> 12 mai 2024
Dans Le fil à couper le beurre, Frédéric Dard nous entraîne, avec toute sa gouaille, dans l’univers du commissaire Antoine San-Antonio, un drôle de gus, qui vit toujours chez sa mère Félicie, dans un petit pavillon de Saint-Cloud.1 Tout commence par une virée à la foire du Trône et par une altercation avec un petit truand du nom de Carmona, qui semble bien vouloir attaquer la police, afin de se faire mettre au violon à des fins de protection. Carmona est, en effet, la cible de truands qui cherchent à le faire parler, étant donné qu’il est, semble-t-il, au courant d’un secret qui peut changer la face du monde. Il est question d’une balle surpuissante, capable de faire des dégâts monstrueux ! En attendant, les morts s’enchainent et on ne retrouve pas la belle balle. On emballe, en revanche, des belles qui en savent un peu trop long. Et puis, le commissaire se fait maquiller, il prend des bains, se lotionne le visage… Bref, de quoi nous intéresser !
Chez San-Antonio, on peut se prendre une « floppée dans la bidoche », à chaque coin de page. Le « pharmago » ou « marchand de purges » est toujours là pour venir en aide aux mourants, avec sa bombonne d’oxygène à réveiller les morts. On ne s’ennuie, bien évidemment, pas une seconde.
Carmona joue des poings à la foire du Trône. S’il donne des coups, il en reçoit aussi. Quinze jours après les faits, il a la face qui a la couleur « arc-en-ciel » !
Dans sa cellule, Carmona reste de glace. Pas question pour lui d’expliquer pourquoi il s’en est pris à San-A.
Les flics n’ont donc plus qu’à le relâcher. Les « joues mal rasées », Carmona est remis dans la circulation. Il semble craindre le pire, se retournant sans arrêt pour vérifier qu’il n’est pas suivi. « Carmona rase toujours les murs. » Il se fait le plus discret possible, pour rejoindre sa petite amie, Solange Maurey (« Je crois que c’est sa poule. »)
Un gars dont on se sépare dès la page 47 dans la mesure où il se pend ; ce grand sentimental en vient aux dernières extrémités, lorsqu’il constate la mort de sa dulcinée.
Une belle fille, au corps « très bronzé », qui vient tout juste d’être poignardée, lorsque Carmona pense la retrouver.
Cette belle fille occupe le commissaire une petite heure à tout casser. Peu habile en matière de maquillage (« Son rouge à lèvres dépasse celles-ci de trois bons centimètres et de façon irrégulière. » ; son Rimmel », « lui dégouline sur la frite »). Dorothée possède, en revanche, de vrais talents cachés.
Cette belle fille va entraîner le commissaire dans un guet-apens. Une « superbe fille », « belle, bronzée ». « Elle est, je vous l’ai déjà dit, bronzée comme un secrétaire d’acajou, avec des tifs incandescents et des yeux qui vous perforent le futal de part en part. » « Son bronzage ne lui permet pas de rougir […] », parfumée, avec des « cils longs comme des ramasse-miettes » ! Une bouche ornée de dents très blanches, grâce à « Colgate » !
Mais on ne joue pas impunément ce genre de tour au commissaire, qui contre-attaque et envoie à Régine une « tarte » magistrale. « Elle n’aura pas besoin de se coller du fond de teint sur le museau avant longtemps, du moins pas sur la joue gauche. » Par souci de symétrie, San-A complète sa séance de maquillage par un revers sur la joue droite !
Difficile de faire parler cette fille qui a du cran. Les gifles n’y faisant rien, San-A sort la tondeuse, menaçant de tondre la belle. « La mode est aux cheveux courts cette année… » Pour Régine, « Ses tifs ! Vous parlez, c’est sacré ! » Elle se met donc à table et explique que son chef est à la recherche d’une balle de fusil « creuse contenant un acide extraordinairement puissant », une balle capable de traverser tous les milieux… une balle tellement féroce qu’elle fait se déliter tous les contenants. Le savant polonais qui l’a mis au point est décédé. Toutes les puissances étrangères se battent, désormais, pour retrouver ce bijou militaire.
Strenberg, le toubib, dit le « Gros », est un chirurgien esthétique, capable de transformer une « Peter Sister » en « Danielle Darrieux en moins de temps qu’il n’en faut à un suppositoire pour atteindre son objectif. » Dans une « infâme mallette en carton bouilli qui déshonorerait » une « poubelle », il trimballe « tout un tas de trucs : des seringues, des rasoirs, des ampoules, des pots de crème, des tubes de fard… »
De quoi permettre à San-Antonio de se déguiser vite fait en Carmona, afin d’en savoir plus sur sa drôle d’histoire.
Un attirail qui effraie un peu le commissaire : « Tu me fous les jetons ! dis-je… C’est du superficiel que je veux… Quèque chose qui parte au lavage, si tu vois ce que je veux dire ? »
Avec brio, « avec des gestes vifs et précis de pédicure chinois », le toubib se met à transformer physiquement San-A. « Une légère piqûre ici, un coup de rasoir en haut du front pour élargir ce dernier, un trait noir sous le rebord de la paupière afin de donner du « charbonneux » au regard, une boulette de caoutchouc dans chaque narine pour rendre mon nez rectiligne camard et brusquement, lorsque Strenberg annonce un miroir devant ma hure, je me trouve en face d’un autre mecton. Ce mecton, ça n’est pas exactement Carmona, soyons juste, mais ça pourrait être son frère jumeau. »
Si le résultat est satisfaisant d’un point de vue visuel, San-A, en revanche, n’aime guère « toute cette merdouille », qui vient de lui être posée sur la peau.
