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Rendez-vous au bain turc avec Mark Twain !

> 07 mars 2020

Rendez-vous au bain turc avec Mark Twain !

En montant dans le bateau le Quaker city, le 8 juin 1867, Mark Twain est sommé de mettre dans ses bagages sa bonne humeur, ses « instruments de musique, lunettes vertes et ombrelles, vêtements résistants ».1 « Mon parasol est avec les bagages, ainsi que mes lunettes vertes ; et ils y resteront. Je ne m’en servirai pas ». Mark Twain se refuse au « ridicule ». Conséquence, le soleil va le rôtir. Son visage va être brûlé par un « violent coup de soleil » et une baignade dans la Mer Morte ne va pas arranger les choses.

C’est avec un œil critique que le journaliste va aborder les terres lointaines de la vieille Europe, se moquant tour à tour du drôle de capuchon des Portugaises, du manque de féminité des Parisiennes et des moustaches des Milanaises. Mark Twain aime à jouer les explorateurs et jubile par dessus tout lorsqu’il sort des sentiers battus (la « joie le plus sublime » réside dans « la découverte » ; « Savoir que vous marchez là où personne d’autre n’a marché »). Marre des endroits où « Pline est allé » et dont « Saint Paul a parlé ». Mark Twain veut un endroit pour lui tout seul. Il consent tout de même à se laisser accompagner par son fidèle lecteur...

Les mémoires de voyage de Mark Twain baignent dans le grand bleu... depuis le capuchon des Portugaises jusqu’aux joues des voyageurs en passant par des gants en peau de chevreau. Dans sa mémoire, tout est bleu.

Aux Açores, un capuchon bleu

Aux Açores, les femmes sont affublées d’un capuchon d’étoffe bleue, d’une « profondeur insondable ». Une vraie « merveille de laideur ». « La tête d’une femme s’y cache comme celle d’un souffleur dans son trou sur une scène d’opéra. »

A Gibraltar, des gants de chevreau bleus

A Gibraltar, on recommande aux voyageurs coquets, une boutique de gantier de grande renommée. La vendeuse, très belle, ne tarit pas d’éloges concernant la belle main de Mark Twain. Des gants de couleur bleue (un rossignol ?) feront l’affaire. La taille est visiblement trop petite ; la vendeuse n’en a cure et continue son boniment, admirant, tour à tour, la finesse de ladite main et la prestance de son propriétaire. Flatté, Mark Twain ressort de la boutique, des lambeaux de gants de chevreau à la main. A force de tirer dessus pour rentrer dedans le flatté a fini par tout faire craquer, sous les yeux ironiques de la flatteuse. Ah, au fait, tout flatteur vit au dépens de celui qui l’écoute… A défaut d’avoir fait l’achat du siècle, l’auteur relate une anecdote qui constituera pour ses compagnons de voyage l’occasion de rire ensemble, dans un climat de franche amitié.

A Tanger, un ciel bleu, une boutique microscopique

A Tanger, les boutiques ont la taille « d’une cabine de douche en pays civilisé ».

A Paris, des joues bleuies par la barbe

A Paris, les hommes sont « moustachus, fringants, affables ». Mark Twain, qui a rêvé toute son enfance de passer entre les mains expertes d’un barbier parisien, se met en quête du barbier idéal. Il a, de tout temps, imaginé un salon luxueux, empli de « parfums d’Arabie ». En lieu et place, il ne trouve rien d’autres que des perruquiers arborant dans leur vitrine des « tignasses de cheveux morts et repoussants fixées à des têtes de cire peinte ». Rien de très engageant... La coutume est, semble-t-il, de se faire raser à domicile. Le voyageur qui s’égare dans ce type d’échoppe se voit inviter à pénétrer dans une « arrière boutique minable ». Le barbier qui officie ne trouve pas de savon ; il court dans tous les sens, installe son client tout habillé sur un mauvais fauteuil. Une fois son matériel retrouvé, le barbier s’active et s’adonne à un savonnage intensif, pendant « 10 minutes terribles » ; force est d’ingurgiter des quantités considérables de savon. L’aiguisage du coupe-choux se fait de manière antihygiénique (!!!) sur la semelle d’une chaussure. Le rasage est violent, barbe et épiderme étant éliminés de concert. La douleur fait venir les larmes aux yeux de celui qui s’est risqué dans l’antre maléfique. La torture s’achève avec la réception d’une grande cuvette d’eau en pleine figure. Mark Twain n’a alors qu’une idée en tête, sauver sa peau au plus vite en trouvant rapidement la sortie. Vraiment, il n’y a pas un seul barbier valable à Paris.

