> 26 mars 2022
Une saga familiale s’étalant sur 3 générations de 1805 à 1928, voilà ce que nous propose Daphné du Maurier, pour son tout premier roman.1 Le décor, un petit port de pêche (Plyn, en Cornouailles), adossé à une campagne verdoyante et fleurie au doux « parfum de miel et de sève ». Janet (19 ans) et son cousin Thomas Coombe (25 ans) s’y marient en 1830, par une belle journée à la « tendre odeur des ajoncs ». Ne pas croire pourtant que tout va être rose ; la vie est rude pour ces marins et constructeurs de bateaux qui vivent dans « l’odeur des cordes et du goudron », jamais à l’abri d’une tempête, d’un mauvais coup du sort ! Parce que Janet a préféré l’un de ses fils par rapport aux autres, le déclin de la famille est programmé !
Plyn est un petit port où règne une grande activité, du fait du commerce d’argile qui y est fait. Le kaolin est embarqué sur des navires à destination des manufactures porcelainières.
Janet est une jeune fille indomptable, « fort jolie », à la « longue chevelure noire » et épaisse, qu’elle aime à brosser, « devant son petit miroir » ; « célèbre pour deux choses : sa beauté et son caractère », Janet aime la fureur de l’océan et le vent qui emporte ses cheveux.
Elle aurait aimé être un garçon (« Elle sentait que son sexe avait mis autour d’elle un réseau de chaînes aussi gênant que ses jupes, qui lui tombaient aux chevilles »), afin de pouvoir s’embarquer sur un navire et mener une folle vie de liberté. Au lieu de cela, elle se marie bien sagement et devient mère à 6 reprises. Au lieu de faire face aux flots impétueux, Janet se consacre aux soins de son premier né (Samuel), lui donnant son bain et le contemplant avec bonheur s’agiter « tout nu ». Une vie ordinaire, ponctuée par les tâches domestiques effectuées consciencieusement (« Elle le lavait, l’habillait, l’asseyait sur sa chaise haute [...] »). Après Samuel, Mary, Joseph (le préféré), Herbert, Philip (celui dont il faut se méfier, tant sa jalousie vis-à-vis de Joseph est vive) et Elisabeth. Pourtant, tout au fond de son cœur, Janet sait, qu’un jour, un Autre viendra, qui réalisera tous ses rêves. Cet Autre, dont elle connaît « jusqu’à l’odeur de » la chair est certainement déjà en marche. Qui est cet Autre ? On ne sait pas vraiment, mais on comprend, au fil du roman, que Janet se projette toute jeune dans sa descendance en laquelle elle place tous ses espoirs.
Les années glissent sur Janet comme les bateaux sur l’eau. A 42 ans, elle est « toujours la même ». « Les années n’avaient laissé aucune trace sur elle. Il n’y avait pas de rides autour de ses yeux, ni de cheveux gris sur ses tempes ». Aucun signe de vieillissement ou de photo-vieillissement. Janet reste fidèle à elle-même, distillant un « doux parfum » d’amour pour tous ceux qu’elle aime. Même lorsqu’elle devient grand-mère (Samuel s’est marié avec Posy et en a eu des jumelles, Mary et Martha), Janet reste toujours aussi juvénile. « Pas de cheveux blancs, pas de rides », mais en revanche un cœur qui s’affole ou se traîne, un cœur malade qui commence à lui jouer des tours.
Le fils préféré, Joseph (il est le seul de la fratrie, avec sa sœur Elisabeth, à être brun et non pas blond), est en adoration devant sa mère. Les cheveux de celle-ci exercent une véritable fascination sur le petit garçon, qui aime à défaire les épingles qui retiennent les cheveux en un chignon trop sévère à son goût. « Je veux voir le vent jouer avec tes cheveux, dit-il simplement - mais elle savait bien ce qu’il voulait faire et que d’ici deux secondes il lui enlèverait ses épingles et laisserait ses cheveux tomber sur ses épaules. »
Joseph rêve d’être marin et s’imagine déjà ramenant à Janet des bijoux, des vêtements, « des dentelles et des parfums », venus des quatre coins du monde. « Tu mettras du parfum sur tes sourcils, derrière les oreilles et peut-être aussi une goutte dans le creux de ta main. »
Devenu un homme, Joseph prend effectivement la mer, pour la grande joie et la grande tristesse de Janet. Ah ! que n’est-elle un homme pour pouvoir s’embarquer à ses côtés ? « L’odeur familière de mer, de soleil et de terre qui s’exhalait de ses vêtements » et « la saveur de sel » qui imprègne sa peau racontent, à Janet, les histoires vécues par le marin en pleine mer et à l’arrivée au port. Joseph est un séducteur qui aime tout autant l’odeur de goudron qui flotte sur son voilier que l’odeur de « l’humanité pressée d’où monte le parfum troublant des femmes », qui stagne dans les endroits louches où il fait escale. Beaucoup de succès auprès des femmes, et puis, un jour, la volonté de se caser, de retrouver, en rentrant au port, une maison bien tenue, propre comme un sou neuf et brillant. C’est Susan, une bonne ménagère de 35 ans, placide et un peu « grasse », à l’air « bien propre », qui va l’emporter sur ses autres conquêtes. Trois enfants plus tard et un veuvage après... Joseph, la cinquantaine flamboyante, remet le couvert avec une toute jeune fille de 19 ans, aux « yeux pervenche » et aux « cheveux roux », nommée Annie Tabb. Fauchant à son frère Philip, celle qu’il considère comme sa fiancée, Joseph fait sa cour, en prenant grand « soin de son aspect extérieur ». Pas un seul cheveu blanc pour le jeune marié de 50 ans !
