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Voyage au pays des cosmétiques dans un omnibus à impériale

> 26 avril 2020

Voyage au pays des cosmétiques dans un omnibus à impériale

Installez-vous confortablement dans l’omnibus à impériale affrété spécialement pour vous par Louis Aragon,1 le départ est imminent ! Vous y partagerez le quotidien d’une foule de personnages, plus pittoresques les uns que les autres. Sachez que l’écrivain nous transporte dans le temps et nous entraîne en 1889, date de l’Exposition universelle de Paris, qui vit la Tour Eiffel se dresser tel « un monstre aux pattes écartées, dont la dentelle d’acier dominait tout » au beau milieu de la cité parisienne.

On croise dans les allées de cette exposition un fort joli couple, formé par Paulette, 23 ans, la taille fine, dûment corsetée et Pierre son aîné de 10 ans, une « belle barbe bien lustrée », une barbe qui fait sérieux, qui fait assis dans la vie. Trois enfants naîtront de cette union, deux filles (l’aînée qui mourra de la scarlatine et la cadette, une petite Jeanne) et un garçon, Pascal, surnommé Calino, né en 1886.

Pierre Mercadier est professeur d’histoire ; il est né en 1856 et a perdu successivement son père, puis son beau-père. On pourrait dire de lui qu’il a été élevé dans du coton, tant sa mère prend soin de lui... On peut comprendre du fait des circonstances… Pierre aime l’art en général et la peinture et la musique en particulier. C’est un intellectuel qui rédige une thèse sur l’Ecossais Law, l’inventeur du papier-monnaie. Cet homme, dont les qualités sont méconnues, tend à végéter d’un lycée de province à un autre lycée de province. Si sa carrière n’est pas formidable, la bourse ne lui réussit pas non plus. Ses actions chutent d’année en année. Son homme d’affaires, un Brésilien nommé Castro, constate les dégâts, avec philosophie et flegme.

Paulette d’Ambérieux est une fraîche jeune fille de 16 ans, rencontrée pour la première fois au bal de la préfecture d’Aix. Ses cheveux sont de couleur « blond cendré » ; elle porte « une mouche au menton qui n’était pas un effet de l’art ». Paulette et Pierre se plaisent... Les Mercadier apportent l’argent, les d’Ambérieux le lustre de la noblesse. Marché conclu ! Seul petit souci à l’horizon, Paulette est aussi futile que Pierre est intellectuel. La jeune fille n’aime que les vêtements et les cosmétiques. Dépensière pour elle, pingre pour les autres, Paulette est un curieux modèle d’humanité !

La grand-mère d’Ambérieux, Marie, une vieille femme flétrie, « à la peau douce et duveteuse », n’aime pas son gendre, disons-le tout de suite. Elle raffole, en revanche, de son petit Pascal, auquel elle donne une multitude de petits noms d’amour allant de son « Grand Cheval » à sa « Beauté », en passant par son « Rominagrobis » et à son « Duc de Morny »...

Rapidement, l’argent va gâter les rapports entre le mari et sa femme et être source de chicaneries, de disputes, de fractures...

Paulette et les cosmétiques à foison

A Alençon, Paulette vit dans une chambre-bonbonnière, copiée/collée de celle de sa grande amie, son modèle, Mme Denise Lassy de Lasalle. Sur sa coiffeuse, se pressent « l’eau de concombres, le vinaigre de Bully, l’eau de Cologne Jean-Marie Farina, les petits pots de crème secrets de Denise », les repousse-cuticule (ou pieds de biche), « les repoussoirs, vaporisateurs, polissoirs, brosses décorées de têtes d’anges » et boîtes de toute sorte. Le soir, Paulette dispose sur sa tête quelques bigoudis afin de faire friser les petites mèches de devant. Elle s’inonde littéralement de parfum Guerlain ! Sans doute pas Jicky, créé en 1889. Un parfum d’ailleurs beaucoup trop moderne pour elle.2 L’eau de Cologne impériale cadre beaucoup mieux avec la personnalité de Paulette,3 une femme qui aime le luxe et les valeurs sûres. A la campagne, Pierre ne peut s’empêcher de comparer le teint marmoréen de sa maîtresse et le teint mat de son épouse. 

