> 18 septembre 2022
Le lion est mort ce soir... d’un coup de fusil du célèbre chasseur de fauves, John Bullit !1 Pour faire cesser le combat entre le roi de la savane et le jeune Masaï qui a décidé de se frotter à ses griffes, Bullit n’a pas vraiment le temps d’hésiter. L’odeur de la poudre lui manque depuis si longtemps ! Une balle en plein cœur, une seconde par sécurité... Et voilà l’ami de Patricia couché à terre, les yeux grands ouverts, pour toujours. Une fin terrible. Une vie qui se brise à seulement 10 ans. Joseph Kessel n’y va pas avec le dos de la cuiller, lorsqu’il fouille, tel un chirurgien, les replis du cœur humain. Le narrateur de son roman Le lion, arrivé pour une nuit dans un Parc royal au Kenya, va poser ses valises un petit peu plus longtemps que prévu. L’administrateur du domaine, sa femme, sa fille sont autant de sujets fascinants à observer jour après jour. Dans une hutte tout confort, dans un parc à la beauté à couper le souffle, avec le Kilimandjaro comme compagnon de petit-déjeuner, Joseph Kessel nous offre un voyage immobile plein d’amour, de passion et de sang ! L’air est électrique et le narrateur nous l’a promis : il ne partira qu’après le dénouement !
Le land-rover à peine garé devant l’enclos des invités, une sensation de « premiers temps du monde » saisit le visiteur du Parc royal administré par John Bullit. Et pour le narrateur, cela ne coupe pas. La hutte confortable comporte une « cuisine et une salle de bains ». « L’eau chaude venait d’un cylindre de tôle, placé dehors et que supportaient des pierres plates. Sous le récipient brûlait un feu très vif entretenu par un serviteur noir. »
Patricia, la fille de John et de Sybil, est une petite fille d’une dizaine d’années, difficile à apprivoiser. « Des cheveux noirs », « coupés en boule », une peau « très hâlée », de « grands yeux bruns », voilà ce que l’on retient d’elle. Sous la frange des cheveux, au niveau du cou, la peau, « plus tendre », est toute blanche (« Sous le cou hâlé, la peau était d’une pâleur, d’une tendresse pathétiques »). Les « ongles cassés et cernés d’une ligne terreuse » témoignent du goût de Patricia pour les exercices de plein air. Pour se mettre dans ses petits papiers, il est de bon ton de se placer sous sa férule. Patricia aime dominer... les Hommes comme les bêtes. Et comme les autres, le narrateur va être fasciné par cette frêle fillette qui se laisse bousculer par un puissant lion dans la force de l’âge. King et Patricia sont comme des frères jumeaux. Où va l’un va l’autre. Leurs odeurs se mêlent pour un curieux résultat. Patricia se déplace donc dans un sillage mêlant « savon de lavande », « arôme de la brousse » et « odeur de fauve ». Patricia et les parfums de l’Afrique... tout un programme ! « Le parfum desséché et un peu âpre et comme piquant de la brousse » constitue pour Patricia le parfum le plus suave. « ça sent bon » !
Avide de contacts humains, Patricia se presse à l’endroit où les Masaïs ont décidé de dresser leur tente, une « manyatta » construite à l’aide de « bouse de vache à demi liquide ». L’odeur fétide, à tomber raide, qui s’en échappe n’incommode pas la petite fille qui semble au contraire se réjouir de cette installation. « Cette petite fille qui, la veille, avait laissé derrière elle, lorsqu’elle avait quitté ma hutte, un délicat sillage de savon et d’eau de lavande (on pouvait encore le sentir sur elle), cette petite fille à l’odorat si subtil qu’elle reconnaissait chaque effluve et chaque fragrance de brousse, était en train de humer, les yeux brillants de plaisir, l’odeur répugnante. » Au retour, une petite douche quand même pour faire plaisir à Sybil et jouer les jeunes filles de bonne famille.
Sybil Bullit est une jeune femme d’à peine 30 ans qui fait une drôle d’impression. Cachée derrière ses lunettes de soleil, elle attend le narrateur avec impatience. Masquant ses yeux magnifiques d’un « gris sombre », Sybil guette sa proie ! Ce Parisien va lui apporter des bouffées de civilisation. La jeune femme, « grande et blonde », est toute excitée à l’idée d’avoir enfin des nouvelles de Lise Darbois, sa camarade de pension. Lise, amie commune de Sybil et du narrateur, constitue le trait d’union entre ces deux individus qui ne se connaissent pas. Une représentante en cosmétiques (« Lise continue à représenter en France une firme américaine de produits de beauté [...] »), qui n’est pas prête à s’aventurer au fin fond du Kenya ! Et pourquoi n’envoie-t-elle pas à son amie des caisses de crèmes hydratantes, de produits solaires, de crèmes anti-âge ? On se le demande, car il y a un réel besoin cosmétique chez Sybil, une femme fragile au visage « prématurément déserté par la jeunesse ». « Sa peau blême et fade, le soleil d’Afrique lui-même n’avait pas réussi à la dorer. Les cheveux étaient sans vie. Des rides profondes et sèches flétrissaient le front, creusaient les pommettes, hachaient les commissures des lèvres. » Cloitrée dans son habitation, protégée par des lunettes de soleil, Sybil semble souffrir d’une « aversion maladive » au soleil. Sa peau a tendance à nous dire qu’elle en a abusé autrefois... Désormais, c’est abstinence totale ! Afin de recevoir dignement le narrateur, Sybil met les petits plats dans les grands, chamboulant ses flacons cosmétiques. Au milieu de nulle part, parée comme une châsse, elle apparaît « un peu trop habillée pour l’occasion » et « un peu trop maquillée et parfumée ».