Un amour fou pour Annie ; Joseph est tellement amoureux qu’il en oublie la mer et ses bateaux. Et puis, c’est à nouveau le départ sur un voilier et le retour plus « bronzé » et plus « tanné par le vent » que jamais. L’amoureux, parti à regret, revient à regret et commence à mener la vie dure à celle qui le retient à terre. A 23 ans, Annie a perdu « sa santé et sa beauté ». Maltraitée, elle meurt prématurément.
Solitaire et hargneux, Philip ne pense qu’à la réussite, pour supplanter Joseph dans le cœur maternel. « Ses cheveux couleurs de sable » le distinguent de son frère Joseph. Lorsque Joseph épouse la jeune fille qu’il considère comme sa fiancée, le cœur de Philip crie vengeance... A la mort d’Annie, pas de quartier, Philip fait interner son frère. Celui-ci n’en sortira que lorsqu’il aura les cheveux et la barbe blanche. Pousser Joseph dans ses retranchements, ruiner les membres de sa famille, telle est désormais la mission de Philip.
Le fils de Joseph, Christopher, n’a pas l’âme d’un marin. Malade comme une bête sur le voilier de son père, il ne risque pas de s’entendre avec celui qui considère la mer comme sa meilleure épouse. Désertant le voilier (« sa peau, brûlée de coups de soleil, le faisait atrocement souffrir » ; ses éléments laissent à penser qu’il est blond), Christopher s’enfuit à Londres, espérant y faire fortune, loin de sa famille. Une petite pension de famille bien sous tous rapports et voilà Christopher tombé dans les filets de Bertha Perkins, « belle et distante », des allures de « princesse », froide comme un glaçon ! Un couple qui bat de l’aile, mais donne tout de même naissance à 3 enfants, Harnold, Willie et Jennifer. Lorsque Christopher décède, Jennifer n’a que 6 ans !
Après la mort de Joseph, Christopher et Bertha étaient revenus à Plyn... L’occasion pour la petite Jennifer de trouver le bonheur sur la terre de ses ancêtres. Mais le destin est là qui apporte le malheur dans la petite famille... A peine Christopher refroidi, voilà Bertha et Jennifer en partance pour Londres. Retour à la pension de famille tenue par une grand-mère acariâtre. Le départ de Plyn se fait en toute hâte. Les objets et cosmétiques du quotidien sont abandonnés sur place, sans aucun remord. « Dans le porte-savon, il y a un tube de dentifrice à moitié vide. Laisse cela, Jenny ! Nous n’en finirons jamais dans ces conditions. » Comme un air de fuite, de départ en toute hâte, comme si l’on brisait les amarres d’un passé douloureux ! Dans la pension de famille, la petite Jenny ne trouve pas un amour débordant, auprès de sa grand-mère. Elle retrouve, en revanche, les jours de pluie, l’odeur de son père. Les « vêtements de pluie » la ramènent en effet à Plyn et à « l’odeur » des vêtements paternels. Un sentiment de sécurité envahit Jennifer, qui se plaît à trainer dans le vestiaire des hommes. « Elle aimait à les regarder se laver les mains en les tournant dans tous les sens et en les frottant de savon [...] ». Et puis, ce sont les années de guerre (la Grande !), avec la découverte des « rutabagas » et des petites pastilles de « saccharine », destinées à sucrer le pudding. A 12 ans, Jennifer apprend que ses frères sont morts au combat ; pourtant, à 12 ans, Jennifer voudrait « rester enfant ». Puis, les années s’étirent, longues, ennuyeuses, vides d’amour. A 17 ans, vive la liberté. Elle décide de travailler, pour acquérir son autonomie ; une série de petits boulots : assistante chez un vétérinaire, vendeuse de bas (on a frôlé le poste de vendeuse en cosmétiques !), serveuse dans un salon de thé, démonstratrice en aspirateurs. Le remariage de sa mère crée le déclic dans son esprit... Il faut revenir sur la terre de son aïeule, Janet ! Retour triomphal (« Elle respirait le parfum des arbres et des haies ») pour celle qui est accueillie à bras ouverts par des oncles, des tantes, des cousins avides de mieux la connaître.
A Plyn, Jennifer se lie avec John, un cousin qui a repris le chantier de Thomas. Dans le vieux navire construit par Thomas, la cabine du capitaine renferme un trésor, des lettres qui racontent une partie de l’histoire des Coombe. Il y a aussi, dans un vieux tiroir, « une brosse à dents, un bouton de col, une chaussette »...
Entre les embruns marins, chargés d’iode et de sel, entre les effluves des fermes environnantes (odeurs mêlées de « fumier et de feuilles brûlées »), la vie n’est pas toujours paisible, lorsque l’on s’appelle Coombe et que l’on vit à Plyn. Il y a des trahisons, des passions folles, des préférences, des amours qui durent, des amours éphémères... Des générations de souffrance, des années de bonheur paisible, des secondes de détresse et puis, un jour, deux êtres qui se rencontrent et se reconnaissent sur le pont de la Janet Coombe ! Il y a des ondes qui circulent, de génération en génération, comme une chaîne d’amour. Et puis il y a un mariage, celui de Jennifer et de John et une naissance, celle de Bill. Et vogue la galère... Tout est à recommencer !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration du jour !
1 du Maurier D., L’amour dans l’âme, Le livre de Poche, 2021, 499 pages
Retour aux regards