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Mary Anne Clarke, un tour de Grand huit dans une ambiance ultra-parfumée

> 21 novembre 2021

Mary Anne Clarke, un tour de Grand huit dans une ambiance ultra-parfumée

Mary Anne Clarke, la trisaïeule de Daphné du Maurier, est une femme au destin tragique, aux yeux bleus pleins de tendresse et au sourire inoubliable.1 Pas vraiment belle, mais détentrice, pourtant, d’un charme fou, d’un « je-ne-sais-quoi » qui fait tourner les têtes et soupirer les amoureux. Née dans la misère, Mary Anne décide, très jeune, de s’en sortir par ses propres moyens. Pas question de rester dans un cloaque puant ; la peau de Mary Anne est faite pour les parfums de prix, les baumes émollients, les crèmes qui nourrissent l’épiderme et appellent la caresse. Du champagne, comme produit de beauté (c’est le conseil d’un cordonnier-apothicaire-entremetteur), du parfum sur l’oreiller, des massages faciaux pour retenir la moindre parcelle de jeunesse, Mary Anne est au taquet, en matière de soins esthétiques. En ce qui concerne les trafics d’influence aussi... et c’est cela qui fera sa perte !

Une femme, un sourire enjôleur

Difficile d’oublier Mary Anne. Ce qui reste après les années... un sourire. « L’essence de ce qui avait été ce visage résidait dans le sourire ». Un sourire-parfum, dont les notes olfactives traversent le temps et l’espace avec succès.

Une femme, un teint parfait, des ongles savamment polis

Mary Anne, c’est aussi un « teint parfait » et des ongles brillants comme l’ivoire. « Elle rejeta le polissoir avec lequel elle était en train de faire briller ses ongles [...] ».

Une enfant, des souvenirs de parfums mêlés qui conditionnent l’avenir

L’enfance de Mary Anne est une enfance misérable dans un quartier pauvre de Londres. « Le plus lointain souvenir de Mary Anne était celui de l’odeur de l’encre d’imprimerie ». En effet, le beau-père de Mary Anne, Bob Farquhar, est imprimeur. Chaque soir, il ramène, dans les plis de ses vêtements, une forte odeur d’encre. Des taches aussi. Des taches nettoyées, soigneusement, par une petite fille qui fait la lessive aux côtés de sa maman. Bob a toujours l’air sale, avec une encre qui s’insinue partout et endeuille ses ongles (« l’encre pénétrait jusque sous les ongles qu’elle endeuillait »). A l’occasion d’une maladie de Bob, c’est Mary Anne qui joue les correctrices. Elle sait lire et connaît le métier pour l’avoir vu faire sous ses yeux. L’occasion est belle de s’aventurer au delà de son impasse boueuse (« Elle se leva de bonne heure, se lava le visage et les mains, mit sa robe du dimanche » et se coupa quelques boucles de cheveux afin de se vieillir), de se rendre à l’imprimerie, en croisant une bouquetière qui vend des bottes de lavande et une charrette chargée à ras bords d’oranges. Les lourdes odeurs de son impasse s’estompent, plus on se rapproche des quartiers riches. L’odeur « d’égout et de légumes pourris », l’odeur de sueur qui règne à la maison (Bob a de « grandes cernes de sueur visibles aux aisselles ») font place à des odeurs fleuries et fruitées, qui redonnent goût à la vie. Mary Anne se rêve chef de clan, celui des Mackenzie (ses ancêtres au sang ardent). Ses frères et sœur, George, EddieCharley et Isobel pourront compter sur elle. A l’imprimerie, Mary Anne se heurte à des personnages en « perruque poudrée et bouclée ». Pas de souci pour celle qui, d’un sourire, est prête à conquérir le monde. La séduction opère comme par magie. Un certain Mr Day la prend sous son aile et la place dans une pension pour demoiselles afin qu’elle y acquiert éducation et bonnes manières.

Une jeune fille, une soudaine « odeur de renfermé » qui donne envie de prendre le large

Ce Mr Day n’est guère recommandable. S’il a fait instruire la petite Mary Anne, c’est pour mieux en profiter dans son foyer qui sent « le renfermé ». Fureur de Mary Anne, qui s’enfuit et se jette à la tête de Joseph Clarke, un jeune homme de 21 ans qui semble rouler sur l’or.

Une jeune fille de 16 ans, une soudaine envie de se marier pour sentir autre chose

Avec Joseph, les débuts sont pourtant peu prometteurs... Un logis misérable, tenu par une femme « aux joues peintes », une « mégère fardée ». Joseph attend un héritage, douillettement installé dans un lit de plumes. « Joseph, les pieds sur la barre du lit, la tête dans l’oreiller, se limait les ongles. C’était une occupation agréable et reposante ». A 16 ans, Mary Anne se marie, le 19 mai 1792, avec Joseph Clarke, pour le meilleur (il sera court) et pour le pire (Joseph viendra détruire un beau jour le bel équilibre qui règne entre Mary Anne et son amant princier). Séduite par un « léger vernis » de noblesse, Mary Anne va vite déchanter. Joseph s’adonne à la boisson... sans aucune modération ! Rien à attendre de ce côté-là !

