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Rebecca de Winter ou le parfum ensorcelant des azalées blanches !

> 15 novembre 2020

Rebecca de Winter ou le parfum ensorcelant des azalées blanches !

Rebecca de Daphné du Maurier est un roman qui se lit d’une seule traite.1 Pas question de quitter un seul instant la bibliothèque ou le petit salon de Manderley, une fois que l’on est installé confortablement dans son fauteuil préféré. Max de Winter, l’heureux propriétaire de ce vaste domaine, n’a aucun souci d’argent. En amour, en revanche, c’est un désastre. A peine marié à la sculpturale Rebecca, le voile se déchire. La splendide créature est perverse et ignominieuse à souhait. En lieu et place d’une chaste jeune fille, Max découvre une prédatrice qui séduit les hommes par dizaine. Son cousin, Alex Favell, est l’un de ses nombreux amants. Un amant du genre « vulgaire et bronzé », roux, aux yeux bleus. Max conclut alors un pacte avec la diablesse. A Manderley, Rebecca jouera le rôle de l’épouse aimante et dévouée, soucieuse du confort de son époux, de ses voisins, de ses invités. A Londres, dans son petit appartement, elle pourra, en revanche, laisser libre cours à ses penchants. Tout marche effectivement comme prévu, jusqu’à ce que la règle édictée par Max ne s’effiloche au fil du temps. Après des tentatives de séduction en direction de Giles (le beau-frère de Max) et de Frank Crawley (le régisseur du domaine), après l’annonce de la conception d’un héritier qui sera plus tard maître de Manderley, la coupe est pleine... Max tue Rebecca d’un coup de révolver et maquille le meurtre en accident. Rebecca est censée être sortie en mer cette nuit-là ! Dix mois après les évènements, Max reprend goût à la vie, dans les bras d’une charmante jeune fille de 20 ans sa cadette, presque une petite fille, pleine de gentillesse, de timidité et de candeur. Une petite fille qui se ronge les ongles avec application. Une petite fille qui doit vivre dans l’ombre de Rebecca, dans le parfum de Rebecca, avec, en tête, l’image d’une Rebecca exemplaire, parfaite épouse, parfaite maîtresse de maison. La jalousie au cœur, la seconde Mme de Winter doit apprendre à vivre avec un fantôme, flottant, sans cesse, autour d’elle. A vivre tant bien que mal, jusqu’à ce qu’un second drame ne survienne... Le bateau de Rebecca est retrouvé... Dans la cabine, le corps de la jeune femme. Sur le flanc du bateau, des coups de hache, qui n’augurent rien de très catholique. Rapide enquête ; conclusion : le suicide. Reste à convaincre Alex Favell ! Celui-ci ne croit absolument pas à la thèse avancée. Pas Rebecca. Pas cette femme pleine de vie !

Rebecca de Daphné du Maurier se présente sous la forme d’un récit rédigé à la première personne du singulier. « Je » est la seconde Mme de Winter, une jeune fille dont on ignorera jusqu’à la fin l’identité exacte. « Je » est aux prises avec la gouvernante de Manderley, Danny Danvers, une femme hostile, qui a connu Rebecca toute enfant. Cette femme terrifiante vit recluse dans ses souvenirs et n’a aucune envie d’entrebâiller la porte à la nouvelle venue. On la sent plutôt prête à lui tendre un piège, à la pousser d’une des fenêtres de l’étage !

La première Mme de Winter, une femme séduisante qui abuse des cosmétiques

Rebecca de Winter est une femme élégante, à la peau très blanche « impeccable » et au visage auréolé d’un « nuage de cheveux bruns », qui connaît, en apparence tout au moins, les usages du grand monde. Son coiffeur attitré, M. Antoine, réalise, pour elle « shampooing, massage, mise en plis et manucure. » Pendant longtemps, Rebecca a conservé ses cheveux longs, puis elle les a coupés. Danny Danvers, sa gouvernante, était chargée de lui brosser les cheveux, 20 minutes chaque soir. (« Allez Danny, corvée de brossage ! ») Sur ses mouchoirs en dentelle, Rebecca dépose quelques gouttes de parfum ; parfois, des traces de rouge à lèvres rose y laissent une empreinte, qui semble douloureusement indélébile. Retrouvé dans la poche d’un vieil imperméable, le mouchoir, encore imprégné du parfum de la défunte, un parfum « évanescent » « odorant » et « subtil », un parfum qui rappelle celui des azalées blanches, fait intrusion dans le présent sans aucun savoir-vivre. Depuis la nuit tragique de sa disparition, Mme Danvers a maintenu la chambre de son idole en l’état. « Il y avait des brosses et des peignes sur la coiffeuse, du parfum, de la poudre. » Le lit est refait tous les jours et la chemise de nuit, gentiment pliée sur le drap, attend toujours sa propriétaire. « Y subsistait [...] une vague odeur de parfum évaporé. Le parfum des azalées blanches. » Dans la penderie, l’odeur de renfermé tente de prendre le dessus du parfum de celle qui n’est plus. La synthèse de cette association est une « odeur bizarre », qui tient plus du remugle, que de la senteur réjouissante. Selon la nature du tissu, le parfum est plus ou moins préservé. Un velours restitue des notes encore fraiches. Le parfum de Rebecca est décidément partout. De la penderie à l’escalier, en passant par la poche de l’imperméable, tout semble imprégné d’un parfum autrefois puissant.

