> 19 mars 2022
Deux amis, l’un, éminent professeur de biophysique, dit « Magnus », l’autre, simple employé dans une maison d’édition, Richard Young (il faut attendre la page 78 du roman pour découvrir le nom du narrateur !).1 L’un a une carrière parfaitement rectiligne, l’autre est en rupture de ban, ayant démissionné de son poste et se demandant, la quarantaine sonnée, ce qu’il va bien pouvoir faire de sa vie. Quoi faire de sa vie ? Magnus a la réponse à cette question existentielle. Fouiller le passé, pour donner au présent une nouvelle dimension. Pour ce faire, Magnus envoie Richard au fin fond de la Cornouailles, à Kilmarth, dans une maison de famille isolée hébergeant, dans ses entrailles, un curieux laboratoire, rempli de bocaux de toutes sortes. Trois flacons (A, B et C), un compte-gouttes... Voilà tout ce qu’il faut pour faire entrer en résonnance les cellules nerveuses avec les effluves du passé. « Un brassage moléculaire » plus tard... Richard est propulsé 7 siècles plus tôt !
Quelle est donc la composition de la drogue concoctée par Magnus ? Difficile de le dire précisément. Une « infernale concoction de moisissures synthétiques et de cervelle de singe ou de je ne sais quoi » ! Du n’importe quoi. Une moisissure n’étant, par définition, jamais synthétique. Une drogue, « à base de plantes et de produits chimiques » qui a, c’est certain, « un effet extraordinaire sur le cerveau ». Personne ne sait vraiment ce que les flacons A, B et C contiennent.
A peine administrée, la drogue propulse Richard en plein Moyen-Âge (au XIII ou au XIVe siècle, si l’on se fie aux vêtements des personnes rencontrées). La drogue, qui aiguise tous les sens, amène aux narines de Richard, des senteurs plus que douteuses. Il y a d’abord ce cavalier dont le poney est couvert de sueur (« Je voyais le cavalier et sa monture presque à portée de ma main, et tous deux exhalaient une odeur si forte qu’elle semblait être l’essence même de la vie. ») ; puis, il y a cette « odeur de basse-cour », de « feu de tourbe », qui émane du vieux monastère dans lequel Richard atterrit. Tout y est très sale. Le sol couvert de paille n’est guère engageant ; le père Prieur est alité, un lévrier plein de puces installé à ses côtés. Des moines malodorants traînent par ci par là.
Premier voyage dans le temps, premières personnes rencontrées. Un jeune moine français, « jeune et brun, avec de très beaux yeux », dont la robe de bure est toute imprégnée d’un parfum entêtant. « Une nouvelle épice », qui cadre assez mal avec les vœux de pauvreté prononcés par frère Jean ! Ce frère ne semble guère catholique, tant sa passion et sa connaissance des plantes l’incitent à concocter les préparations lytiques, des « mixtures empoisonnées », telle celle (« un mélange composé en parties égales de jusquiame, et de méconium ou suc de pavot ») qui aura la peau du pauvre Henry Champernoune. Et puis, autre figure d’importance, un certain Roger, intendant au château, auquel Richard va attacher ses pas.
La drogue fait voyager dans le temps. Richard est catapulté dans les chemins creux de la région ; la ligne de chemin de fer n’existe plus ! Au retour de ces périgrinations, Richard est tout crotté pour avoir marché dans des chemins boueux, marécageux. Nausées, sueurs intenses, confusion, paralysie sont le lot du « cobaye » de Magnus. Richard est pris d’une frénésie de bains (il est question d’au moins 9 bains sur l’ensemble du roman si nos comptes sont justes) ; il en prend pour se laver, se décrotter, mais aussi pour simplement se rafraichir, du fait d’une sudation tout à fait hors norme. Et également pour se détendre. Richard rêve ainsi d’un « bon bain chaud », dans lequel il pourrait, à volonté, « verser de l’huile parfumée ».
En matière de sudation, Richard est servi. Lui, qui ne transpirait pas facilement jusqu’à présent, trempe chemise et pyjama à tour de bras. « Je transpirais par tous les pores, et ma sueur avait une odeur acide », une odeur que Richard espère être le seul à percevoir. Les crises peuvent être brèves et cesser en 5 minutes ou bien durer toute une nuit.
