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Des cosmétiques maudits ! Chez Montherlant, rien n’est à son goût !

> 27 février 2022

Des cosmétiques maudits ! Chez Montherlant, rien n’est à son goût !

La pitié, voilà le problème majeur de Pierre Costals,1 un écrivain célèbre qui traîne derrière lui toute une cohorte de jeunes filles prêtes à renoncer à tout pour son bonheur. Dans le second roman d’une série qui comporte 4 opus, après Les jeunes filles,2 Henry de Montherlant s’attache à fouiller les habitudes cosmétiques de Solange Dandillot, une fraîche jeune fille rencontrée par hasard, de M. Dandillot, son père, un sexagénaire qui n’a plus que quelques heures à vivre et d’Andrée Hacquebaut, une trentenaire qui ne veut pas le lâcher... Le remède à une peine de cœur pour Pierre : un bon poulet bien doré, agrémenté, pourquoi pas, d’un petit artichaut (puisque c’est ainsi que Pierre définit Solange, « coite, comme un petit artichaut ») ! Pierre est un séducteur qui craint l’abandon (son pire cauchemar est lié au sentiment d’abandon ressenti durant son enfance) et qui préfère rompre plutôt que de risquer l’échec. Un écrivain qui se refuse au mariage, afin de conserver sa sacro-sainte indépendance (« pour sauver son œuvre, pour sauver son âme »).

Solange Dandillot, de la poudre de riz en excès

On savait déjà que Solange est une jeune fille introvertie ; on apprend qu’elle a été une petite fille « tranquille », sage, presque trop sage, ne laissant jamais remonter à la surface lisse de son visage le moindre sentiment. Un petit morceau de glace ! Difficile à vivre, quoi ! Une bonne petite ménagère, pourtant, qui a suivi avec conscience des cours d’arts ménagers à destination des femmes d’intérieur. Des yeux d’une « teinte bleuâtre ». Des cheveux, initialement dorés, devenus noirs avec l’âge, des cheveux qui tombent jusqu’aux reins et avec lesquels Pierre aime à jouer. Ces cheveux « mouillés comme une forêt après la pluie » forment des moustaches sensationnelles au-dessus de la lèvre de Solange. Une peau odorante « comme de la pâtisserie qui sort du four ». Une peau odorante qui obsède Pierre Costals. « L’odeur la plus intime du corps de la jeune fille lui revenait et l’obsédait ; exaspérant son désir, une touffe d’odeur qui semblait voguer dans la chambre, comme ces graines qui flottent, l’été, livrées à la grâce de l’air. »

Pas apprêtée pour un sou, cette Solange. Peu de cosmétique. Elle n’aime ni les parfums, ni les bijoux, précise Mme Dandillot à Pierre, lorsque celui-ci est présenté aux parents ! Un peu d’eau du robinet et le tour est joué ! « Quand elle s’était passée un doigt mouillé sur les sourcils et la langue sur les lèvres, elle avait beaucoup fait. Elle n’allait jamais chez le coiffeur, elle ne portait pas de bijoux, ne se parfumait pas, ne mettait pas de rouge ; de la poudre seulement, et qu’elle mettait mal. » Pour s’amuser, tout de même, il arrive que, de temps à autre, Solange se farde les lèvres (elle se dessinait « une fausse bouche ») ou passe une journée entière « à se faire les ongles ». Et puis, une fois que tout est terminé, que les ongles sont taillés, polis, vernis, Solange enlève tout et court « se massacrer les mains au grenier, à fourrager parmi les vieilles caisses. » Ah si, tout de même, de la poudre de riz et même de la poudre en abondance, pour matifier une peau qui a la fâcheuse tendance de briller. « Il revient à son visage retrouvant comme une vieille connaissance le parfum de sa poudre de riz, qu’il avait oublié ».

