> 27 mars 2022
L’été est bien plan-plan, cette année, pour Gérard, résident de l’Hôtel des Vagues, dans une petite station balnéaire bretonne, où la plage est « assommée de soleil ».1 Des bains de mer quotidiens, la bronzette sur la plage, des dîners habillés selon un « grand raffinement de toilette », des concerts pour passer le temps... Gérard rédige le journal de vacances bien ordinaires. L’ennui tombe doucement sur la petite société, comme la poussière sur les meubles du salon inoccupé. Tennis, baignade, parties d’échec... dodo ! Et rebelote. Rebelote jusqu’à ce qu’un « beau ténébreux », Allan, ne vienne semer le trouble parmi les vacanciers. Et tout à coup, l’imagination de Gérard est comme dopée... « Effervescente », pourrait-on même dire ! Allan traîne derrière lui une odeur de soufre. Tout cela finira mal...
Le journal de Gérard se présente comme un texte olfactif. Les sensations recueillies par ce « jeune universitaire plein d’avenir », qui raffole de l’odeur des villes, semblable à « l’odeur étrange de forêt exotique », forment un bouquet de notes olfactives qui s’accordent ou se contrarient alternativement. « Le bois de pins » qui jouxte l’hôtel, est « comme une cage de parfums, un vase d’odeurs trop lourdes, jusqu’à en défaillir ». Ce parfum « solennel », quasi mystique, entraîne Gérard vers l’introspection. Les souvenirs se pressent dans sa mémoire. L’odeur des départs en vacances, « une odeur de gare et de soleil inévitablement associées », « l’odeur noire du charbon associe sa chaleur à celle des brioches fumantes et des grandes tombées de soleil au travers des vitres. » Les souvenirs sont « tenaces » comme un parfum...
A 13 ans, c’est la découverte du théâtre et de « ses parfums violents » (« J’aime tout du théâtre, les parfums violents, l’orage rouge des peluches, la pénombre de caverne lustrée [...] ».
Et puis, la vie s’est écoulée et Gérard de compter les années qui passent, de se détacher de cette vie qui commence à lui peser. Une vie qui pèse, mais une vie précieuse tout de même, précieuse au point de calculer toutes les « heures gaspillées » et de se les reprocher. Quelques notes de musique, le soir, et voilà Gérard transporté en Asie, dans une ville où les parfums seraient « tout puissants ». « Les parfums : une des rares choses qui pour moi enrichissent la vie. » Et Gérard de se plaindre de cette tiédeur occidentale à créer des parfums oniriques et captivants. Gérard s’étonne, dans son journal, de « l’incroyable timidité de notre civilisation devant les odeurs » et de la platitude des parfums de grand couturier : « à cela seul on peut mesurer l’amaigrissement de la sensualité moderne. »
Christel est belle comme une « jeune princesse » ; une jeune fille bien sous tous rapports, toute en « retenue » et d’une éducation exquise. Un seul léger défaut : une tendance au monologue. Gérard, séduit, boit littéralement les paroles qui s’écoulent, fluides, de sa bouche. Un teint pâle et une ligne parfaite (« toute blanche et légère »). Un bronzage léger et réussi, en fin de saison. De « lourds cheveux sombres » ; tout ce qu’il faut pour séduire un beau ténébreux.
