esprits, elles n’y verront qu’une manifestation supplémentaire de ses (bonnes !) relations avec l’au-delà !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 Christie A., Témoin muet, Paris, Librairie des Champs-Elysées, 253 pages

2 Bennett JH. Report of the Edinburgh Committee on the Action of Mercury, Podophylline, and Taraxacum, on the Biliary Secretion. Br Med J. 1869;1(436):411-20. 

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