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L’histoire de l’homme qui maquillait les chevaux !

> 26 février 2022

L’histoire de l’homme qui maquillait les chevaux !

Mary Yellan a vécu, durant 23 ans, dans la ferme familiale située à Helford. Après le décès de sa mère, et pour suivre sa volonté, elle plie bagages et part s’installer à Bodmin, chez sa tante, Patience. L’auberge de la Jamaïque devient le second foyer de Mary, un foyer assez particulier, lorsque l’on apprend qu’il s’agit du repère d’une bande de naufrageurs qui sévit la nuit sur les côtes. Pas forcément, donc, le foyer idéal pour une jeune orpheline. Dans ce roman très odoriférant, Daphné du Maurier fait jouer des personnages d’opérette sur fond de landes sinistres. Les fermières y prennent l’allure de princesses, les naufrageurs possèdent des mains de pianiste, les vicaires sont plus inspirés par le diable que par les saints... tout est mystère. Le vent souffle sur la lande, attention à ne pas rester coincé dans les marécages. On frissonne, tout en profitant de la bonne chaleur de son foyer. L’auberge de la Jamaïque doit se lire assis dans un fauteuil profond et confortable, les pieds bien au sec, chauffés par un bon feu de cheminée !1

Joss Merlyn, l’homme qui ne connaît pas les cosmétiques

Joss Merlyn est l’oncle par alliance de Mary et le propriétaire de L’auberge de la Jamaïque, une auberge si mal famée qu’aucune diligence n’accepte de s’y arrêter. A ses abords, c’est plutôt le réflexe « fouette cocher » ! Joss est un « grand diable d’homme », d’une quarantaine d’années, à « la peau aussi brune que celle d’un bohémien » ; des cheveux noirs en broussaille, la « force d’un cheval », un colosse à l’attitude de « gorille géant », une peau pleine de rides, des poches sous les yeux... voilà le portrait d’un homme étrange, qui arbore une belle rangée de « dents saines et très blanches » et des mains d’une délicatesse qui ont de quoi surprendre. « Les mains étaient longues et minces, les doigts étroits et effilés, mains pleines de beauté et de grâce, mais aux ongles bordés de noir. » « Les mains pleines de grâce et de douceur » tranchent le pain destiné à Mary. Le « doigt léger et délicat », qui semble fait pour effleurer une touche de piano est, malheureusement, raccordé à un corps puissant qui recèle plus de fausses notes que d’accords parfaits. Dans cette carcasse de géant se cache un « véritable enfant ». Joss ne connaît pas les cosmétiques, pas plus les produits d’hygiène que les déodorants (une « odeur de tabac, de boisson, de transpiration » est sa signature olfactive). On se souviendra de « l’odeur chaude et animale » de cet oncle ...

Jem Marlyn, l’homme qui maquille les chevaux

Le frère de Joss, Jem, est un voleur de chevaux... Il vit dans la lande et ses pas croiseront souvent ceux de Mary, partie explorée la campagne environnante. Jem est le portrait craché de Joss. La même chose, en plus jeune, en moins ridé, en moins fatigué ! « Une chemise sale qui n’avait jamais connu la lessive », une « barbe rude », qui ne connaît ni mousse à raser, ni rasoir. Jem ne connaît pas les cosmétiques ; cela ne l’empêche pas, pour autant, de maquiller les chevaux volés à l’aide de teintures de sa composition, afin de pouvoir en faire commerce sans trop attirer l’œil. Les clients, toutefois, s’interrogent : « A-t-il eu une maladie de peau ? (précisons que l’on parle ici d’un cheval) demanda l’homme aux yeux de lynx. La peau semble très rude à la surface et le poil est roide. Il a aussi une teinte que je n’aime pas. Vous ne l’avez pas maquillé ? »