Un des effets indésirables (Daphné du Maurier appelle ces effets, des effets « postopératoires ») consiste en des troubles visuels. L’œil injecté de sang, Richard peine à visualiser la vendeuse en pharmacie à qui il demande « un tube de dentifrice ». Celle-ci, comme dématérialisée, apparaît floue, sans « substance » ! Ce problème oculaire est considéré par Richard comme « une sorte d’allergie, due au bourbon combiné avec la langouste ». Sa femme Vita, qui vient de le rejoindre pour les vacances, se propose de le soigner avec des « remèdes allant du bain de camomille au collyre à la pénicilline. » S’ajoutent des nausées, des vomissements, des vertiges, un état confusionnel... et une sorte de paralysie qui peut survenir aux moments les plus incongrus : « Soudain, sans raison, le rasoir m’échappa et tomba dans le lavabo ». Le bras inerte ne répond plus à la commande du cerveau.
Et puis, une accoutumance qui conduit à augmenter les doses. Pour Richard, désormais, les flacons A, B et C constituent autant d’alliés pour briser la monotonie de ses journées. « [...] et je comptai les gouttes dans le verre gradué aussi naturellement que je me serais brossé les dents. »
Parmi les personnages croisés durant ces voyages (il est très difficile pour le lecteur de se repérer parmi ces personnages tout comme pour Richard qui débarque dans un univers inconnu où les gens ne se baladent pas avec leur généalogie autour du cou), Joanna Champernoune (« cheveux auburn, yeux marron »), femme de Henry, saisit le voyageur par sa sensualité. Le visage encadré par une guimpe, Joanna a renoncé à ses fards, pour la venue de l’évêque. Les mauvaises langues disent que Sir John Carminowe de Bockenod, un « petit » homme « corpulent » à allure de « dindon », rêve d’en faire sa maîtresse, « avec ou sans peinture » sur l’épiderme. Vénéneuse, cette belle plante toxique est « maquillée comme une fille perdue ». Le fard « de couleur puce » ruisselle sur ses joues, vieillissant ainsi terriblement celle qui n’a pas l’air de vouloir respecter les canons de la beauté en vigueur (la mode est alors au teint pâle et non au teint de couleur « puce) !
La belle-sœur de John, Isolda, la femme d’Oliver Carminowe, possède une « blonde chevelure tressée en deux macarons ». Richard en tombe tout de suite amoureux, trouvant sa « beauté non pareille ». Il n’est pas le seul à succomber aux attraits d’Isolda. Un dénommé Bodrugan est également son amoureux... transi. Isolda est pleine de charme, mais également un tantinet inquiétante, du fait de sa connaissance parfaite du « pavot noir et de ses graines, du persil des marais, de la mandragore » et du « sommeil qu’elles provoquent ».
Richard a tout tenté pour tenir éloignés de la maison de vacances de Magnus sa femme Vita et ses beaux-fils Teddy (12 ans) et Micky (10 ans). Pourtant, à un moment de l’été, il n’est plus possible de reculer, Vita étant persuadée que Richard réalise des escapades avec sa maîtresse (Vita avait dû aussitôt m’imaginer en train de filer avec mon nécessaire à raser et ma brosse à dents pour aller passer le week-end aux Sorlingues en compagnie de quelque poule. »). Et voilà Vita qui déboule et qui réclame un bon bain, bien nécessaire après 7 heures de conduite sans discontinuer. Richard revient tout juste de l’un de ses voyages dans le temps et ne rêve, lui aussi, que de se faire « couler un bain », dans lequel il aurait plaisir à « se noyer ».
Dans sa chambre, Vita dispose « sur la coiffeuse ses crèmes et ses lotions ». Cette jeune femme, qui s’enduit, rituellement, le visage d’un « masque de crème » et enfile un « turban » (cela lui donne « l’air d’un clown ») avant de prendre son bain, prend soin de sa peau et aime aussi bien les cosmétiques de soin que les produits de maquillage. « Poudre de riz » pour matifier le teint et ne pas briller, vernis, sur des ongles taillés en pointe, comme des « griffes », Vita ne manque pas de références cosmétiques dans ses bagages. Avec « sa ligne du tonnerre », « comme la plupart des Américaines », elle n’a certainement pas besoin de crème amincissante.
