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Et si on plaçait des pendules à bulles sur la tour Eiffel !

> 11 janvier 2020

Et si on plaçait des pendules à bulles sur la tour Eiffel !

Philippe est un séducteur aux yeux « couleur de réséda ».1 Il plaît aux femmes, c’est indéniable ; il ne s’en prive pas, d’ailleurs. Lorsque son frère Olivier, retenu dans une chambre d’hôtel à Genève par une méchante rougeole, lui demande de s’occuper de sa maîtresse Maria, durant une soirée, Philippe est aux anges. Il laisse en plan son collègue de travail et ami, Jacques Müller, au profit de « la belle Maria d’Olivier ». Il abandonne également, temporairement, sa maîtresse du moment, Léone, aux mains d’un baron qui se dit riche, un certain Grégor. La belle Maria se fait attendre ; lorsqu’elle apparaît enfin, grande déception. Cette femme est tout à fait ordinaire ! Il va falloir attendre qu’opère la magie d’un violon pour illuminer une beauté jusque-là éteinte.

Philippe, un amateur de femmes

Philippe est un collectionneur de bonnes fortunes. Il raffole des femmes « brunes au teint d’ivoire, rousses au teint d’opale, blondes au teint de rose ». Sa maîtresse en titre, Léone, est, pour l’instant, une « orientale aux cheveux bleu marin ». Jalouse comme une tigresse, Léone ne supporte pas que l’on s’approche de trop près de son amant. Lorsqu’une femme passe à proximité de Philippe, elle dégaine son arme. « Vous avez besoin d’un peu de poudre, leur disait-elle en tirant de son sac un petit revolver. »

Philippe, un amateur de cosmétiques

Afin de séduire Maria, Philippe déploie toute une stratégie cosmétique. Passage chez Gustave, un coiffeur et « raseur » de talent qui « barbouille le visage » de ses clients à l’aide de mousse à raser épaisse afin de réaliser un rasage de précision. Un petit tour également chez Claire, la manucure, qui polit les ongles avec amour.

Philippe, un importateur de matières premières cosmétiques

Philippe est l’un des directeurs de la « Compagnie des Huiles Babassou ». L’huile de babassu ou babassou est une huile concrète (car solide à température ambiante et ce jusqu’à 20°C), obtenue à partir d’Orbignya phalerata, un palmier de la famille des Arecaceae, qui pousse dans certaines régions du Brésil, comme la « Região dos Cocais ». Certains auteurs voient dans ce palmier une source de revenus dans la mesure où on pourrait l’exploiter (tout au moins en théorie !) de « 64 » manières différentes. De manière plus terre à terre, on considère qu’il existe seulement une dizaine de façons de l’exploiter de manière rentable. Des briseurs de noix de coco jusqu’aux employés chargés de raffiner l’huile extraite des graines ou amandes contenues dans le fruit, ce sont de nombreux emplois qui tournent autour de cette matière première exotique. Ce corps gras est utilisé, tout comme la chair du fruit ou les graines de celui-ci, de manière traditionnelle et ancestrale, afin de traiter un certain nombre de maladies féminines se traduisant par exemple par des symptômes à type de leucorrhées, ou bien des gastrites ou des troubles cutanés. Un effet cicatrisant lui est reconnu dans le cadre du traitement des plaies.2 L’huile concrète, de couleur jaune claire, est riche en acide gras saturés (40 à 55 % d’acide laurique) et pauvre en acide gras insaturés.3 On retrouve tout de même plus d’acides gras insaturés (10 à 26 %) que dans l’huile de noix de coco (6 à 12 %).4 Dans les années 1950, les amandes et l’huile de babassou sont exportées à partir du Brésil. L’huile de babassou (10 000 tonnes exportées en 1951) se place alors bien loin derrière l’huile de palme (575 000 tonnes exportées la même année). Elle est utilisée en savonnerie.5

Maria, une femme un brin excentrique

Philippe qui se voit obligé de sacrifier une soirée entière à une femme au physique commun et à l’habillement daté, n’est guère d’humeur joyeuse. Une voix mélodieuse lui avait promis monts et merveilles. Maria a « fait tourner la mayonnaise des rêves » de Philippe. Maria n’a pas vraiment les pieds sur terre. Elle s’en prend à notre monument national, la Tour Eiffel lui trouvant un air inachevé. Il manque, selon ses désirs, une pendule « muette », accrochée à chacune de ses faces. Ces pendules libéreraient « d’énormes bulles de savon dont le nombre correspondrait aux heures, aux quarts et à la demie. » A midi ou à minuit, on pourrait donc contempler « quarante huit bulles multicolores » s’élever vers le ciel. Pas de problème pour Philippe qui, du fait de sa profession - rappelons qu’il est importateur d’une matière première très utile pour fabriquer les savons - doit connaître un grand nombre de contacts utiles pour ce projet un peu fou !

Cette soirée n’en finit vraiment pas. Maria s’accroche, veut boire un dernier verre, veut se quitter « bons amis »... Bon gré, mal gré, Philippe finit par pousser Maria dans une nouvelle boîte de nuit à la mode. La magie va alors opérer à chaque coup d’archet d’un violoniste tzigane. Au son du violon, le visage de Maria s’épure, « ses yeux cernés de mauve » racontent une histoire, sa petite main très blanche agrippe le cœur... Maria irradie et Philippe n’a qu’une envie la suivre dans son « pays où l’ombre est parfumée » de lavande et de jasmin. Sous les caresses de l’archet, Maria s’illumine ; ses épaules se voilent « du bleu d’un matin tout frais », ses paumes se teintent de rose, on la croirait sortie « d’un bain d’aube ». Oui, mais... lorsque le tzigane remballe son instrument, la belle Maria lumineuse s’éteint.

Louise de Vilmorin, une violoniste de talent

Dans ce court roman intitulé Le violon, Louise de Vilmorin joue avec maestria la mélodie du désir. Sa partition, elle la connaît par cœur. Maitrisant à la perfection un arpège ascendant, elle nous fait pénétrer dans une « petite nuit de velours bleu », pleine des « heures de Maria ».

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, de nous donner à voir ce que pourrait être une horloge à bulles installée sur la tour Eiffel !

Bibliographie

1 de Vilmorin L. Le violon, Gallimard, 1960, 153 Pages

2 Mércia H. S. L. Souza, Cristina. A. Monteiro, Patricia M. S. Figueredo, Flavia Raquel F. Nascimento, Rosane N. M. Guerra, Ethnopharmacological use of babassu (Orbignya phalerata Mart) in communities of babassu nut breakers in Maranhão, Brazil, Journal of Ethnopharmacology, 133, 1, 2011, Pages 1-5

3 Oscar Zalla Sampaio Neto, Daniel Gonçalves, Selma de Freitas Bergara, Eduardo Augusto Caldas Batista, Antonio José de Almeida Meirelles, Oil extraction from semi-defatted babassu bagasse with ethanol: Liquid-liquid equilibrium and solid-liquid extraction in a single stage, Journal of Food Engineering, 2019, Article 109845

4 Naila Albertina de Oliveira, Mônica Roberta Mazzali, Heidge Fukumasu, Cintia Bernardo Gonçalves, Alessandra Lopes de Oliveira, Composition and physical properties of babassu seed (Orbignya phalerata) oil obtained by supercritical CO2 extraction, The Journal of Supercritical Fluids, 150, 2019, Pages 21-29

5 Le marché mondial des huiles végétales concrètes (cocotier, palmier à huile, karité, babassu), Economie et Statistique, 1953, 8-3, Pages 214-264

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