> 13 mars 2020
Plébiscitées par 40 % des femmes âgées de 60 à 70 ans et jusqu’à 42 % par les femmes enceintes, reconnues d’intérêt par 20 % des hommes âgés de 25 à 39 ans selon une étude réalisée en 2016 sur un échantillon de 1500 Français, les huiles essentielles, appliquées localement au niveau cutané constituent, pour une certaine fraction de la population, une pratique sans danger.1 Un certain flou règne toutefois dans cette étude qui évoque à la fois l’aromathérapie et les cosmétiques, deux notions qui ne peuvent se confondre. Dans le domaine cosmétique, rappelons que le recours à une huile essentielle ne pourra pas permettre d’évoquer des propriétés thérapeutiques. Le sujet des huiles essentielles en cosmétologie est un sujet important et complexe qui mérite que l’on prenne le temps de se pencher dessus.
La Pharmacopée Européenne définit l’huile essentielle comme un « produit odorant, généralement de composition complexe, obtenu à partir d’une matière première végétale botaniquement définie, soit par entraînement à la vapeur d’eau, soit par distillation sèche, soit par un procédé mécanique approprié sans chauffage. L’huile essentielle est le plus souvent séparée de la phase aqueuse par un procédé physique n’entraînant pas de changement significatif de sa composition. » François Dorvault ajoute un petit truc pratique permettant de distinguer l’huile essentielle de l’huile végétale fixe ; « Les huiles essentielles se distinguent des huiles grasses qui sont fixes et tachent le papier d’une manière permanente, en ce qu’elles se volatilisent par la chaleur, et que la tache qu’elles font sur le papier est passagère. »2
La norme ISO 4720:2019 enfonce le clou (« botanique » !), en insistant sur la nécessité d’employer le bon vocabulaire lorsque l’on cherche à désigner une huile essentielle. L’utilisation d’un nom botanique en latin,3 s’il vous plaît, est indispensable. Pas de snobisme, ici, mais simplement la volonté d’user d’un vocabulaire commun permettant de savoir précisément de quoi l’on parle.
La norme ISO 9235:2013 est également une mine d’informations linguistiques pour le néophyte ou l’expert en quête du mot juste. Absolue, alcoolat, eau aromatique, hydrolat, baume, concrète, exsudat, gomme, gomme-oléorésine, gomme-résine, oléorésine… sont définis de manière claire et précise. La pommade florale, réalisée par Marcel Proust, à partir du simple nom de la Princesse de Parme, est définie, de manière moins poétique, comme un « corps gras parfumé obtenu à partir de fleur ».4,5
L’incorporation d’une huile essentielle dans un cosmétique nécessite une excellente connaissance de la réglementation en vigueur. Il s’agira, en effet, de jongler entre les annexes II (Liste des substances interdites) et III (Liste des substances que les produits cosmétiques ne peuvent contenir en dehors des restrictions prévues) du Règlement (CE) N°1223/2009 modifié et les normes International Fragrance Association (IFRA). Dans la liste des substances interdites, on différenciera les plantes interdites (quelle que soit leur fonction dans le cosmétique), des plantes interdites en cas d’utilisation comme ingrédient de parfum. Les plantes interdites de manière totale sont, par exemple, l’aconit (Aconitum napellus), la belladone (Atropa belladona)6 ou encore le colchique (Colchicum autumnale) qui fait pourtant chanter dans les prés… Les plantes interdites en tant qu’ingrédient de parfum sont l’emblématique baume du Pérou (Myroxylon pereirea),7 la populaire verveine citronnelle (Lippia citriodora) ou la discrète aunée (Inula helenium). Il faut également passer au peigne fin les différentes annexes du Règlement afin de ne pas passer à côté d’interdiction ou de restriction. Comme exemple, on pourra citer le cas du méthyleugénol, contenu dans les huiles essentielles de girofle, de citronnelle, d’anis et de laurier dont la dose limite d’emploi est fixée à 0,1 % pour les parfums fins, 0,004 % pour les eaux de toilette, 0,002 % pour les crèmes parfumantes, 0,0002 % pour les autres produits sans rinçage et produits bucco-dentaires et 0,001 % pour les produits destinés à être rincés.
On se renseignera sur les pourcentages des allergènes à déclaration obligatoire présents dans l’huile essentielle choisie, afin de respecter la réglementation en vigueur en matière d’étiquetage. Une teneur de 10 ppm pour un produit non rincé et de 100 ppm pour un produit rincé déclenchera la mise en avant de l’allergène concerné dans la liste des ingrédients.8,9
Une fois que l’on est habitué à jongler avec les différentes annexes, il est possible de rajouter une strate supplémentaire en allant faire un tour du côté de l’IFRA qui, par mesure de précaution, a mis au point un Code de pratique qu’il est de bon ton de connaître et de respecter. L’IFRA reconnaît 12 catégories de produits qui ne sont d’ailleurs pas tous à usage cosmétique.