La seconde Mme de Winter, une jeune fille qui ignore les cosmétiques

« Je » est une jeune fille de 21 ans, très très ordinaire. Ses cheveux coupés courts, au carré, à la Jeanne d’Arc sont hyper-raplaplats ! Des baguettes de tambour qui n’ont rien de vraiment très séduisant. Un petit visage sans l’ombre d’un cosmétique, même pas une once de poudre de riz (« mon visage juvénile que je ne poudrais pas »). Des vêtements informes, des chaussures plates... à croire qu’elle le fait exprès ! Demoiselle de compagnie de Mme Van Hopper, la jeune fille exerce la fonction de femme à tout faire. Dans un hôtel de Monte-Carlo, elle vide les cendriers de sa patronne (et « leurs mégots écrasés tachés de rouge à lèvres ») et s’occupe d’approvisionner celle-ci en laxatifs. Surtout, ne jamais en manquer ! Un peu de ménage sur la « table de chevet constellée de poudre de riz, de parfum renversé et de fard à joues fondu. » Un petit tour au magasin, pour s’approvisionner en poudres de riz (il en faut de toutes les teintes) et en rouges à lèvres, histoire de toujours pouvoir « dessiner un arc sur » la « bouche au pli dur » de Mme Van Hopper.

Lorsque Mme Van Hopper attrape la grippe, son employée se laisse conter fleurette par Max. Une jeune fille pauvre, séduite par un homme plein de charme et plein d’argent. Rien de très original. Le ténébreux Max semble vivre avec un souvenir douloureux et lancinant. Les instants partagés ensemble mériteraient d’être conservés sous cloche. « Si seulement, m’écriai-je, on pouvait inventer une technique qui permette de mettre les souvenirs en flacon, comme les parfums. Qui les empêche de s’évaporer, ou de virer. Alors, quand on voudrait, on pourrait déboucher le flacon, et on aurait l’impression de revivre l’instant. » Max ne goûte guère la poésie de l’instant. Ses souvenirs puent... « parfois le parfum est trop puissant pour le flacon, et trop puissant pour moi. » Visiblement, le passé de Max est obscur. Mieux vaut ne pas y faire référence et laisser la poussière de l’oubli recouvrir la mémoire des jours passés. (« Le démon que j’ai en moi, comme un voyeur perfide, essaie d’arracher le bouchon. »)

Une fois guérie, Mme Van Hopper n’a plus qu’un désir, rentrer au plus vite à New-York. Consternation de la demoiselle de compagnie qui pleure toutes les larmes de son corps s’imaginant déjà dans un compartiment de train se lavant les mains avec un « savon incrusté d’un cheveu ». La parenthèse enchantée est finie. Un coup d’eau fraîche sur la figure, un peu d’eau de Cologne et un nuage de poudre et toc...toc...toc, voilà notre miss à la porte de Max. Et voilà Max qui déclare sa flamme à notre Cendrillon, en robe informe et talons plats. Désormais, Max remplacera Mme Van Hopper et exigera de sa compagne de ne jamais manquer de laxatif (« une autre marque de laxatif ») ni de son « dentifrice préféré ».

A Manderley, la seconde Mme de Winter fait sensation. Arrivée en se rongeant les ongles, avec l’envie de se cacher dans un placard, Mme de Winter bis étonne sa belle-sœur Beatrice qui s’attendait à trouver une femme « très moderne et très maquillée ».

Petit à petit, Mme de Winter II se moule un peu plus dans la peau d’une jeune noble. Un peu de poudre appliquée d’une main maladroite, pour commencer. Un peu de poudre pour masquer les larmes qui ne manquent pas de venir. Une drôle de bille de « clown », pour celle qui ne maitrise pas encore parfaitement « l’art du maquillage » et préfère se pincer les joues plutôt que d’user de cosmétiques. Viendra un jour, soyons en sûres, où la houppette fera partie de l’arsenal cosmétique utile à Mme de Winter.

