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Regard cosmétique perçant pour lettres persanes !

> 14 mars 2020

Regard cosmétique perçant pour lettres persanes !

Ecrivain français des Lumières, c’est avec des lunettes bien ajustées sur le nez et un regard perçant que Montesquieu se coule dans le peau d’Usbek et de ses correspondants persans restés au pays ou voyageant dans divers pays d’Europe.1 Lorsque Usbek pose ses bagages dans la capitale française, où il est accueilli chaleureusement, son costume exotique le rend unique, objet de curiosité, il tombe dans un « néant affreux », dès son passage chez le tailleur qui se charge de l’habiller comme tout le monde.

Usbek, coule de temps en temps, un regard vers son sérail d’Ispahan, laissé sous la garde d’eunuques de moralité plus ou moins irréprochable. Les eunuques sont alors considérés comme de « vils instruments », qui n’existent que par une obéissance sans faille. Malheur à celui qui s’écarte du droit chemin. Sa femme Zachi, s’est ainsi isolée avec un eunuque blanc, qui viole ouvertement les « lois du sérail ». La vengeance d’Usbek sera terrible. Le maître-mot est « propreté ». « Exhorte-les à la propreté ». Propreté de l’âme et propreté du corps vont de pair. Durant son absence, les femmes conservent les mêmes habitudes cosmétiques (Fatmé ne se « couche point » sans s’être « parfumée des essences les plus délicieuses »).

Arrivé à Paris, Usbek est totalement sidéré à la vue de ces buildings qui semblent construits uniquement dans le but de complaire à des armées d’astrologues amoureux des étoiles. La ville est en perpétuelle agitation. Personne ne flâne. Tout le monde court, vole... s’agite en tous sens. Dans les rues, on est éclaboussé, bousculé. « Un homme qui vient après moi, et qui me passe, me fait faire un demi-tour, et un autre, qui me croise de l’autre côté, me remet soudain où le premier m’avait pris [...] ».

Les Parisiennes ne sont confinées dans aucun sérail. Elles côtoient les hommes à visage découvert et semblent avoir « perdu toute retenue. » La Persane use de cosmétiques, afin de plaire à son mari. Elle rehausse « l’éclat de son teint par les plus belles couleurs » ; elle parfume son corps avec les « essences les plus précieuses », pour séduire son seul et unique maître, son époux. Son hygiène de vie est irréprochable, beaucoup de sommeil, pas une goutte d’alcool, pas d’exposition « à l’air ». L’Européenne « compose son teint » avec art, se pare de multiples ornements et prend mille soins de sa personne, dans le but de plaire à l’inconnu, au voisin, à l’ami, à l’amant, mais surtout pas à son mari. Une « vie réglée » n’est pas de mise pour qui veut jouer toutes les nuits. C’est le matin que tout se joue (« il n’y a rien de plus sérieux que ce qui se passe le matin » à la toilette d’une jolie femme ») ; la femme coquette s’apprête en respectant une stratégie digne d’un chef d’armée de génie. Chaque mouche est placée sur le visage après une réflexion approfondie. Le succès de l’entreprise de séduction repose sur le bon ordonnancement des troupes cosmétiques à disposition.

Les vieilles femmes, qui cherchent leur jeunesse dans les cosmétiques et passent vainement toute la matinée à leur toilette, sont les plus pitoyables. Les fanfreluches et rubans de couleur claire les rendent ridicules à souhait. Le sens critique qu’elles possèdent à un haut degré s’évapore dès lors qu’il est question de leur mise. Il est possible de trouver dans des échoppes des femmes qui tentent de réparer, « par la force de leur art toutes les injures du temps », grâce à toutes sortes d’artifices. Elles réalisent, parfois, le tour de force de « rétablir sur un visage une beauté qui chancelle, et même rappeler une femme du sommet de la vieillesse pour la faire redescendre jusqu’à la jeunesse la plus tendre. »

La mode parisienne est changeante à un tel point qu’il est déconseillé de s’éloigner quelques mois de la capitale. « Quelquefois les coiffures montent insensiblement, et une révolution les fait descendre tout à coup. » Coiffures et talons enflent alternativement à des points considérables... obligeant les architectes à réviser leur plan et à adapter la taille des ouvertures. Les perruquiers français sont de véritables dictateurs qui font la pluie et le beau temps dans le royaume.

Les mouches qui sont déposées sur le visage varient selon les caprices de la mode ; on les aime en « quantité prodigieuse » un jour ; le lendemain, elles seront jugées de mauvais goût et disparaitront aussi vite qu’elles sont apparues.

Usbek ironise sur tout, tous et toutes. L’esprit badin, adapté initialement aux sujets légers, telle que la toilette, s’est étendu à toutes les strates du pouvoir, de l’économie à la diplomatie. Le courtisan est capable de ne parler de rien ou de choses insignifiantes (« habit brodé », « perruque blonde », tabatière »...) pendant des heures sans s’arrêter.

Mais le grand responsable de cet amollissement général n’est autre que le roi (« un moule qui donne la forme à toutes les autres » âmes) dont l’âme s’est corrompue. Le roi Louis XIV est présenté comme un vieux monarque qui prend ses ministres au berceau (certains n’ont que 18 ans) et ses maîtresses au bord de la tombe (un petit coup de griffe en passant à une maîtresse qui n’en est plus une, à savoir Mme de Maintenon, épouse morganatique du grand roi).

L’un des correspondants d’Usbek, Rhédi a peur, quant à lui, des « ravages de la chimie », qui « risquent de tuer les Hommes « en détail, continuellement » contrairement aux épidémies et aux guerres qui « détruisent en gros » « par intervalles ».

La correspondance de ces Persans constitue un joyeux bric-à-brac qui traite aussi bien de la toilette des femmes que de la façon de gouverner les hommes. On y trouvera également une lettre savoureuse d’un médecin de province à un médecin de Paris. L’un conseille à l’autre d’abandonner les apothicaires et toute leur quincaillerie (« sirops, juleps et toutes les drogues galéniques »), pour une thérapie livresque. L’opium somnifère sera remplacé par la lecture d’ouvrages soporifiques. Des recettes purgatives (« Prenez trois feuilles de la Logique d’Aristote en grec, deux feuilles d’un traité de théologie scholastique le plus aigu (comme, par exemple, celui du subtil Scot), quatre de Paracelse, une d’Avicenne, six d’Averroès, trois de Porphyre, autant de Plotin, autant de Jamblique. Faites infuser le tout pendant vingt-quatre heures, et prenez-en quatre prises par jour. »), vomitives à base d’ouvrages divers et variés seront également conseillées en fonction des pathologies. Un avantage évident : aucun effet indésirable associé.

Ah, si Montesquieu était toujours parmi nous, il ferait certainement encore ses gorges chaudes de tout ce qui touche à la beauté des femmes et à l’inconséquence des hommes.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour nous faire voyager, en image, à l'époque du Grand Siècle, sur un tapis... persan !

Bibliographie

1 Montesquieu, Lettres persanes, Petits classiques Larousse, 2019, 415 pages

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