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Une relation savonneuse !

> 30 décembre 2023

Une relation savonneuse !

Tout se passe vers 1850, dans une étude notariale.1 Le notaire new-yorkais en question est surchargé de travail, au point de devoir recruter un nouveau copiste, un certain Bartelby. Les trois employés alors en poste surnommés Dindon, Lagrinche et Gingembre ne suffisent plus à la tâche. Un nouvel employé est donc recruté. Un manipulateur, un toqué, un siphonné, qui travaille du chapeau et sème la zizanie dans ce qui était jusqu’alors un paisible cabinet.

Dindon, le dindon de la farce en vérité

Dindon est un soixantenaire, au teint aussi vermeil que le cou d’un dindon. C’est au cours du déjeuner que le teint du copiste est le plus animé. Au fil de la journée, la flamboyance épidermique va en déclinant, tout comme son énergie. Avant midi, Dindon est un employé presque modèle. L’après-midi, il est pris de frénésie, multipliant les erreurs et les taches sur les documents officiels. On ne peut alors lui faire aucune remarque, sans que cela ne déclenche, chez le vieil employé, une diarrhée verbale, visant à justifier les fautes commises. Un jour, Dindon devra faire le travail de Bartleby. Le dindon de la farce, on vous dit !

Lagrinche, le grincheux en réalité

Lagrinche est un jeune homme de 25 ans, au teint gris et au caractère difficile. Toujours à râler contre ses outils de travail (sa table n’est jamais réglée à la bonne hauteur), Lagrinche souffre de la bassesse de sa fonction et rêve d’une carrière plus glorieuse. Il ne se sent pas à sa place et le fait savoir à son entourage.

Gingembre, le bon à tout faire en pratique

Tout juste 12 ans, ce petit saute-ruisseau, collectionneur de noix (celles-ci sont stockées dans son pupitre), est chargé de réaliser les courses pour ses acolytes, Dindon et Lagrinche. Il ramène à l’étude force pommes (voire jus de pommes fermentés) et gâteaux au gingembre, ce qui permet à ses collègues de travailler non-stop toute la journée.

Bartleby, l’objet de la discorde

Le dernier recruté se nomme Bartelby. Un homme « lividement propre, pitoyablement respectable », un gros bosseur qui, à peine arrivé, se jette sur le travail, comme un noyé à l’eau. Comme un fou, trois jours durant, Bartleby copie, sans arrêt, frénétiquement, tout ce qui lui tombe sous la main… jusqu’à ce que son patron lui propose de collationner, c’est-à-dire de comparer les différentes versions d’un même document. La réponse est claire, nette et précise : « Je préférerais pas »… Entendez par là « Non, il n’en est pas question » ! Bartleby ne supporte, apparemment, pas que l’on supervise son travail !

Je préfère pas…

« Je préférerais pas », « Je préfère pas »… Voilà désormais la réponse fréquemment donnée par Bartleby à son patron, lorsque celui-ci lui confie une nouvelle tâche. Le verbe « collationner » a créé une sorte de court-circuit chez l’employé-modèle, qui s’arrête de travailler et se refuse à toute activité professionnelle, ne quittant jamais le bureau, grignotant des biscuits au gingembre à longueur de journée. Le bureau est, désormais, son chez-soi. Il y squatte, laissant traîner « une brosse, du savon et une serviette en loques. »

Et même lorsque son chef le met à la porte, Bartleby continue de répéter sa ritournelle : « Je préférerais pas » !

Action-réaction

Le patron de Bartleby est sidéré. Son employé possède une force d’inertie phénoménale, qui renverse tout sur son passage. Le notaire en reste médusé. Impossible de faire entendre raison à ce salarié, qui répond désormais, avec sa phrase-fétiche, dès qu’une demande lui est faite. Le notaire enrage, essaie différentes stratégies en pure perte (« Mais autant chercher à faire jaillir une flamme en frottant ses phalanges contre un savon de Marseille »)… Rien n’y fait. Bartleby se place dans l’opposition permanente.

Bartleby le scribe, en bref

Au travail, rien ne surpasse la force de l’inertie. Bartleby réussit en un tournemain à manipuler son employeur. N’arrivant pas à renvoyer son sinistre salarié, le narrateur de l’histoire en vient à déménager, pour fuir celui qui le rend fou. Cela n’arrange évidemment pas le locataire suivant qui se retrouve confronter au problème « Bartleby ». Celui-ci finira en prison !

Une histoire qui fait glisser les rapports humains les uns contre les autres. Tout dérape, comme si l’on avait trop savonné la planche, dans cette histoire de mal-être au travail, qui vire au cauchemar… pour l’employeur !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Melville H., Bartleby le scribe, Folio, Gallimard, 2023, 79 pages

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