M. Max de Winter, un homme d’une grande sobriété cosmétique

Dans la salle de bains de Max, on aperçoit seulement « un grand flacon de lotion capillaire ». Rien de plus. Max est un homme de 42 ans, à l’allure séduisante. En lune de miel à Venise, Max profite du soleil à fond ; dès le petit déjeuner, c’est séance de bronzette au programme, afin de revenir « très bronzé ». Décidé à « tout faire pour brunir », Max arrive à ses fins. « Il trouve que le hâle l’embellit »... Il n’a apparemment pas tort, si l’on en croit les avis féminins.

Mme Van Hopper, une patronne qui raffole des cosmétiques

Mme Van Hopper est une vieille folle qui écrase ses cigarettes « dans un pot de crème démaquillante ». Sa demoiselle de compagnie ne s’y fait pas. Drôle d’habitude.

Manderley, un domaine odoriférant

Manderley, c’est une demeure historique, un château imprégné de parfums. Il y a les fougères de la lande, avec leur « odeur de fumée un peu âcre ». Le « parfum riche et suave » d’herbe tondue. « Les doux effluves » du marronnier, tendrement sucrés. Il y a la mousse et son « odeur riche et profonde », les « jacinthes au parfum terreux, amer ». Il y a le parfum des bouquets qui agrémentent les différentes pièces du château. Des roses de la roseraie. Des roses dont la couleur et le parfum trouvent « une profondeur », par le simple fait d’être coupées et regroupées dans un vase d’albâtre. Il y a le parfum de la bibliothèque, une « vieille odeur paisible », qui témoigne d’un défaut d’aération certain. Le « doux parfum de lilas et de rose » tente de combattre vaillamment celui des livres et du moisi. « L’odeur moussue ancestrale » rappelle celle d’une vieille église. On y entre en communion avec tous les ancêtres qui se sont réfugiés, dans cette salle, un bouquin à la main, une bonne flambée dans la cheminée. Il y a des parfums-caresses et des parfums qui giflent. Il y a des parfums qui composent une ode à la vie et des parfums qui sentent le sépulcre à plein nez !

Certaines personnes n’arrivent pas à s’habituer aux parfums de Manderley, Une ambiance trop capiteuse... Le « parfum suave et entêtant » des azalées et des rhododendrons qui se glisse, comme par effraction, dans la maison !

Rebecca, en bref

Rebecca, c’est l’histoire d’un drame qui laisse les protagonistes pantelants - et nous, avec. S’ils continuent à manger, boire, dormir, se laver... ce n’est guère que par automatisme. En fouillant dans l’agenda de Rebecca, on pourra retrouver l’emploi du temps de sa dernière journée. Rendez-vous à midi chez le coiffeur et à 14 heures chez un certain Baker. Connaissant la jeune femme et son attrait pour les nouveautés cosmétiques, son amant et cousin Favell ironise : « C’était sans doute, un foutu marchand de bas ou de crème pour le visage », « un fabricant de cosmétiques », « un type qui a mis au point une mixture pour décolorer les cheveux ou pour blanchir le teint ». Tout ça colle bien avec les soucis esthétiques de la dame. Et pourtant non, Baker n’est pas du tout un charlatan de la beauté. Il s’agit d’un gynécologue qui, loin d’annoncer une grossesse, à Rebecca avait eu la triste mission de lui faire savoir que ses jours étaient comptés du fait d’un cancer très invasif. Quand on connaît le genre de Rebecca, on comprend, dans ces conditions, que le mensonge concernant sa grossesse n’avait pour but que de faire sortir Max de ses gonds. Une mort rapide et indolore au moment souhaité !

Dans ce roman, il y a des fleurs à profusion, des parfums en abondance, un bal mémorable - à tous points de vue - des gens inquiétants (nous, on ne se fierait pas trop à Mme Danvers) et des snobs, qui aiment prendre des bains de soleil, à Palm Beach (on parle ici de Billy et Dora Van Hopper). Le bronzage commence à être à la mode. Il embellit le teint de ceux qui peuvent se payer des vacances là où le soleil brille ; il rend belles et beaux ceux qui se dorent à ses rayons.

Rebecca fait partie de ces romans-parfums qui ornent les bibliothèques à odeur de vieux livres. A lire d’une traite, sans attendre. Ses notes de fond persisteront longtemps derrière vos paupières !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette illustration de Rebecca !

Bibliographie

1 Du Maurier D., traduit par Anouk Neuhoff, Rebecca, 2015, Albin Michel, 633 pages

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