Patience Merlyn, la femme qui ne connaît pas les cosmétiques

Patience porte décidément bien son nom. L’image de la jeune fille d’autrefois, « jolie comme une fée », visage de poupée, aux « grands yeux bleus », au rire frais, n’est plus qu’un lointain souvenir. Désormais, Patience est une femme prématurément vieillie, qui ne porte plus aucun soin à sa toilette. « Ses rares cheveux gris » sont le plus souvent « emmêlés » ; le visage, très pâle, témoigne d’un état d’abrutissement permanent. Patience vit dans la peur, visiblement. Peur de son colosse de mari, peur des activités louches qui se trament la nuit, dans son établissement, peur que Mary ne vienne irriter Joss par une curiosité déplacée. La tante met Mary au parfum : Mary ne devra questionner personne... Si Mary arrivait « à deviner la moitié de la vérité », ses « cheveux deviendraient gris », comme ceux de sa tante.

Mary Yellan, la femme qui connaît bien le savon

Mary Yellan est une jeune fille au « teint clair », toute fraîche, qui, bien qu’ayant travaillé à la ferme depuis son enfance, ne possède pas les « mains rudes et rouges », auxquelles on pourrait logiquement s’attendre. Une fois arrivée à l’auberge de la Jamaïque, Mary constate qu’il va lui falloir s’adapter à un univers très spartiate. Sa chambre, très rudimentaire d’un point de vue de son équipement, ne comporte qu’un lit et qu’une « caisse retournée, sur laquelle on avait placé un miroir brisé », en guise de « table de toilette ». « Il n’y avait ni pot ni cuvette » ; Mary comprend rapidement que la toilette, dans cette auberge, se pratique de manière sommaire, discrète, dans un coin de la cuisine. C’est effectivement, ce qui se passera.

Malgré les recommandations de sa tante, Mary ne résiste pas au désir de fouiner un peu partout… d’espionner l’oncle Joss. Celui-ci accueille, la nuit, des bandes de vagabonds, dans son estaminet. Des types « très sales », « les cheveux emmêlés, les ongles cassés », semblent réaliser tout un petit trafic peu recommandable.

Afin de survivre dans cette atmosphère étouffante, Mary s’échappe le plus souvent possible dans la lande. Elle y croise Jem Merlyn et revient de ces virées les cheveux en désordre et le visage souillé. Jem l’interroge : « Que vous est-il donc arrivé ? Vos cheveux vous tombent dans le cou et votre figure n’est pas d’une propreté excessive. »

Et puis, pour chasser les odeurs tenaces, Mary retrousse ses manches et se lance dans un grand ménage. « Mary, qui reprenait toujours courage à la vue du soleil, avait décidé de laver le linge et, les manches roulées au-dessus du coude, plongeait les bras dans le baquet ; et l’eau chaude et savonneuse, où la mousse faisait des bouillons, lui caressait la peau, faisant un contraste exquis avec l’air d’un froid piquant ».

Francis Davey, un vicaire albinos qui connaît bien le parfum des roses

Francis Davey, le vicaire de la paroisse d’Altarnun, est albinos. « Un caprice de la nature » l’a privé de mélanine, le pigment qui colore la peau et les cheveux. « C’était des yeux étranges, transparents comme du verre, et si pâles qu’ils semblaient presque blancs. » Des yeux, « voilés par des cils blancs et courts ». Une auréole de cheveux blancs entoure une tête qui est loin d’être celle d’un saint, comme on l’apprendra à la fin du roman, mais qui aime pourtant vivre dans le parfum des roses. Une voix « basse et douce » qui endort... et donne confiance. Ce vicaire est peintre à ses heures. Ses toiles sont nimbées d’une couleur étrange, aux reflets inquiétants. Des toiles qui créent un malaise ! « Pour la première fois, Mary se demanda si le caprice de la nature qui l’avait fait naître albinos n’avait pas altéré en Francis Davey le sens des couleurs et si sa vue elle-même était normale. » Vraisemblablement, non. Et chez Francis, il n’y a pas que la vue qui pose problème. C’est, en effet, un drôle de vicaire, qui aime à se représenter sous la forme d’un loup prêchant un troupeau de moutons (« Le prédicateur, avec sa soutane noire et son halo de cheveux blancs, était Francis Davey, mais il s’était fait une face de loup [...] »). Lorsque l’on apprendra que Francis est le cerveau de la bande de naufrageurs, on ne sera pas trop surpris.

