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Un fard de théâtre meurtrier à la céruse !

> 25 avril 2020

Un fard de théâtre meurtrier à la céruse !

Dorian Gray est un adolescent extraordinairement beau qui fait chavirer les cœurs.1 Le peintre Basil Hallward, qui réalise son portrait, est tombé littéralement sous son emprise ; idem pour Lord Henry Wotton qui se met à collectionner ses photographies (il en possède 17 ou 18, selon son épouse).

Dorian Gray est un jeune homme aux « lèvres vermeilles », aux yeux bleus et à la « chevelure aux boucles dorées » à l’or fin. On croirait un dieu de l’Antiquité. Son front, sans nuage, incarne la pureté même. Pas de trace de l’ombre d’un péché sur ce gracieux visage qui respire la candeur.

Au contact d’Harry (c’est le surnom donné à Lord Henry), l’âme pure de Dorian va commencer à se faisander. Une flamme nouvelle apparaît dans son regard. Harry l’encourage à céder à ses penchants, ses passions, à « guérir l’âme par les sens, guérir les sens par l’âme ». Il lui prophétise une vieillesse pleine de rides, de flétrissures, de chairs abandonnées. « Un jour votre teint sera blême, vos joues hâves, vos yeux ternes. » Avant cela, il faut profiter...

Dorian, fasciné par Harry, se laisse envoûter et fait le terrible vœu de rester jeune aux dépens de son image représentée sur le chef-d’œuvre peint par Basil. Effectivement, au fil des ans la toile va se modifier en profondeur. Si les traits du quadragénaire restent ceux d’un adolescent, le portrait qui sommeille, gardé sous clé dans une chambre oubliée d’une grande demeure, se charge de rides, d’ombres, de flétrissures... au fur et à mesure des basses actions qui peuplent le quotidien de celui qui est devenu sujet d’abomination pour la bonne société londonienne.

Lors de son adolescence, Dorian est tombé amoureux d’une jeune actrice sans le sou (sa mère se barbouille le visage d’une « poudre grossière »), Sibyl Vane, « 17 ans à peine », brune, avec des « yeux profonds et violets » et des « lèvres semblables à des pétales de rose ». Une blancheur pleine de noblesse, une gorge « d’un blanc de lis », des mains d’un « frais ivoire ». Dorian commet son premier forfait en rompant ses fiançailles sous l’effet de la mauvaise influence de son démoniaque ami. Le Prince Charmant (c’est le nom d’amour donné par Sibyl à Dorian) est mort dans les bras d’Harry !

Dans son célèbre roman, Le portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde fait valser les cosmétiques et s’en sert d’armes meurtrières.

L’ombre pour se protéger du hâle

Dorian se protège des rayons du soleil car le bronzage est chose mal perçue à son époque (nous sommes au XIXe siècle). Pas question de se « laisser brunir ». « Ce ne serait pas joli ».

Des parfums pour faire parler les sens et jouer les émotions

Comme un certain des Esseintes,2 quelques années auparavant, Dorian se plaît à multiplier les expériences. Une vie de luxe et de luxure. Un peu d’opium de temps en temps. Des collections de parfums, d’instruments de musique, de pierres précieuses... des objets qui s’accumulent et remplissent le vide de sa vie. Dorian se plaît pendant un temps à jouer au parfumeur et à étudier la psychologie des parfums. Il s’attaque aux bases du sujet, distille des huiles essentielles, achète des gommes, des bois, des baumes... et tente d’établir une relation entre fragrance et état d’âme. L’encens « porte au mysticisme », « l’ambre aux passions de l’amour », « les violettes réveillent le souvenir des amours défuntes », « le musc trouble le cerveau et le sampac l’imagination », « le nard indien débilite », « l’hovénia affole les hommes », « l’aloès délivre de la mélancolie ». Cette vivisection des sentiments liés à l’usage des parfums aboutit à l’établissement d’un véritable précis d’aromathérapie. Feu de paille pour celui qui, lassé de tout et de tous, passe rapidement à un autre sujet d’intérêt.

Des bains d’eau de rose pour des mains douces et blanches

Les mains d’Henry sont des mains « fraîches et blanches » qui sont entretenues par des bains d’eau de rose. Henry est marié à une femme trop sentimentale à son goût, une femme « aux cheveux paille ».

Un fard rouge qui rend intelligent

Henry considère qu’il existe deux types de femmes : les simples qu’il est plaisant d’emmener déjeuner et les « fardées » qui se fardent « pour tâcher de paraître jeunes », de « paraître 10 ans de moins que leurs filles ». Ces femmes fardées ont laissé leur intelligence dans le tiroir de leur coiffeuse. Elles sont bien différentes de leurs grand-mères qui « se fardaient pour tâcher de causer brillamment. Dans ce temps-là le rouge et l’esprit allaient de pair. »

Un fard blanc meurtrier

En apprenant la rupture de ses fiançailles, Sibyl commet l’irréparable. Elle se suicide dit-on en ingurgitant un fard de théâtre à base de blanc de céruse ou une préparation à base d’acide prussique.

Dorian Gray, la cosmétique de l’assassin

N’oublions pas de préciser que Dorian Gray est l’assassin du peintre Basil ; il porte encore sur les mains le sang de Sibyl et de tant d’autres jeunes filles déshonorées. Ce maître chanteur, corrupteur et corrompu, finira par se tuer en plantant un couteau dans la toile qui représente sa vraie nature.

Ce roman pour parfumeurs qui commence dans le « riche parfum des roses », la « lourde odeur de lilas », l’« arôme délicat des aubépines rougissantes » s’achève sur des notes de corruption, associant moisi, immondices et ignominies. « Ah ! qu’il déplorait le prodigieux moment d’orgueil et de passion où il avait demandé, dans une folle prière, que le fardeau de ses jours retombât sur le portrait, tandis qu’il garderait en sa chair la splendeur sans tache d’une éternelle jeunesse. »

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour sa vision rock 'n' roll de Dorian Gray !

Bibliographie

1 Wilde O. Le portrait de Dorian Gray, Le livre de Poche, Stock, 280 pages
2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/des-esseintes-histoire-d-un-parfumeur-franchement-dejante-1192/

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