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Une histoire d’odeur de cachou qui donnerait bien la jaunisse !

> 14 mai 2023

Une histoire d’odeur de cachou qui donnerait bien la jaunisse !

Quand un puissant chef d’entreprise lyonnais, arrogant et un tantinet méprisant, qui travaille dans le domaine de la lumière (il s’agit d’une entreprise qui met au point des lampes), devient aveugle, suite à un accident, un certain nombre de personnes de son entourage s’octroient, alors, le droit de le rayer de la carte des vivants.1 A peine sorti de clinique, Richard Hermantier est fourré dans une voiture et emmené illico presto en Italie. Là, on - sa femme et l’amant de celle-ci - compte bien s’en débarrasser sous peu ! Sauf que Richard ne s’est rendu compte de rien et s’imagine être dans sa maison secondaire, entouré de ses domestiques (ils sont dans le secret), de son frère (il a été payé pour son silence) et de son associé (celui-là compte bien remplacer Richard au plus vite) !

Un nez à la place des yeux !

Depuis que Richard a perdu la vue, c’est son nez qui lui sert à appréhender tout ce qui se trame autour de lui. Son nez et ses mains. Et justement son nez est inquiet, lorsqu’il se met à sentir une odeur de pins, alors qu’il n’y a pas de pins à proximité de sa propriété charentaise (celle-ci est localisée près de Marans).

L’odeur l’intrigue… « Ce n’était pas celle des œillets, ni celle du gazon humide et de la terre chaude. » Ce n’était pas non plus celle des « roses »! Une odeur « insolite », qui n’a rien à faire ici, qui n’est pas chez elle, chez lui (LUI, Richard, cet industriel qui commande aux choses, à tout et à tous depuis des décennies) !

L’odeur étrange, inquiétante, met des points d’interrogation dans sa tête. Un parfum « sucré », aussi peu connu que possible. « Après tout, il se trompait, tout à l’heure, quand il s’entêtait à définir un parfum qui n’existait probablement pas. »

Une odeur de pins… alors qu’il n’y a pas de pins « à des kilomètres à la ronde »… décidément, cela ne tourne plus vraiment rond dans le crâne de Richard ! Christiane, sa femme, le lui a bien dit, qu’il n’avait plus toute sa raison !

Et le jour, ça sent le pin. Et la nuit aussi ! « Et la nuit sentait le pin, puissamment. L’aiguille de pin ; la pomme de pin entr’ouverte, et qui bave sa résine. L’odeur de pin maintenant couvrait toutes les autres. »

Et dans la chambre de Christiane (eh oui, Richard et Christiane font chambre à part), alors que celle-ci est à sa coiffeuse en train de remuer « des fioles », il y a aussi une odeur inquiétante. « Malgré lui, il tournait imperceptiblement la tête à droite, à gauche, pour capter l’odeur qui montait de la coiffeuse, du lit défait. » Une odeur de… cachou !

« C’est alors que l’odeur lui parvint. Il crut tout d’abord à une illusion. Sans faire un mouvement, il s’appliqua à situer le parfum. C’était peut-être un bouquet dont on avait oublié de changer l’eau. Est-ce que certaines fleurs ne répandent pas une odeur de réglisse quand elles sont fanées ? Mais ce n’était pas une odeur de fleurs mortes. »

Des moufles à la place des doigts

Et dire que Richard, sans les yeux, est devenu si maladroit. Quelle torture que le rasage quotidien. « Pourquoi s’obstinait-il à se servir de son rasoir mécanique ? Par bravade ! Pour ne pas changer une habitude. Et, chaque matin, la même lutte sournoise recommençait. Le blaireau tombait dans l’eau chaude ; le savon s’égarait sur la tablette de verre. Cette ridicule bataille de tous les instants le minait. »

Une bataille, qui épuise Richard au point de craquer ! « Rapportez-moi un rasoir électrique. J’en ai assez de me massacrer la figure. » Une « capitulation », une « résignation »… voilà Richard bien obligé de changer ses habitudes.