A Sainteville, lieu de villégiature de la petite famille, Paulette est constamment en rogne. Il y a cette femme, Blanche, qui semble tout faire mieux que tout le monde. Il y a sa mère qui se complait à dresser sa fille contre son gendre, en agitant entre eux le spectre parfumé de la belle dame Blanche. Et puis, il y a cette fâcherie qui conduit Mme Mère à la case hôtel, puis à la case cimetière ! « On choisit toujours mal le lieu où on annonce à une fille que sa mère est morte au matin. Elle était en train de se laver les dents, elle avait posé devant elle le petit pot rond de Victoria Tooth Paste, elle avait la brosse en main. Elle renversa la poudre, de saisissement. Se jeta à terre pour ramasser la houppette. » Afin d’éviter que les larmes n’altèrent la beauté de son regard, elle se tamponne les yeux avec des « eaux spéciales venues d’une pharmacie anglaise ».

Lorsque Pascal sera devenu grand, lorsque Pierre aura pris la poudre d’escampette, ce sera lui qui fera vivre la famille. Difficile de faire comprendre à sa mère qu’il est nécessaire de réduire les dépenses. « Cela finissait toujours de même : elle s’enfermait dans la chambre, s’étendait sur le lit avec un mouchoir sur la figure, imbibé d’une eau de toilette qu’elle achetait les yeux de la tête rue de la Paix, chez un pharmacien anglais, et de laquelle il n’était pas question qu’elle se passât, plutôt ne pas manger ! ».

Devenue grand-mère, Paulette continue à prendre soin d’elle. Son petit-fils Jeannot apprécie la poudre qu’elle utilise et le « sent-bon » dont elle n’est pas économe.

Pierre et le protocole d’hygiène personnelle scientifiquement étudié

Dans la salle de bain du château de son oncle, Pierre a mis au point un protocole quasi scientifique. La pièce de la tour qui joue le rôle de salle de bain est remplie de vapeurs. Pierre « commence par se laver les pieds, les jambes », puis il « frotte les genoux », s’enduit les bras de mousse de savon. Chaque étape suit la précédente dans un ordre immuable. Le « cérémonial » est le même immanquablement. Pierre se lève pour « mieux s’astiquer » et se « frappe les cuisses ». Le bain est, pour lui, un temps propice à la méditation. Le sens de la vie, le temps de la jeunesse, l’amour... Il lui vient de drôles d’idées en mettant un pied hors de la baignoire : « Si Paulette l’avait vraiment épousé pour son argent ? » Et puis Blanche, cette jolie voisine... Il est de temps de se tailler soigneusement la barbe pour lui plaire et de se parfumer « un peu ».

Après 14 ans de mariage, Pierre souffre du poids des habitudes. Chaque jour, « le réveil sonne, la douche, le gant de crin, les mouvements de gymnastique, le petit déjeuner, le coup d’œil à la fenêtre pour voir s’il pleut, la rue, le lycée... »

Un jour viendra où tout cela sera jeté au feu. Un petit tour chez Castro, et la fuite avec tout l’argent du ménage ! Commence alors sa « lune de miel » de solitude... une lune de miel peuplée tout de même de visages féminins, tels ceux de Francesca Bianchi ou de Reine Brécy.

Lorsque les soucis d’argent se feront sentir, Pierre reviendra à Paris et retrouvera une petite vie de professeur bien étriquée, dans une école privée, montée par son ancien collègue, Meyer.

Et puis, la routine s’installe à nouveau. Et chaque soir après les cours, Pierre se retrouve immanquablement devant la table d’un café qui fait aussi maison close et qui porte le doux nom des Hirondelles. La patronne, Dora Tavernier, le prend en sympathie et même un peu plus. Pierre a vieilli. Du bel homme d’antan rien ne subsiste. Sa peau pend lamentablement. Son teint « n’est pas net », ses cheveux sont en berne (« Il ramenait des cheveux encore noirs sur une calvitie presque totale. »). Pour Dora, même constat. Sa « peau flasque » n’a rien pour inspirer l’amour. Trop de rides, trop de fard, trop de poudre qui colmate « la peau flétrie ». Et puis pas assez de dents. Celles-ci sont déposées chaque soir dans un verre d’eau !

