Nos regards
Layering ou rosée, à chacune sa routine beauté dans l’univers de Louise de Vilmorin

> 24 novembre 2019

Layering ou rosée, à chacune sa routine beauté dans l’univers de Louise de Vilmorin

Si Michel Delpech aime « l’amour en wagon-lit/entre Nice et Paris », Louise de Vilmorin préfère, quant à elle, l’amour en train de jour, entre Bordeaux et Paris.1 La relation amoureuse se fait et se défait, entre les mains expertes de Louise qui entrecroise les fils du destin et tricote une histoire sur-mesure durant un « automne d’été dont le parfum » monte « sans doute de quelque jardin bien arrosé ».

Pour faire bref, on rappellera que Julietta Valendor et sa mère roulent, au tout début du roman, vers Paris, afin de rejoindre le fiancé en titre de la belle demoiselle, le séduisant prince Hector Alpen. Julietta qui veut « inventer sa vie » est fort peu enthousiaste à l’idée de lier son existence à un vieux, certes encore beau, mais vieux tout de même, dont les baisers ne sont guère à son goût. Chaque tour de roue semble sonner le glas d’une jeunesse pourtant prometteuse. Lorsque André Landrecourt, voisin de compartiment, oublie sa « boîte à cigarettes » entre deux coussins, la belle Julietta n’hésite pas à bondir hors du train afin de restituer l’objet à son propriétaire... Elle en profite également pour s’attarder sur le quai et... louper son train. La brave Madame Valendor qui roupille en cadence ne se rend compte de rien. S’ensuit un véritable vaudeville, tant le monde s’avère petit. André Landrecourt, l’amant de Rosie Facibey, se voit dans l’obligation d’héberger Julietta, pour une nuit (c’est du moins ce qu’il pense), dans sa maison de campagne. Mais, contrairement à toute attente, Julietta s’inscruste... Et, lorsqu’André revient accompagné de Rosie pour un séjour en amoureux, il se heurte à la jeune fille qui n’a aucune envie de laisser sa place. Julietta est poussée dans le grenier et sommée de se faire discrète. Elle n’en est pas moins d’une discrétion bruyante, ce qui provoque un tas de chamailleries entre nos deux amoureux. Petit à petit, Rosie se rend compte qu’elle n’est pas faite pour vivre avec André, et vice versa. Elle se verrait en revanche parfaitement bien dans le rôle d’épouse du prince Alpen, car il faut préciser que ces deux là ne sont pas des inconnus l’un pour l’autre.

Que dire de Rosie ? que c’est une femme de la ville, une femme fardée, tout simplement... une femme qui fuit le naturel au galop. Après deux jours passés à la campagne, elle n’a « plus figure humaine » ; rentrée à Paris, son premier geste consistera à convoquer son coiffeur chez elle afin d’ordonner sa belle chevelure. Elle laisse derrière elle un sillage parfumé enivrant et est « capable d’aimer souvent pour la dernière et la première fois ». A peine arrivée dans la maison de campagne d’André, Rosie s’installe dans sa chambre et dépose sur sa coiffeuse tout un arsenal de boîtes, de pots et de flacons. Dans sa chambre, il y a une telle profusion de flacons et de contenants renfermant des cosmétiques, au point qu’il est difficile, pour un œil non exercé, de s’y retrouver. Passionnée de cosmétiques, Rosie utilise un grand nombre de références différentes. Elle ne confond pas le « rouge du jour » avec le rouge du soir, la « poudre du jour » avec la « poudre du soir ». Selon le cas, elle privilégie le parfum ou l’eau de toilette. Elle raffole des bains parfumés et les utilise pour le plaisir, mais également pour « se laver à jamais des mornes et gluantes empreintes du souvenir ».

Que dire de Julietta ? que c’est une jeune fille surprenante qui a besoin d’être entourée d’un cocon protecteur et qui s’imagine fort bien évoluer parmi de « vieux messieurs » protecteurs, mêlant « l’odeur du vétiver » de leur mouchoir à celle de la « vapeur du thé » et de belles dames en « deuil » de leur beauté. Julietta souhaite être contemplée par un « regard qui la polisse et la fasse briller » (« On ne vit bien que dévorée par des yeux. ») Chez André, Julietta se sent chez elle au point de décrocher les tableaux du salon (et en particulier celui représentant une jeune femme « vêtue d’une robe en mousse de savon »), afin d’agrémenter le grenier où elle vit recluse. De temps à autre, Julietta s’autorise une razzia dans la chambre de Rosie ; elle lui pique, entre autres, des fards, de la poudre de riz (la moitié de sa provision), des tubes de rouge et du parfum. Comme une sale gosse qu’elle est parfois, elle saccage sans scrupule les rouges à lèvres en les coupant en deux.

Que dire d’André ? que c’est un homme sensible, qui a bien de la peine à maitriser une situation qui lui échappe et qui semble se battre en permanence avec les soucis domestiques. Il promet un bain chaud, mais oublie totalement de déclencher le ballon d’eau chaude (« Cette eau est glacée, vous pensez au bonheur, mon chéri, mais vous avez oublié d’allumer le chauffe-bain. ») ! Entre Julietta et Rosie, sa vie est un enfer. En cauchemar, il aperçoit Rosie « s’éloigner, s’éloigner et disparaître derrière un nuage qui s’élevait de la houppe à poudre qu’elle agitait en lui disant adieu ». Marre de ces nanas-là, semble-t-il nous dire à chaque page. « Les belles comme les laides, les mauvaises comme les meilleures » « mangent le temps dans la main » !

Dans l’univers de Vilmorin, on respire des effluves proustiens. Lorsqu’André prononce la phrase « Rien ne chauffe autant que les bougies. » Rosie hume le parfum de son enfance, celui de la « tisane des quatre fleurs » et celui des « feuilles d’eucalyptus qu’on fait bouillir » dans la chambre d’un malade pour la désinfecter ; on croise Alfred Hitchcock lorsque Julietta émiette des biscottes à sa fenêtre (que d’oiseaux, que d’oiseaux !) ; on choisit des meubles dans un catalogue Ikea (Rosie ne rêve que d’une chose, transformer la maison de campagne pleine de charme d’André en une maison, pratique, moderne, équipée de « meubles clairs et de salles de bains modernes. ») ; on vérifie le dicton « qui se ressemble s’assemble », en constatant que Madame Valendor, une « belle, blonde et soignée », pleine de fraîcheur, tombe amoureuse d’un « gros monsieur, d’une soixantaine d’années, rose, jovial et soigné. »

Dans l’univers de Vilmorin, tout est bien qui finit bien. Les amoureux dessinent « des cœurs entrelacés dans la buée que leur souffle » a déposé sur la vitrine d’un magasin et le bonheur est une maladie grave dont on ne se remet pas ! Dans l’univers de Louise, la beauté sophistiquée pratique la technique du millefeuille (également appelée technique du layering) qui consiste à appliquer successivement un grand nombre de couches de cosmétiques et la beauté naturelle court dans la rosée,2 afin d’en tirer des bénéfices esthétiques.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette incitation, en image, à (re)lire Loulou, pour ses intimes !

Bibliographie

1 Vilmorin L. Julietta, Folio, Gallimard, 2001, 248 Pages

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/la-rosee-source-de-beaute-199/

Retour aux regards