Solange est, semble-t-il, la jeune fille idéale pour Pierre ; celui-ci n’aime pas les femmes qui ont « une volonté propre ». Là, avec Solange, il est servi... Lorsqu’après leur rencontre, Pierre intime l’ordre à Solange de se laver, Solange court au cabinet de toilette comme un bon petit soldat. Et le pli est pris. « Maintenant elle allait d’elle-même au lavabo, comme une petite chatte à qui l’on a fait prendre de bonnes habitudes : cependant qu’il brossait sur l’épaule gauche de son veston le nuage de poudre de riz qu’y avait laissé sa joue appuyée, comme une Voie Lactée à travers le ciel de la nuit. » 5/20, voilà la note obtenue par Solange en matière de sensualité !

M. Dandillot, un régime sans excès

Dandillot père fut un bel homme, « moustachu à souhait ». Dans sa jeunesse, il s’est voué à la pratique du sport et à l’éducation sportive des jeunes. Cet adepte de la « vie naturelle », à la face bien rasée, ressemble à un « bon docteur, tel qu’il apparaît dans les réclames des produits médicaux. » Condamné par la médecine à seulement 61 ans, M. Dandillot se rebiffe. Une vie en plein air, pas d’alcool, pas de cigarettes, une vie saine sans excès, une toilette à l’eau froide pour fortifier les tissus, un culte voué au soleil (« J’ai adoré le soleil. J’ai cru qu’il guérissait tout. J’ai cru que si on avait n’importe quoi - une congestion pulmonaire, ou un ulcère, ou une jambe cassée - il suffisait d’aller s’étendre au soleil et on guérissait. »). Donc une vie sans aucun plaisir. Et à 61 ans, la maladie incurable... et puis des rides qui transforment, en 1 mois, le visage de jeune homme en visage de vieillard à bout de souffle. Et la révolte. Comme les insensés, les sages subiraient le même traitement ! C’est un peu fort. Et puis l’odeur de la mort, à peine chassée par le papier d’Arménie. Et puis, l’arrêt des soins esthétiques. Le visage sagement rasé, c’était hier. Désormais, le poil sera roi. « Me raser pour eux ! Etre bon pour eux ! ». A la relecture de sa vie, M. Dandillot ne voit qu’un vaste échec... Ah, s’il avait su, il se serait accordé un peu de bon temps !

Andrée Hacquebaut, la saleté en excès

Andrée est la correspondante de Pierre la plus acharnée. Andrée y croit... dur comme fer. Pierre l’aime ; Andrée est faite pour lui. Depuis 5 ans qu’Andrée correspond avec Pierre, celui-ci a fini par occuper toute la place. Désormais, Andrée est « impropre à la vie courante ». Après un premier passage à Paris, elle revient à la charge et se fait à nouveau éconduire. « Melle Hacquebaut, qui d’ordinaire, se contentait d’un peu de poudre et d’une pointe de rouge aujourd’hui s’était faite une beauté mais une beauté dans un style saint-léonardesque (Saint Léonard est le nom du petit village où vit Andrée) : rouge agressif, paquets de poudre rachel de place en place. » Visiblement, Andrée a réalisé une « toilette minutieuse »... quoique... Il ne faut pas y regarder de trop prêt, comme en témoigne l’état de ses ongles. Ceux-ci, « pointus » et « faits », gardaient, sous le rose artificiel, un millimètre de noir ; c’était à se demander si elle ne croyait pas que le noir aux ongles est une beauté, comme « les négresses le croient de leurs « plateaux », ou une précaution d’hygiène, comme la crasse des bébés arabes, que leurs mères entretiennent religieusement, parce qu’elle est un gage de santé. » Ces ongles sont tous taillés en pointe, avec art, à l’exception de « l’ongle du médius de la main droite », qui est « coupé ras ».