Une attaque subite à Garches dans la maison de campagne de Dora livre le vieil homme pieds et poings liés à la vieille prostituée qui en fait sa chose et qui décide de jouer à la bonne épouse, qu’elle n’est pas et n’a jamais été, voire à la maman avec son poupon qui ne peut que se laisser faire. Désormais grabataire et incapable de se faire comprendre, Pierre est à la merci de Dora. Le bain d’antan, la douche et le gant de crin... c’est bien fini. La roue a tourné. « Maintenant, il est toujours bien rasé, parce que Dora pour rien au monde ne raterait la cérémonie, depuis qu’elle opère elle-même. Il est bien possible qu’à ces moments-là, quand le rasoir valse autour de lui, quelque chose d’humain, de simple, se loge au fond de ses orbites : la terreur d’être coupé par cette femme. »

Jeanne, une petite sœur qui aime les cosmétiques

Lorsque Pascal est en âge de subvenir aux besoins de sa famille, il devient employé dans une boutique de fleurs et plumes. Le salaire n’est pas mirobolant ; il convient donc de faire des économies. « Jeanne, à 12 ans, était d’une frivolité exaspérante, et elle volait dans les poches de son frère, pour s’acheter de la poudre, du parfum, et un corset de grande personne dont on ne voyait pas encore apparaître la raison. »

Marie d’Ambérieux, une teinture pour cheveux un peu spéciale

En 1897, Marie est une femme âgée de 60 ans. Ses cheveux sont gris ; elle ne les teint que sur le devant car elle considère les « miroirs à 3 faces » comme des engins diaboliques. Drôle de chevelure qui ressemble à un échiquier vu de haut ! Blanche constitue le point d’achoppement entre Marie et son frère. Marie voit bien le jeu de cette séductrice qui a jeté son dévolu sur Pierre. Le ton monte et Marie se fâche pour de bon. Pas question de rester une minute de plus au voisinage de cette catin. « Elle jetait pêle-mêle tout ce qui lui tombait sous la main dans sa malle, elle dégarnissait les porte-manteaux. Elle tournait sur elle-même, l’eau dentifrice à la main. »

L’oncle de Sainteville ou la propreté avant tout

L’été, Pascal est mis en pension chez le frère de sa grand-mère d’Ambérieux, dans l’Ain, près de la commune de Buloz. Le château tombe un peu en ruine, mais le parc est magnifique et la nature environnante captivante. L’oncle est fier de son domaine et se vante, à qui veut l’entendre, d’avoir installé une salle de bain dans l’une des tours de son château. Avant le dîner, il peut ainsi proposer à ses hôtes de se rafraîchir dans un bain. Toutefois, il est utile de préciser que « pour avoir un bain », « il fallait pomper 20 bonnes minutes, en bas, près de la cuisine. » Cette salle de bain est appréciée des locataires qui s’installent aux beaux jours. Des industriels lyonnais, les Pailleron, en font leurs délices. Ceci n’est pas du goût de Marthe, la bonne, qui ronchonne à ce sujet. Afin de limiter la prise de bains, elle entasse malicieusement objets et pommes de terre dans la baignoire. « Elle met des provisions dans la baignoire exprès pour que les locataires ne se baignent pas... ça fait des criailleries tous les 2 ou 3 jours. »

L’oncle veille scrupuleusement à la propreté de son neveu. Le cosmétique-phare de la toilette, c’est le savon de Marseille. « Ici on se lave toujours au savon de Marseille. Rien de mieux pour la peau. » Les serviettes sont « blanches, à raies rouges, marquées S ». Pascal traînasse dans son bain, puis s’impatiente subitement, « comme si c’était sa vie qui se dissolvait dans ce bain, et non pas le savon. »

Il s’agit d’un homme qui a encore une belle prestance et qui ne néglige aucun cosmétique pour séduire ses belles locataires. On le voit ainsi se « calamistrer le poil » pour marquer des points vis-à-vis de Blanche.

Blanche Pailleron, une cocotte qui porte bien son nom

Blanche est une jeune femme de 34 ans qui fait tourner toutes les têtes lorsqu’elle croise le chemin des Mercadier. Son prénom, elle le porte bien. Même en plein été, elle conserve une « nacrure de peau » exceptionnelle. Sa « lingerie de cocotte » et ses fards à joue n’enchantent pas Marie d’Ambérieux qui ne s’en laisse pas compter. Le vieil oncle et Pascal sont, quant à eux, complètement tourneboulés par cette splendide locataire aux yeux verts et aux cheveux couleur acajou. Blanche est accompagnée de sa fille Suzanne et d’une amie de celle-ci, Yvonne, qui arbore de longs cheveux blonds « qui se prennent dans les buissons d’épines ». Suzanne est toute autre. Son « hâle mal mis » sur son visage fait sourire Pascal qui ne boude pas pourtant la petite fille de 12 ans. Blanche, c’est un sillage parfumé qui hante les pièces de la vieille demeure endormie. Louis Aragon s’interroge sur la nature de ce parfum et ne trouve pas de mots pour le qualifier. « Très difficile d’imaginer les parfums... Quelqu’un qui inventerait un parfum par cœur... Comme on compose de la musique. »