Bullit père est une sorte de roi lion ; une « beauté » « exceptionnelle » ! Très grand, puissant, fort et souple à la fois, John passe sa vie au grand air (« ses jambes couleur d’argile foncée »), patrouillant dans le parc et veillant au bien-être de ses pensionnaires. Après avoir raccroché son fusil de chasseur de fauves par amour pour sa fille, John s’est fait défenseur des animaux de la savane, s’engageant à les protéger des braconniers et autres dangers. « Et le soleil qui l’avait cuit et recuit jusqu’à lui donner un teint de bois brûlé n’avait pas entamer sa surface. » Sa peau « lisse » reste parfaitement « élastique » ! Tel un grand fauve, John trimballe, avec panache, un profil félin, dans les grandes herbes de la savane. « C’était plutôt qu’un visage, un masque, un mufle. » Sa « toison de cheveux roux » auréole sa face d’une crinière en permanence en désordre. Pour recevoir le narrateur comme il se doit, John mouille ses cheveux pour les discipliner.
A peine arrivé dans sa hutte, le premier soir, le narrateur s’écroule dans son lit, sans même prendre un bain. Epuisé, le Parisien refuse l’eau tiède qui lui est proposée, n’ayant qu’une obsession : dormir ! Fasciné par Patricia, il restera dans la réserve plus longtemps que prévu, annulant son voyage à « Zanzibar, paradis dans l’océan indien, embaumé de clous de girofle. » Le petit singe Nicolas, la petite gazelle Cymbeline et le grand lion King ont refermé la malle de voyage de notre explorateur... Désormais, c’est dans les pas de Patricia que l’on aura le plus de chance de le retrouver, arpentant la brousse, à la recherche de King ou du camp des Masaïs.
Un bain, un bain par pitié... c’est ce que réclamera le narrateur à Bogo, au retour de sa visite à la manyatta. L’odeur de bouse colle à la peau ! « J’ai envie d’un bain » ! « Je pris un bain très chaud et si long que Bullit m’y trouva endormi à moitié. Ah ! Ah ! s’écria-t-il, tous les parfums de la manyatta, pas vrai ? »
Très ridé, le Kikouyou Bogo a le visage parcouru de rides de formes géométriques variées (« triangles, carrés, cercles »). Aux petits soins avec le narrateur, Bogo se charge de toute la partie logistique de son voyage.
L’homme de l’ombre, celui qui a offert le lionceau à Patricia, celui qui veille sur elle en permanence tapi dans les fourrés a eu maille à partir avec des buffle, rhinocéros et léopard. Sa peau est marquée par une vingtaine de cicatrices, signes de sa vaillance. Ce Wakamba est dévoué à Patricia corps et âme.
Chez les Masaïs, peuple d’une « beauté mystérieuse », l’adolescent qui va devenir adulte (le « morane ») est le seul à arborer une chevelure exubérante. Hommes et femmes ont, en effet, la tête complètement rasée. Durant leur « printemps tribal », les jeunes adolescents soignent tout particulièrement leur capillaire. Ils ont pour mission d’être beau (leur chevelure est leur grande fierté) et d’être brave (affronter le lion avec seulement un javelot en main constitue l’acte suprême qui transforme un morane en un adulte). Afin d’être beaux, les moranes extraient de « certaines plantes une sève par l’effet de laquelle les cheveux consacrés poussaient plus vite et devenaient plus drus. » Les tresses réalisées sont combinées entre elles pour donner naissance à une « masse crêpelée » nourrie à la « graisse de vache » et enduite de « boue rouge et de d’argile ». Cette chevelure extraordinaire ressemble tour à tour à un « nid de serpents pétrifiés », à un « buisson ardent » ou à un « casque de cuivre » ! Parmi les moranes, il en est un qui ne reste pas insensible à Patricia, cette petite fille blanche qui se fait obéir d’un lion !
Ol’Kalou est un vieux Masaï laissé pour mort dans la brousse. Une blessure qui s’envenime et c’est la gangrène... à « l’odeur fétide et suave » !
Le grand lion, le camarade, l’ami, le frère... Un animal puissant qui sait se faire agneau lorsque Patricia se couche près de son flanc. Le lion « a connu » la « peau » de Patricia « en même temps qu’il a connu la vie ». Désormais, l’enfant et l’animal sont liés à jamais.
Il y a le narrateur qui est fasciné par une petite fille qui commande à un lion. Il y a un jeune morane fasciné par une petite fille qui se fait l’amie d’un lion. Patricia a le chic pour éblouir son entourage (sa mère est d’ailleurs obligée de vivre avec des lunettes de soleil constamment sur le nez). Tout le monde gravite autour de l’enfant peu ordinaire qui dicte sa loi dans un parc africain. Et puis, il y a ce combat entre le morane et le lion. Et ce cri : « Tue, King, tue » ! Patricia, dans la fièvre de la savane, a sombré dans une folie meurtrière. Deux coups de fusil... et son enfance gît à ses pieds, parmi les herbes ensanglantées. Finies les longues promenades avec le roi de la prairie, finies les retrouvailles au petit matin... Quelque chose s’est brisé, s’est rompu entre le père (celui qui a épaulé) et la fille (celle qui a provoqué le combat). La pension si longtemps écartée ouvre ses bras à l’enfant sauvage !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette invitation au voyage avec Kessel !
1 Kessel J., Le lion, classicocollège, Belin, Gallimard, 2021, 284 pages
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