Ces douze catégories de produits sont les suivantes : catégorie 1 (lèvres), 2 (aisselles), 3 (visage et corps – application au doigt), 4 (parfums fins), 5A (visage et corps – application avec paume des mains), 5B (hydratant visage – application avec paume des mains), 5C (crème mains), 5D (crèmes, huiles, talc bébé), 6 (produits avec risque d’exposition orale), 7A (produits cheveux à rincer appliqués à la main), 7B (produits cheveux non rincés appliqués à la main), 8 (produits avec exposition ano-génitale), 9 (produits rincés à destination du corps, des mains), 10A (produits ménagers excluant aérosol/spray), 10B (produits ménagers en aérosol/spray), 11A (produit entrant en contact avec la peau mais avec transfert minimal de parfum au niveau cutané sans exposition aux UV), 11B (produit entrant en contact avec la peau mais avec transfert minimal de parfum au niveau cutané avec risque d’exposition aux UV), 12 (produit non destiné au contact direct avec la peau).10
Si l’on prend le cas du farnésol, une molécule présente dans les huiles essentielles de citronnelle de Ceylan (Cymbopogon nardus), de tubéreuse (Polianthes tuberosa), de cyclamen de Perse (Cyclamen persicum), de rose (Rosa hybrida) ou d’orange amère (Citrus aurantium),11 on constatera sa présence en Annexe III du Règlement (CE) N°1223/2009 ; il fait partie de ce que l’on a appelé initialement la liste des 26 allergènes à déclaration obligatoire (cette liste ne comporte plus actuellement que 25 allergènes à déclaration obligatoire, le Lyral®, qui en faisait partie, ayant été interdit par le Règlement (UE) 2017/1410).12 Les doses limites d’emploi recommandées par l’IFRA dépendent du type de produit formulé (Catégorie 1 (0,21 %), catégorie 2 (0,062 %), catégorie 3 (1,20 %), catégorie 4 (1,20 %), catégorie 5A (0,29 %), catégorie 5B (0,29 %), catégorie 5C (0,29 %), catégorie D (0,29 %), catégorie 6 (0,68 %), catégorie 7A (2,40 %), catégorie 7B (2,40 %), catégorie 8 (0,12 %), catégorie 9 (2,3 %), catégorie 10A (8,1 %), catégorie 11A (4,5 %), catégorie 11B (4,5 %), catégorie 12 (pas de restriction)).
Les huiles essentielles font l’objet d’une recherche intense de la part des chercheurs du monde entier qui souhaitent valoriser ces matières premières vieilles comme le monde (pas tout à fait quand même !). Les Argentins rêvent d’un produit solaire-repellent associant filtre UV (le seul et unique octylméthoxycinnamate, utilisé à la dose ridiculement basse de 1,5 %) et une huile essentielle répulsive, l’huile essentielle de basilic (Ocimum basilicum), incorporée à la dose étonnement élevée de 6 %.13 Les Chinois, amateurs de teint clair, sans l’ombre d’une seule tache, misent tout sur l’huile essentielle de Dalbergia pinnata, du fait de propriétés éclaircissantes comparables à celle de l’arbutine.14 Portugais et Algériens soupirent, main dans la main, devant l’huile essentielle d’Ammodaucus leucotrichus, une plante de la famille des Apiacées (ex Ombellifères), ayant élu domicile dans le Sahara ; ils imaginent déjà très bien un cosméceutique (c’est-à-dire un cosmétique vraiment efficace !)15 en renfermant et commercialisé pour apaiser les peaux sensibles du fait d’un caractère anti-inflammatoire démontré.16 Et on pourrait continuer encore longtemps cette énumération !
Les huiles essentielles sont largement mises en avant dans les cosmétiques, tout au moins certaines marques et constituent un levier marketing puissant tant leur nom est associé à la notion de santé et de plaisir. La société Yon-Ka, par exemple, se présente comme la pionnière en matière d’aromathérapie et de phytothérapie (étrange quand même d’ailleurs pour une société cosmétique qui n’a pas vocation à commercialiser des médicaments mais des cosmétiques !) ;17 sa célèbre « quintessence », composée de 5 huiles essentielles est le pilier sur lequel repose l’édifice depuis 1968. La société Decléor, « l’expert des soins aux huiles essentielles », ne cache pas, non plus, ces ingrédients dans sa manche. De « puissantes propriétés cutanées », une « tolérance optimale » sont promises aux consommateurs.17 De nombreuses sociétés, moins connues, se sont installées, par la suite, sur le même créneau.
Il y a les sites de matières premières qui proposent des recettes maison (Laboratoire Combe d’Ase, Aroma-zone, Mycosmetik), il y a les blogueuses beauté qui se refilent les unes aux autres des recettes cosmétiques qui ressemblent diablement à des médicaments…
Chez Aroma-zone, on nous propose de faire un déodorant au farnésol (un « farnésol identique–nature » !) renfermant 2 % de farnésol–lemonester.18 La dose limite d’emploi de 0,062 % préconisée par l’IFRA sera-t-elle respectée. Difficile à dire !