Amoureuse de son mari, Vita souffre de jalousie, constatant que Richard n’en a que pour Magnus. Des coups de fils sans arrêt... et puis une arrivée programmée. Irritée, Vita s’énerve en voyant tous les préparatifs : « Pourquoi ne lui fais-tu pas aussi couler son bain ? Tu pourrais également lui préparer le plateau de son petit-déjeuner ? »
Peu de temps après l’arrivée de Vita (pas facile désormais de pouvoir voyager dans le temps comme on veut), c’est un couple d’amis, Bill et Diana, qui sonne à la porte. « L’odeur de l’inévitable cigare de Bill » vient désormais polluer l’air intérieur d’une maison battue par les vents. Diana est une « blonde bien en chair », séduisante et Bill, un phototype clair, ce qui leur impose de fuir le soleil. « Bill lui devient comme une écrevisse dès qu’il s’expose au soleil ». Rien à voir avec Richard, qui, à force de parcourir les routes ensoleillées du temps passé, a acquis un superbe « hâle dû à l’air marin ». Ce bronzage lui va d’ailleurs « rudement bien », selon Diana.
La maison de Magnus comporte un curieux patio qui permet aux vacanciers de « prendre des bains de soleil. Quand il y a du soleil » ! On est en Cornouailles, ne l’oublions pas !
Daphné du Maurier confond visiblement, comme pas mal de gens à son époque (l’ouvrage date de 1969), les produits autobronzants ou bronzants sans soleil, qui constituent une sorte de fond de teint qui se forme in situ par réaction chimique entre l’actif présent dans le cosmétique,2 en l’occurrence la dihydroacétone (ou DHA)3,4 et certains composants présents au niveau de l’épiderme et les produits solaires qui évitent les coups de soleil (mais qui empêchent en même temps le bronzage). Lorsque Richard plastronne sur son bronzage naturel et non pas synthétique, comme celui de Diana, on se rend compte de l’erreur commise. « Elle avait près d’elle une bouteille d’huile solaire dont elle enduisait la liliale blancheur de ses jambes. »
Le flacon C comporte un « petit dépôt brunâtre au fond, comme dans les flacons de sirop pour la toux que l’on a mis de côté à la fin de l’hiver et oubliés jusqu’au retour du froid. »
Durant les voyages dans le passé, Richard se retrouve confronté à l’humiliation d’une femme adultère (Mary Rosgof), qui se voit infliger la coupe de ses cheveux. « On lui avait coupé à grands coups de ciseaux ses cheveux bruns qui se dressaient maintenant comme des chaumes. »
Pris en charge par un médecin, Richard tente de se désintoxiquer. Désormais, le médecin espère ne plus le revoir lors de crises de délire. Il désire ne plus le rencontrer que lors d’une bonne vieille grippe. « Et je vous prescrirai avec joie les antibiotiques de circonstance quand vous aurez la grippe. » Et pourtant, en cas de grippe, les antibiotiques ne doivent vraiment pas être... automatiques !
Richard, Dick pour les intimes, est l’objet d’un « puissant hallucinogène ». Magnus a trépassé lors de l’un de ses voyages, tué par un train (forcément dans le passé il n’y avait pas ce type de risque, aussi lorsque le passé se heurte dans le présent à une locomotive ça fait mal !). L’autopsie ne décèle aucune substance dans son sang, ce qui laisse supposer l’originalité du cocktail mis au point par le biophysicien. Le sevrage risque d’être long et douloureux. Ce roman de Daphné du Maurier, plein de mystère, est un véritable bijou, une drogue (quand a mis le nez dedans, on ne peut plus le relever), un concentré de cosmétiques... Bref, ce roman a vraiment tout pour nous plaire.
Bibliographie
1 du Maurier D., La maison sur le rivage, Albin Michel, 2020, 440 pages
4 La DHA, la nouvelle arme anti-COVID ! | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr)
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