Ce qui ne manque pas de faire réagir son collègue Bérurier, qui trouve que le Tonio il est bien délicat tout à coup. « Tiens, Tonio, pense un peu aux gonzesses, tout ce qu’elles se foutent sur le museau… Rien que la mienne ! Pourtant elle a l’air d’une bonbonne, hein ? Faut être objectif… Eh bien mon vieux, quand elle se démaquille, il lui faut presque un ciseau à froid tellement qu’elle s’en crépit le moule à gaufres…. Elles croient que ça les répare, ces grognaces ! Un coup de Ripolin n’a jamais sauvé un mur qui s’écroule. »
Régine sert, sur un plateau, au commissaire, trois brutes qui lui collent la tête dans une baignoire d’eau pour lui faire avouer… avouer quoi ? On ne sait pas !
Ce qui est sûr, c’est que les produits de maquillage utilisés par le toubib ne résistent pas à l’eau. « C’est le maquillage de Strenberg qui, détrempé par l’eau et par ma sueur, se fait la paire. » Le bourreau de San-Antonio, intrigué, se met donc à « débarbouiller » le commissaire avec une serviette éponge enduite de « savon » ! Le faux Carmona se dissout dans le lavabo aussi vite qu’un comprimé effervescent !
Un homme qui vient se faire tuer dans le bureau de San-Antonio et meurt avant d’avoir le temps d’en dire plus au sujet de l’affaire Carmona ! Biernaski était sur la piste de Cazek, un savant polonais, l’inventeur d’une arme de guerre redoutable.
Frédérik Cazek, l’inventeur de génie
Frédérik Cazek est l’inventeur d’une arme terrifiante. Afin qu’elle ne tombe pas dans de mauvaises mains, il s’est donné un coup de rasoir dans la cuisse afin de se ficher, dans le derme, la balle de son invention. Mort dans un bombardement en 1942, Cazek est désormais enterré avec sa terrible invention… et tout le monde est sur sa piste !
Un commissaire qui mouille le maillot, prend des bains forcés, se fait démasquer. Un commissaire qui utilise « un gros flacon » de « lotion capillaire » pour exploser la tronche de son ennemi. « Le beau raisin du truand commence à se mélanger à la lotion odorante… »
Un commissaire qui file ensuite prendre une bonne « douche » chez Maman, comme s’il n’avait pas assez trempé ! « La douche l’a à la fois revigoré et fauché les cannes. »
Un commissaire qui nous explique tout de sa routine beauté. Qui explique que le rasage est rasoir, « C’est toujours un moment aussi émouvant pour un homme que celui où il se trouve cruellement face à face avec lui-même. En général (et même en colonel), les hommes n’ont avec les miroirs que des rapports brefs et espacés. Mais l’opération rasage les oblige à s’examiner la frime journellement pendant un temps assez long. En ce qui me concerne, cette rencontre quotidienne avec moi-même me casse les pieds. » ; « Puis je finis ma toilette, je me savonne, me lotionne, me bichonne, m’émulsionne avant de passer mon meilleur costar […] ».
Un commissaire qui file au cimetière déterrer Cazek, afin de retrouver la fameuse balle… perdue. Evidemment, en rentrant chez lui et avant de manger la blanquette de veau de Maman, San-A réclame de l’eau de Javel pour se « laver les pognes » !
Ou du moins les passages à savon… « Il te lui passe un de ces Cadum qui, s’ils entretiennent la beauté, n’entretiennent pas l’amitié ! »
Il y a du myosotis et « de la Jouvence de l’abbé Soury dans les sacs à main. »
Frédéric Dard, de temps à autre, fait entendre la voix scato qui sommeille au fond de son gosier. L’humanité… il l’enverrait bien, parfois, « à la fosse d’aisance ». Pêle-mêle, les « filles qui se parfument au Cadum pour accueillir le visiteur » et les « jeunots qui se font des entorses en attendant de connaitre la félicité. »
Plus d’une fois, San-Antonio est près de claquer, ce qui le rend philosophe et lui fait se poser les bonnes questions. Pourquoi tant de tourments pour qui finira manger par les « astecs » ?
« Je vois des gonzesses qui se fignolent la frime, qui se la peinturlurent, qui se l’astringent, qui se la veloutent, qui se la décapent, qui se l’oignent, se la titillent, se l’astiquent, se la lubrifient, se l’ambre-solairent, tout ça pour faire goder le bonhomme ! Est-ce qu’elles y pensent un quart de seconde à la liquéfaction générale ? Il y a dans tout individu une portion de brie qui sommeille… »
Un hâle séducteur (celui de Régine) qui envoie le pauvre commissaire dans la gueule du loup, alors que « des gnaces » se « font tartir sur la Côte d’Azur. » ! Un commissaire qui ne dit pas non à une séance de bronzette dans son jardin sous un « soleil cadoriciné ». Un soleil brillant, tels des cheveux passés à la brillantine Cadoricin, alors à la mode.2 Frédéric Dard n’en loupe pas une en matière de références cosmétiques !
Epoustouflant de cosmétiques. Dégoulinant d’aphorismes cosmétiques ou esthétiques. Le rouge à lèvres saigne sur les lèvres des filles de joie. Les lotions capillaires volent très bas. Il n’est pas si simple de se faire passer pour un truand, lorsque l’on est commissaire de police. Régine n’a peut-être pas inventé le fil à couper le beurre, mais, en attendant, c’est à cause d’elle que San-Antonio se retrouve brusquement plongé dans une baignoire dans laquelle l’on déverse une tonne de ciment. Bon pour la peau, ce genre de masque ? Pas vraiment, si l’on en croit la couleur du visage de San-Antonio qui pense vraiment que sa dernière heure a sonné !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.
1 Dard F., San-Antonio, Le fil à couper le beurre, Pocket, 202 pages, 2022
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