Un mystérieux gentleman qui connaît bien tous les produits d’hygiène

La nuit, il est possible de rencontrer à l’auberge un curieux gentleman « aux manchettes immaculées ». Etonnant de rencontrer un homme à la propreté méticuleuse, dans un aussi sinistre repère !

L’auberge de la Jamaïque, un roman odoriférant

Il y a d’abord l’odeur du village de naissance de Mary (« Mary connaissait les odeurs du vieux village et comprenait leur signification »), une odeur qui reste gravée dans sa mémoire et se rappelle à elle lorsque le moral n’est pas au plus haut. « Elle se rappelait douloureusement chaque parfum, chaque sonorité, tout ce qui lui avait si longtemps appartenu [...] ». L’odeur de son enfance, l’odeur qui a accompagné sa jeune vie d’adulte, Mary compte bien les retrouver. « Elle avait hâte de respirer l’exquise et chaude odeur de fumier dans l’étable et de sentir sur ses mains la tiède haleine des vaches [...] ». Elle avait hâte de « respirer de nouveau l’odeur de la rivière et de fouler la terre » de son pays.

Il y ensuite l’odeur de l’auberge qui saisit Mary, dès son arrivée. « Une odeur attardée de tabac, un aigre relent de boisson, une impression d’humanité chaude et malpropre. » Le moins que l’on puisse dire, c’est que « l’air était fort et parfumé [...] » ! Il y a cette odeur de boisson, « l’odeur immonde » « des corps entassés et malpropres » qui s’attachent aux moindres recoins de l’auberge, les jours qui suivent les curieuses réunions nocturnes organisées par Joss. Le reste du temps, l’air est tout simplement « lourd » et mâtiné de « moisi ».  Le nobliau du coin, qui vient enquêter sur les agissements troubles qui se déroulent entre ces quatre murs, n’y va pas avec le dos de la cuillère pour qualifier le parfum qui s’échappe de l’établissement : « ça sent le tombeau ! ».

Il y a enfin l’odeur du presbytère, une odeur paisible, réconfortante, un parfum de roses, qui flotte dans l’air et vient mettre une touche féminine dans un foyer purement masculin. Mary aperçoit une « jatte plein de pétales séchés » et comprend alors d’où vient le suave parfum. Recueillie par le pasteur au soir de la tourmente, Mary se transforme en parfaite ménagère, très à l’aise, dans une cuisine qui fleure bon (« Elle se fit donc un jeu de préparer le dîner, à l’aise parmi les parfums familiers de la cuisine [...] »)… avant de jouer les curieuses, en fouillant dans les tiroirs.

Et puis, l’odeur « du brouillard de la nuit », « l’âcre odeur de croupissure des roseaux ». Le brouillard forme alors un véritable « mur blanc qui » arrête « tout bruit, tout parfum ».

L’auberge de la Jamaïque, en bref

Ce roman de Daphné du Maurier est un peu cousu de fil blanc. Le pauvre oncle Joss, aux mains douces, est un enfant manipulé par un pasteur-fou. Sous l’emprise de la boisson, il fait tout ce qu’on lui commande. Tout marche à merveille pour le sinistre binôme, jusqu’à l’arrivée de Mary. Comme un grain de sable, la jolie Mary, vient bloquer un système qui fonctionnait jusque-là à merveille, et ce depuis des années. Entre Joss, Jem et Francis, Mary est prise dans une tempête de sentiments. Chacun apporte sa fragrance personnelle. La sueur pour Joss, les roses pour Francis, les chevaux pour Jem. Ne nous fions pas aux apparences, ce ne sont pas les odeurs les plus agréables qui l’emporteront ! Bataille olfactive en perspective et bouquet final, les pieds dans la lande, le dos tourné à Helford.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette illustration... à frémir !

Bibliographie

1 du Maurier D., L’auberge de la Jamaïque, Le livre de Poche, Albin Michel, 2021, 317 pages

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