Irène et Henri forment le jeune couple de service. En lune de miel, ces jeunes gens intriguent l’œil scrutateur de Gérard, qui ne comprend pas cet assortiment étrange d’un jeune homme réservé, fin lettré, carrément éteint et d’une jeune femme « charnelle, vivante » « voluptueuse », une « magnifique brune », aimant les étoffes « aux couleurs violentes », « délicieusement parfumée, - et de la façon que je préfère pour elle : violemment. » Un jeune homme qui se confond avec les murs, une jeune femme à la beauté sidérante qui s’accepte telle qu’elle est (Gérard adore que l’on « s’accepte tel qu’on est »). Un jeune homme « désorbité », « fait pour graviter dans le sillage d’une femme péremptoire », une jeune femme vulgaire, pleine de vie, qui n’arrive pas à faire graviter le soleil de sa vie autour de sa petite personne. Des « mains douces », faites pour la caresse. Un cerveau toujours en ébullition, fait pour organiser une vie collective pleine de saveurs. Alors que Gérard est « allongé sur la plage », après son bain, « un roman à la main, occupé » à se « rôtir », Irène fond littéralement sur lui, « très excitée, les lèvres gonflées d’un sourire retenu. » Se protégeant d’une ombrelle, afin de conserver son teint de rêve, Irène prévoit des pique-niques, des soirées à thème, des excursions... Toujours sur le qui-vive, toujours en pleine possession de ses moyens, Irène arbore une carnation parfaite, à toute heure du jour. « Sa matité somptueuse », sa « carnation victorieuse » résistent au temps et traversent les jours et les nuits sans encombre. Après 3 mois de mariage, le couple volera, tout de même en éclats et la qualité de l’épiderme d’Irène n’y changera rien. Et Jacques, le poète de la bande, sera là pour offrir une épaule consolatrice.
Dolorès et Allan vont venir secouer ce petit monde en pleine léthargie. La sieste est finie, les gars réveillez-vous ! Dolorès est « très belle », d’une « extravagante beauté » ; Allan est très beau. Le couple, qui en résulte, est un « couple royal ». Dolorès ne fait que passer (elle part en début de roman et ne reviendra que pour le tombé de rideau), laissant Allan au centre d’une véritable petite cour d’admirateurs et d’admiratrices. Dès le collège, Allan a été habitué à être la coqueluche de ses camarades. C’est un populaire, diraient les collégiens d’aujourd’hui. Les conquêtes féminines, il en a eu très tôt, se mettant en chasse comme un bon félin qu’il est. « Chaque jour, Allan l’épiait, d’une certaine branche de tilleul surplombante, où je le vois encore accroupi comme un jeune jaguar. » Allan dispose d’une grande fortune ; il a d’ailleurs déposé un million au coffre de l’hôtel. Un million, dépensé pour plus de la moitié, en 15 jours ! M. Kersaint, le patron de l’hôtel, s’en inquiète. Il y a quelque chose de louche dans cette attitude... « Il a flairé quelque chose, avec cette hideuse délicatesse d’odorat des espèces les plus frustes. » Gérard, lui aussi, a flairé le danger... Allan, « l’homme fatal, le bellâtre vulgaire, le danseur mondain », qui fait soupirer les femmes (Irène n’arrivera pas à le séduire, malgré ses grandes manœuvres) et enrager les hommes, a décidé d’en finir avec la vie. Avec Dolorès, Allan va sauter le pas... et se suicider à l’aide d’un « flacon minuscule », renfermant un liquide noir.
Julien Gracq nous prévient : « Toute œuvre est un palimpseste. » Chacun y lit, y trouve, ce qu’il est venu chercher. Sous les pavés, la plage. Sur la plage, la serviette de bain, le parasol, le bon bouquin. Sous les mots... d’autres mots, ceux qui sont dits, ceux qui sont murmurés, ceux qui sont devinés, ceux qui sont ignorés... Dans cet « emmêlement humain », composé de vacanciers chics et aisés, Gérard nous permet d’observer les réactions chimiques qui se produisent entre les éléments mis en contact. La décomposition qui s’opère dans ce « bain électrisé » l’intéresse - et nous intéresse - au plus haut point. « Mettre deux substances, deux êtres en présence et regarder si ça va sauter, ou se combiner. » Un vrai petit chimiste, ce Gérard ! Un « nez » aussi, capable de décrire des lieux, des individus, en quelques notes olfactives, bien senties. Qui disait que les vacances étaient ennuyeuses à Kérantec, dans les années 1940 ?
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration du jour !
1 Gracq J., Un beau ténébreux, José Corti, Paris, 2003, 257 pages
Retour aux regards