Une femme et une rencontre chez un cordonnier qui prend soin de ses souliers

Le duc d’York et d’Albany, Frédéric-Auguste, « commandant en chef de l’armée », fils cadet du roi Georges III (un roi qui a des « araignées au plafond ») et de la reine Charlotte, a beaucoup aimé Mary Anne. Une rencontre, organisée par un drôle de cordonnier chargé de trouver chaussures aux pieds d’un certain nombre de gentilshommes en quête d’amour, conduit tout droit le quadragénaire dans le lit de la jeune femme ! Le cordonnier en question (« Taylor, Bottier » « Fournisseur de la cour » « cheveux poudrés » et mise impeccable) a tout de suite décelé en Mary Anne la compagne idéale pour un prince en quête de bonheur conjugal. Lorsque les mauvais jours seront venus, lorsque la rupture sera consommée, lorsque Mary Anne se livrera au chantage, le duc d’York conservera, malgré tout, dans un coin de sa mémoire, des souvenirs doucement parfumés. « Il se rappelait jusqu’à l’odeur de la pièce, le léger désordre qui régnait partout et en augmentait l’intimité [...] ». Mais, avant d’en arriver là, que de félicités. Mary Anne voit son teint se colorer, dès lors qu’elle se met à côtoyer le grand monde, « le monde à la mode, les puissants ». Mais, pour l’instant, tout commence par un petit souper qui marie champagne et concombres et permet le rapprochement d’un quadragénaire au « teint vermeil » et aux « yeux bleus proéminents », avec une jeune beauté, d’une vingtaine d’années, au teint exquis et au décolleté particulièrement étudié. Le duc, conquis, entraîne la belle dans une riche demeure où tout est « préparé » ! « Tout était préparé, prévu : brosses, pelotes à épingles, peignes et flacons garnissaient la coiffeuse devant son grand miroir, un lit à courtines avec chemise de nuit, robe de chambre et pantoufles. » Le linge sent la « lavande » ; il est « doux et fin comme un mouchoir ». Mary Anne teste le parfum (« Le parfum était bon, il pouvait l’être, juste ciel, un parfum princier ! »). Tom Taylor est un excellent conseiller, une sorte d’apothicaire, qui apporte mille conseils esthétiques ; pour conserver une belle peau rien ne vaut le repos. « Le tourment peut démolir la beauté d’une femme, surtout, lorsque comme chez vous, c’est une beauté de charme et de gaieté. » A partir de 30 ans, le meilleur cosmétique, selon, « l’oncle Tom », se nomme « champagne » !

Une femme d’intérieur et une vie paisible, agréablement parfumée

Le duc installe sa belle dans une splendide demeure et commence une vie bourgeoise. Tel mari et femme, le duc soigne son « cor » au pied, pendant que Mary Anne se maquille légèrement « un soupçon de bleu sur les paupières, rien de plus » ou se masse le visage, afin d’en effacer les rides naissantes. Le duc est dorloté ; il fuit la duchesse sa femme, une « sotte sans cervelle, laide et stérile ». Auprès de celle qui s’est déclarée veuve, le duc vit dans un foyer bien tenu à la bonne odeur paisible. A Fulham Lodge, la vie s’écoule tranquille... « les pantoufles devant le lit, le parfum sur la coiffeuse, les oreillers côte à côte derrière les courtines ». Du luxe, tout de même... Avec un grand train de vie - et ce malgré la franche radinerie du prince - et les couverts du duc de Berry, acquis pour pas grand chose. Ces couverts ont goût de « pâte à reluire », parait-il. Mary Anne, qui veille à tout, de répliquer : « La prochaine fois que je donnerai à dîner, je laverai chaque pièce moi-même avec de l’eau et du savon. »

Entre le duc, qui fuit les « odeurs lourdes de cuir et de cuivre », « l’odeur d’hommes en masse, de fumée, de poudre à fusil » et Mary Anne, qui veut à tout prix échapper à l’odeur « d’oignons frits, de choux pourris », l’entente ne peut être que bonne. Tout serait même idéalement parfait si le duc était un peu moins pingre. Ne voilà-t-il pas, en effet, Mary Anne obligée de réaliser un trafic d’influence (les militaires en quête de promotion rapide n’hésitent pas toquer à la porte de Mary Anne), afin de maintenir le train princier de sa maison.