Chez Top Santé, on nous fait miroiter un bronzage sublime à l’aide d’une huile bronzante détonante renfermant 3 gouttes d’huile essentielle de bergamote pour 100 gouttes d’huile végétale (type argan ou coco). La mention « L’huile essentielle de bergamote est très photosensibilisante. Respectez donc scrupuleusement les doses et appliquez toujours une crème protectrice à indice élevé lorsque vous vous exposez au soleil. »19 ne manquera pas d’étonner l’amateur de bronzage express qui avait repéré la recette avec cette intention. On se reportera à l’Annexe II du Règlement (CE) N°1223/2009 qui interdit la présence de furocoumarines, une famille de molécules présentes dans l’huile essentielle de bergamote, dans les produits solaires et ne tolèrent leur présence qu’à raison de 1 mg/kg.
Leur effet allergisant est certainement l’effet le plus connu. L’huile essentielle la plus fréquemment retrouvée dans les recettes maison en renfermant est l’huile essentielle de Mélaleuca ou Tea tree (Melaleuca alternifolia) ; nous l’avons, pour notre part, retrouvé dans 24 % des 136 formules trouvées sur la toile. Il s’agit également de l’huile essentielle qui génère le plus de réactions allergiques déclarées dans la littérature.20 L’effet photosensibilisant de certaines huiles essentielles est également à prendre en compte. Les interactions entre constituants d’huiles essentielles et molécules de certaines classes thérapeutiques sont nombreuses et se traduisent pas des antagonismes ou des potentialisations.21
Les huiles essentielles sont des mélanges d’ingrédients à manier avec prudence. Dans le domaine cosmétique, on réfléchira à 3 fois avant de les incorporer dans les excipients et on fouillera dans tous les coins de la réglementation pour s’assurer que les doses employées ne contreviennent pas aux textes en vigueur.
Merci à Aline Ali, Mélanie Brenet et Manon Lecoq pour le recueil des recettes maison à base d’huiles essentielles.
Merci aussi, à notre collègue, Mme Gaétane Wielgosz-Collin, pour le "prêt" des petits flacons d'huiles essentielles pour que nous puissions les prendre en photo !
1 N. Dornic, A.S. Ficheux, A.C. Roudot, D. Saboureau, K. Ezzedine. Usage patterns of aromatherapy among the French general population: a descriptive study focusing on dermal exposure. Regul. Toxicol. Pharmacol., 76, 2016, Pages 87-93
2 F. Dorvault, L’Officine, 23e édition, Vigot, Paris, 1995, 2088 pages
3 https://www.iso.org/obp/ui/#iso:std:iso:4720:ed-3:v1:fr
4 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/enfleurage-metaphorique-152/
5 https://www.iso.org/obp/ui/#iso:std:iso:9235:ed-2:v1:fr
8 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/les-26-allergenes-de-quoi-s-agit-il-52
9 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/le-lyral-une-molecule-ejectee-1107
10 https://ifrafragrance.org/docs/default-source/ifra-code-of-practice-and-standards/49th-amendment/ifra-49th-amendment-(att-01)---guidance-for-the-use-of-ifra standards.pdf?sfvrsn=f83d57c7_3
12 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/le-lyral-une-molecule-ejectee-1107/
13 Verónica Volpe, Danielle Silva Nascimento, Matías Insausti, Marcos Grünhut, Octyl p-methoxycinnamate loaded microemulsion based on Ocimum basilicum essential oil. Characterization and analytical studies for potential cosmetic applications. Colloids and Surfaces A: Physicochemical and Engineering Aspects, 5465, 2018, Pages 285-292
14 Zhou W, He Y, Lei X, Liao L, Fu T2, Yuan Y, Huang X, Zou L, Liu Y, Ruan R, Li J, Chemical composition and evaluation of antioxidant activities, antimicrobial, and anti-melanogenesis effect of the essential oils extracted from Dalbergia pinnata (Lour.) Prain. J Ethnopharmacol., 2020, 2, Pages 112731
16 Noureddine Halla, Sandrina A. Heleno, Patrícia Costa, Isabel P. Fernandes, Maria Filomena Barreiro, Chemical profile and bioactive properties of the essential oil isolated from Ammodaucus leucotrichus fruits growing in Sahara and its evaluation as a cosmeceutical ingredient, 1191, 2018, Page 249–254
20 M. Avenel-Audran, Allergie de contact aux huiles essentielles, Revue française d’Allergologie, 59, 3, 2019, Pages 216–218
21 Robert H. Poppenga, Herbal medicine: Potential for intoxication and interactions with conventional drugs, Clinical Techniques in Small Animal Practice, 17, 2002, Pages 6-18
Retour aux regards