Andrée a la peau sèche, les yeux cernés (des cernes « bleus, violets, glacés » en forme d’éventail)... Le maquillage n’est pas réussi et le résultat est contraire à celui espéré. Pierre, qui éprouve de la pitié pour Andrée, lorsque celle-ci lui écrit, ne trouve plus une seule once de gentillesse, de compassion, de patience au fond de son âme. Le coup de sonnette d’Andrée a déclenché une série de réactions chimiques en chaîne ; un effet de catalyseur, qui a accéléré la formation d’un précipité chimique qui surnageait entre deux eaux, depuis des années. La cruauté... Pierre n’a plus qu’un seul désir, faire souffrir cette cruche d’Andrée, qui s’accroche à ses basques, depuis trop de temps.

Pour Andrée, la raison de son échec auprès de Pierre est subitement claire. Un séjour à Cabourg dans la société de femmes savantes entichées de Marcel Proust a déchiré le voile, qui embrumait son cerveau. Pierre est un M. de Charlus.3 Il n’aime que les hommes. Ouf, l’honneur est sauf pour Andrée qui s’interroge sur la nature des produits cosmétiques utilisés par Pierre. « J’ai vu que cette secte maudite avait le « teint fardé ». Je cherche, je cherche à me rendre compte, d’après mes souvenirs, si ce teint si frais que vous avez... » Un teint frais, dû aux cosmétiques évidemment !

Thérèse Pantevin, la folie à l’excès

La correspondance de Pierre et de Thérèse a été fatale à cette dernière. Mme Antoinette Blancmesnil se charge de prévenir Pierre : Thérèse est internée. S’ensuivent des récriminations après l’auteur et une demande de subventions... Après tout, Pierre y est, un peu, pour quelque chose dans cette triste histoire.

Pierre Costals, du cynisme à foison

Pierre Costals est un écrivain qui pratique l’art de la séduction à haut niveau. Son entraînement, quasi sportif, plairait, à coup sûr, à M. Dandillot. Avant chaque rendez-vous avec Solange, c’est la diète ou tout du moins un repas « très léger ». Pas de tabac, pas d’alcool. De l’eau à minima, afin de ne pas s’alourdir. Un œil aiguisé, un œil qui cherche l’erreur (au jeu des 7 erreurs, Pierre doit être imbattable), qui traque le moindre défaut sur la peau de ses conquêtes, afin de pouvoir s’en détacher sans souffrance. Pour Solange, un « peu d’herpès sur la lèvre » et des cernes très prononcés... Et puis également des dents, « comme celles d’un mouton décapité » (l’image plaît bien à Pierre qui va noter soigneusement cette expression dans ses tablettes, pour un prochain roman). Pour Andrée, des ongles sales. Et puis, un petit carnet où sont notés les retards de ses conquêtes. Comme à l’école, sans la notion d’avertissement. A partir d’un certain nombre de minutes de retard, la jeune fille est congédiée !

Pitié pour les femmes, en bref

Ce roman est loin d’être un vaudeville. Il y est pourtant question de mariage, de maîtresse, d’amant, de lettres enflammées... Pierre donne rendez-vous à Andrée à l’heure même où Solange arrive chez son amant. Pas de subterfuge. Pas de portes qui claquent. Pierre savoure l’instant, sa maîtresse écoutant, les yeux écarquillés, Andrée faire sa déclaration d’amour. Pour Pierre, 2 mois est le délai classique pour « user un bel amour ». Pas de raccommodage, pas de recyclage, l’amour est jeté, impitoyablement, dès lors que son délai de conservation arrive à terme. Pour se dégoûter d’une femme, rencontrer sa mère et imaginer l’avenir. Pour Solange, l’avenir ressemble à un « cheval de gendarme » (le portrait de Mme Dandillot par Pierre) ! On n’est pas pressé d’y arriver !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 Montherlant H., Pitié pour les femmes, in Romans de Henry de Montherlant, Club des libraires de France, 1943, 672 pages

2 Calvaire parfumé d’un écrivain à succès hyperosmique ! | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr)

3 Sodome et Gomorrhe, drôles d’endroits pour discuter cosmétiques | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr)

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