Reine Brécy, une rencontre parfumée

L’énigmatique jeune femme qui se prénomme Reine sera rencontrée à Monte-Carlo. Sa chambre d’hôtel où Pierre est admis quotidiennement est imprégnée de son parfum, « un parfum qui sentait plus fort au bout d’un certain temps comme un doute qui se confirme. » et qu’elle trimbalait dans toute l’Europe au gré de ses escales. Pierre et Reine font ami-amie en toute simplicité. Reine appelle Pierre Johnny. Elle fait sa toilette devant lui. « Johnny, venez me verser un pot d’eau sur la tête ! J’ai plein de savon et c’est toute une histoire pour rincer ces fichus cheveux. » « La mousse blanche » forme alors « comme une perruque » sur sa charmante tête. « L’odeur de savon » grise Pierre qui entre pas à pas dans l’intimité de sa « camarade » de solitude. Attention toutefois à ne pas dépasser les bornes. Reine n’est pas libre. C’est l’amante d’un diplomate allemand, le baron von Goetz, qui lui laisse une certaine liberté, mais il ne faut peut-être quand même pas abuser.

Clara Ward, une femme tatouée

Lors des longues soirées d’été, la conversation, à Sainteville, porte sur les infidélités des unes et des autres. Il est question de Clara Ward, l’ex-princesse de Caraman Chimay qui s’est enfuie avec un Tzigane et qui s’est fait tatouer le bras gauche. Consternation de Paulette « Tatouée, Pouah ». Compréhension de Blanche. Le tatouage constitue à ses yeux le langage de l’amour.

Et puis il y a encore...

Mademoiselle, la tenancière des Hirondelles, le bras droit de Dora, « corsetée à étouffer », « des yeux de charbon à peine fardés », qui raffole de poudre de riz.

Jules Tavernier, le mari de Dora, qui réalise des « folies de brillantine », lorsque le démon de midi le tire par les pieds.

Une richissime joueuse de Monte-Carlo, sorte de momie aux « cheveux teints en noir », que l’on sort à heure fixe afin d’aller jeter son argent sur les tapis.

Hugh Walter Travelyan, un jeune désœuvré « rasé, le visage pâle, peut-être de poudre, assez mou de traits », aux cheveux longs et au « costume moutarde ».

Mme Seltsam, une tuberculeuse, dont la chambre exhale une odeur combinée de parfum et de médicaments.

Les personnages qui se pressent dans l’omnibus de Louis Aragon mêlent leur destin à plaisir. Reine sera, ainsi, la maîtresse du père (Pierre) et du fils (Pascal). La petite amie rencontrée l’été à Sainteville (Yvonne) deviendra la femme de Pascal et lui permettra, grâce à sa fortune, de monter une pension de famille bon chic bon genre à Paris. En 1914, Pascal, l'obsédé des bains comme son père et son oncle, se décidera « à faire mettre des salles de bains à tous les étages en sacrifiant les petites chambres qui donnent sur le palier. »

Les cosmétiques, Louis Aragon les distribue de page en page. Le fond de teint n’est pas pour lui une émulsion couvrante, mais l’occasion de parler du tumulte de l’été. « La chaleur n’était pas encore bien forte, mais on entendait déjà dans la campagne ce fond de bruit des insectes comme un fond de teint. » Le savon, les lotions, les crèmes, la poudre de riz n’ont aucun secret pour lui.

Dans ce roman, il y a des promesses, des trahisons, des rires, des larmes, des cosmétiques qui fardent les douleurs et des parfums qui donnent envie de sourire... Il n’y a que la fin de triste, aurait dit notre grand-mère, en constatant l’état dans lequel finit le beau Pierre, ce Pierre sûr de lui que toutes les femmes adoraient, ce Pierre qui prenait la vie à pleines mains !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ce voyage au pays des cosmétiques... en omnibus !

Bibliographie

1 Aragon L. Les voyageurs de l’impériale, Gallimard, 2002, 749 pages

2 https://www.guerlain.com/fr/fr-fr/parfums/parfums-pour-femmes/jicky

3 https://www.guerlain.com/fr/fr-fr/parfums/parfums-mixtes/les-eaux/les-eaux-eau-de-cologne-imperiale-vaporisateur

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