Une femme et de nombreux soutiens masculins pour faire tourner la boutique

Bill Dowler, « yeux bleus » et « teint clair », constitue un ami fidèle. Entre eux, dès le premier instant, « une combinaison chimique troublante ». Avec Mr Ogilvie, même alchimie. Un bon toutou qui se met aux ordres de sa patronne. Un bon toutou qui doit donner le bain aux enfants (Mary Anne a eu des enfants de Joseph Clarke) sans rechigner. « Sornettes, Mr Ogilvie. Ce n’est pas difficile. Une brosse et du savon. Vous êtes agent de l’armée, vous devriez connaître ça. » Les enfants turbulents sont jetés, chaque soir, dans la baignoire, « en poussant des cris de paon ». « Il ne pouvait tenir le garnement. Il avait de l’eau dans les yeux, la bouche, les cheveux. Pan ! Une savonnette le frappa en plein le menton, parmi les cris de joie montant d’une autre baignoire. » Les enfants, aux mains « charbonnées », sont nettoyés scrupuleusement par qui veut plaire à Mary Anne.

Plus tard, durant les heures noires de sa vie, Mary Anne tentera de séduire lord Folkestone. « Elle s’assit dans son lit et s’entoura ses épaules d’un châle, retoucha son visage, et répandit quelques gouttes de parfum sur son oreiller. »

Une femme et un parfum de chantage

Lorsque Joseph réapparait et menace le duc d’York (le duc et Mary Anne sont tous deux bigames !), ce dernier n’hésite pas une seconde. Mary Anne est sacrifiée... Coup de tonnerre ! Consternation pour le clan MacKenzie qui vit aux crochets de la belle ! Un petit chantage ? Pourquoi pas ? Et Mary Anne de rédiger une belle lettre parfumée au duc de Galles, frère aîné de Frédéric-Auguste, menaçant de révéler au monde entier la face cachée du prince (ses cors aux pieds, les « chansons qu’il chantait en prenant son bain »...). « Le billet parfumé » « intrigue le prince, de même que l’allusion à son frère cadet, le duc d’York ». Echec total !

Une femme et un parfum d’échec

Un procès au sujet du commerce des promotions... « Prête et pomponnée », Mary Anne affronte les membres du tribunal. Un sourire enjôleur ne suffit plus. Mary Anne passe par la case prison... 9 mois de détention à King’s Bench. Mary Anne, toujours positive, prend la chose avec philosophie. « J’ai toujours souhaité suivre un régime. Je vais enfin pouvoir le faire. Rien de meilleur, à 38 ans pour le teint et la ligne. » En s’installant dans sa minuscule cellule, Mary Anne plastronne, commandant un grand lit à baldaquin et du champagne « glacé » ! Et de revenir sur l’intérêt d’un « régime contre l’embonpoint. Je sortirai d’ici pareille à un brin de roseau et j’en lancerai la mode ». En réalité, la vie est rude dans cette prison où tout manque et où règne une puanteur horrible.

A la sortie de la prison, l’errance... La quête d’un appui en France ou ailleurs. Une femme qui fait honte à ses filles, Mary et Ellen. « Mère se teint les cheveux. Elle a tort. ça lui donne l’air vulgaire. George devrait l’en empêcher. Une femme doit vieillir gracieusement, accepter son âge. » Propos durs à attendre pour celle qui s’est battue pour offrir à sa famille un peu plus que ce que le simple destin lui réservait.

Mary Anne, en bref

Mary Ann ou le grand huit... Cris et frissons garantis. Une ascension fulgurante, une chute vertigineuse. Tous les ingrédients sont réunis pour des sensations fortes. Amour, trahison, chantage, compromission, amitié, Daphné du Maurier pousse notre wagonnet de main de maître. Par moment, on est bien prêt de dérailler... et puis ça continue, jusqu’à l’arrêt complet du manège. On en sort, tout secoué, aux côtés d’une Mary Anne qui achève sa vie de manière désenchantée. Les parfums d’antan se pressent dans sa mémoire (et dans la nôtre aussi), l’encre d’imprimerie, l’oignon frit, le concombre qui a fait basculer sa vie, le parfum du succès qui a embaumé sa relation avec un prince de sang, la lavande qui flottait dans l’air le jour où elle a pris sa vie à bras-le-corps... Les parfums s’emmêlent en une pelote inextricable. Quelques gouttes de champagne derrière les oreilles et l’évocation d’une vie de luxe accrochent des paillettes étincelantes dans les yeux de Mary Anne. Non, rien de rien, non, elle ne regrette rien !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, et son petit clin d'oeil, sur papier collé, pour Amélie Nothomb qui a écouté, apparemment, les conseils cosmétiques de l'oncle Tom !

Bibliographie

1 du Maurier D., Mary Anne, biblio Le livre de Poche, 2020, 640 pages

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