Dans la capitale, pas une seule grisette, à l’horizon. Les femmes ont « de grandes mains, de grands pieds, de grandes bouches, des moustaches » ; elles sont mal coiffées, possèdent une haleine douteuse (ail et oignon !) et une trop grande vertu... Ah voilà le maître-mot ! la Parisienne est trop rangée !

Un fil conducteur, un savon qui glisse et se fait désirer

Dans le récit de voyage de Mark Twain, le savon occupe une place importante. Il n’est jamais là où on l’attend. Il faut toujours lui courir après.

A Marseille, il est étonnant de ne pas trouver de savon dans la salle de bains. « Nous sommes suffisamment civilisés pour avoir notre peigne et notre brosse à dents, mais cette histoire de savon pour lequel il faut sonner chaque fois que nous nous lavons, c’est nouveau pour nous et tout à fait désagréable. » C’est parfaitement nu et après s’être aspergé copieusement d’eau que Mark Twain constate l’incongruité de l’absence de savon à portée de main. Le savon de Marseille, pourtant exporté dans le monde entier, est délibérément absent des chambres d’hôtel de luxe de la célèbre ville savonnière. « A Marseille on fabrique la moitié du savon de toilette que nous usons en Amérique mais les Marseillais n’ont qu’une vague idée théorique de son utilisation, qu’ils ont acquise dans des livres de voyage, de même qu’ils ont acquis une vague notion de la chemise propre et des caractéristiques du gorille et autres sujets étranges. »

A Milan, les autochtones n’hésitent pas à vous proposer une baignoire pour trois ! Une baignoire sans savon... Après avoir parlementé afin d’obtenir une baignoire par personne, Mark Twain se laisse glisser dans l’eau et constate que le précieux produit d’hygiène fait défaut. « Nous avons découvert cette hantise atroce qui nous a empoisonné la vie dans toutes les villes et les villages d’Italie et de France : il n’y avait pas de savon. » L’attente est longue et mortelle (20 à 30 minutes). « Cet article ne se trouvait nulle part dans l’établissement. » Un domestique est donc envoyé en urgence dans les commerces voisins afin de mettre la main sur un bout de savon. Ce vulgaire morceau de savon sera par la suite facturé au prix fort.

A Constantinople, au bain turc, c’est Mark Twain lui-même qui se prend pour un savon...Ce bain turc, il en a rêvé, tout comme de son barbier parisien. Il s’est imaginé un décor de marbre, des parfums enivrants, des esclaves nus pratiquant des « étirements, des tractions, des immersions » et des gommages qui font la peau douce. Le tout arrosé d’un café délicieux. En lieu et place, une sorte d’écurie avec des chaises longues hors d’âge, le tout triste à mourir. Les socques en bois qui lui sont fournis lui sortent des pieds et le font trébucher à chaque pas. Il est rattrapé par un petit vieux tout sec qui sent mauvais et qui a pour fonction de l’étriller de manière énergique, comme s’il était un cheval, à l’aide d’un gant de crin. Ce gommage fait fondre Mark Twain, comme un savon. Il perd de sa substance, s’en va en lambeaux... « Longtemps, il m’a épluché de la sorte. » Pour finir, la réduction étant jugée suffisante, Mark Twain est savonné avec une quantité prodigieuse de produit qui lui rentre par tous les pores. Un rinçage sans douceur est réalisé. « Il m’a noyé sous de l’eau chaude. »

En Terre Sainte, Mark Twain part à l’assaut du désert et n’oublie pas de glisser dans un bagage léger (la caravane est composée de 19 domestiques et de 26 mulets) un précieux morceau de savon. L’organisation est impeccable. Brocs d’eau, cuvettes, « serviettes parfaitement blanches » et savon (enfin !) sont à disposition.

Un an après « la fin de ce pèlerinage remarquable », Mark Twain a digéré ces déboires savonneux ; il ne reste plus, nous dit-il, dans sa mémoire, que les souvenirs agréables.

Merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui, dans cette illustration, s’est amusé à envoyer Mark Twain au bain turc parisien, à la recherche de Big Moustache !

Bibliographie

1 Twain M. Le voyage des innocents, Petite bibliothèque Payot/Voyageurs, 1995, 505 pages

 

 

 

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