Et la brave Christiane de revenir avec la rolls des rasoirs, un modèle qui a coûté « trois mille francs » ! Le rasoir est là, dans le « cabinet de toilette », à côté du peigne, de la brosse, et de la « bouteille d’eau de Cologne. »

Et le brave Maxime - le frère dévoyé, celui qui n’a jamais rien fait d’utile et passe son temps à dépenser son argent avec des actrices - d’aider son frère à se raser (tiens, au fait, la prise a changé de côté !). « Délicatement, Maxime saisit le rasoir et le frotta sur les pommettes de son frère, puis autour de la bouche et près des narines. » Un geste fraternel qui se poursuit par le talcage de la peau (« Là un peu de poudre maintenant. ») et la vaporisation d’eau de Cologne (« Penche-toi que je mette un peu d’eau de Cologne. » « Maxime actionna le vaporisateur, coiffa son frère en quelques coups de peigne. »)

Et une main-éponge (un gant sans doute) pour se rafraîchir le visage (« Hermantier mouilla la main-éponge, se baigna le front, les oreilles. »)

Hubert Merville, associé en tout… et pour tout

Après un bel héritage, Hubert s’est retrouvé de l’argent plein les mains (on est en 1946). Juste ce qu’il fallait à Richard pour propulser son entreprise sur le devant de la scène. Hubert apporte les capitaux ; Richard son génie des affaires et sa femme, Christiane !

Hubert apporte aussi dans sa corbeille de noces une boîte de cachous qui énerve Richard au plus haut point. « Hermantier sentit l’odeur piquante des réglisses. Il détestait cette odeur et encore plus le geste d’Hubert secouant la boîte ronde au creux de sa main. Est-ce qu’un homme mange des cachous ? Est-ce qu’Hubert était un homme ? »

Cette boîte de cachous, il l’a emportée avec lui, comme d’habitude, pour discuter affaire avec Richard. Un Richard énervé, qui bondit dès que la boîte fait son apparition. « Ramassez-moi cette saleté, dit-il. L’odeur me gêne… ». Et s’il n’y avait que l’odeur d’Hubert pour gêner Richard

Christiane Hermantier, associée à Hubert… contre Richard

Christiane est une femme élégante, « belle, parfumée, merveilleusement habillée. »

Christiane tire les ficelles. C’est elle qui mène la danse. L’idée est monstrueuse… Faire passer Richard pour mort ; le retirer des affaires de force. Pour ce faire, partir en Italie et prendre le temps de se débarrasser de l’importun. Le rendre fou, pourquoi pas ? Le faire interner ? Facile, dans un pays où personne ne le connaît !

Christiane joue, pourtant, encore les épouses zélées, cherchant, tout au moins en apparence, à tout faire pour le bien-être de son époux.

Christiane, une femme parfumée, qui laisse un léger sillage derrière elle. « Il sentit son parfum, plus près de lui, et le fauteuil d’osier craqua quand elle s’assit. »

Maxime Hermantier, associé pour le crime

Maxime ne fera pas long feu. Œdème aigu du poumon, c’est du moins ce qu’ils disent à Richard. En mettant Maxime en bière dans un caveau surmonté d’une dalle de marbre où est indiqué : Richard Hermantier (23 février 1902 - 18 juillet 1948), Hubert et Christiane préparent le terrain. Richard est déjà mort pour l’état civil !

Et une radio qui annonce de la pluie

Alors qu’il fait un temps superbe ! « Il a le temps de songer que la météo, s’est, une fois de plus, fichue dedans. » Pas du tout, c’est tout simplement que Richard est bien plus au sud qu’il ne le pense et bien moins à l’ouest !

Et une tombe maquillée

Avec ses doigts, Richard a pu lire l’inscription figurant sur la tombe de son frère Maxime... Sa date de naissance, la date de sa mort ! De quoi être troublé ! « Fallait-il maquiller la tombe ? cria Hermantier. » Oui, c’est pour son bien répond Christiane, qui explique que le mieux pour lui est de faire le mort, de disparaître de la vie publique !

Les visages de l’ombre, en bref

Devant tant de mystères (des prises qui changent de place, un pêcher qui s’évapore, une tombe à son nom…), Richard n’a plus qu’une issue… la fuite. Sortir ! Pour aller où ? Au village voisin, demander de l’aide ! Oui, mais le village voisin a eu l’air de se déplacer. Il est beaucoup plus loin que prévu… Normal, puisque Richard n’est pas en France, en Charente-Maritime, mais dans une station balnéaire italienne qui lui est inconnue ! Et voilà notre Richard qui atterrit dans une clinique… où tout le monde parle italien (plutôt logique, puisque l’on est en Italie) ! Et voilà Christiane qui vient récupérer le paquet encombrant ! Désormais, Richard n’a plus rien à attendre de l’avenir…

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour... un Nantais illustre un Nantais !

Bibliographie

1 Boileau-Narcejac, Les visages de l’ombre, Folio, Denoël, 1985, 213 pages

 

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