Nos regards
Quand Philippe Claudel se prend pour une savonnette !

> 14 février 2021

Quand Philippe Claudel se prend pour une savonnette !

La mémoire de Philippe Claudel ressemble à du papier d’Arménie ; il y a des feuilles et du parfum. En lieu et place des 12 feuilles prédécoupées permettant de former 36 lamelles à propriétés assainissantes, ce sont 63 monographies (allant de Acacia à Voyage, en suivant scolairement l’ordre alphabétique) qui sont proposées au lecteur-patient (on entend patient dans le sens du malade qui s’ignore) et bien plus d’un parfum.1 Le papier d’Arménie et sa teinture de benjoin sont bien loin du compte ! Une seule fragrance, c’est un peu court et cela n’emmène pas loin. Les brassées d’effluves, distillées par le maître-parfumeur Philippe Claudel, ont un effet rajeunissant immédiat. Le coup de lift n’attend pas. Dès la première séance de lecture, la peau est plus lisse, moins terne...

Avec Philippe Claudel, on repart, directement, en enfance ou en adolescence pour peu que l’on soit, peu ou prou, de la même génération. Pensez donc, un « bonbon La pie qui chante » resté collé au fond d’une poche... Des festins au goût d’interdit réalisés avec « l’onctueuse colle blanche au parfum d’amande fraîche » (la colle comestible Cléopâtre à l’amidon de pommes de terre pour ne pas la citer).2 Et sur la table de fête, du « Sic orange » et du « Sic citron », les cheveux des enfants sont lavés avec le même shampooing Dop (reste la note personnelle à y apporter - Christine réalise l’alchimie parfaite entre kératine et « odeur verte d’angélique »), le père de famille s’asperge d’après-rasage Mennen, une « eau verte » contenue dans un « flacon large et plat » ; « d’arrogantes senteur de menthol et d’agrumes » s’échappent des pages ; très vite, « cela s’estompe », pour laisser place à des senteurs de jardin de curé. Mélisse, citron, menthe et poivre assaisonnent le souvenir tendre du geste quotidien qui aseptise la peau. Les petites camarades de l’école maternelle « sentent la crème Nivea », nuancée d’une odeur de lessive (Paic, Coral, Ariel), qui varie selon les familles. Attention, on est loin des souvenirs mièvres... Les gestes évoqués (des gestes franchement déplacés) gênent un peu, et même beaucoup !

L’enfant, chez le coiffeur, est aux premières loges pour voir évoluer un toréador qui officie selon un rite immuable. Le dernier geste est toujours le même. Avant de saluer, le coiffeur asperge son client d’un « nuage d’eau froide qui sent la rose et la brillantine et aussi, un peu, en note de fond, le vieux chien. » Dès que le soleil commence à taper un peu fort, une mère attentive à la peau de ses enfants (« Ma mère se méfie du soleil comme d’un ennemi pugnace qui ne baisse jamais la garde. ») fait jaillir, de son flacon d’Ambre solaire, une émulsion aussi aérienne que la mousse à raser paternelle. Cette crème solaire fait voyager... « Une essence un peu grasse, à peine musquée, une senteur de gynécée turc. » Et dire que l’on est tout simplement sur une berge de la Meurthe ! Dans les vestiaires, les footeux se tartinent du baume du Castor, qui embaume l’odeur de « graisse animale, de camphre, de menthol, d’arnica et de genépi. » A la douche, c’est le savon Palmolive, qui glisse entre les mains et laisse, à tous, une odeur de propre qui n’arrive pas, malgré tous les efforts, à l’emporter sur l’odeur entêtante du vestiaire.

L’enfant à l’église répond la messe en aube blanche. On dirait un ange. Un ange qui sent l’encaustique, l’eau de Cologne et la lavande... Un ange, qui se sent pousser des ailes, lorsque les volutes d’encens montent jusqu’au ciel. Un ange qui, devenu adulte, retombe pesamment sur le sol, mais continue à trouver, malgré tout, refuge, en certaines journées, entre les pierres froides, imbibées de l’odeur de « cire, de myrrhe et d’encens » des églises providentielles.

L’enfant, dans la salle d’entente du médecin, a les fesses collées aux « fauteuils de skaï ». Sur l’ordonnance, une pommade (« J’aime tout des pommades ») qui permettra de dégager les bronches. Dans son petit pot en verre, la pommade onctueuse prend des allures de produit de maquillage ; il s’en exhale des « odeurs d’eucalyptus, de camphre, de moutarde ». C’est une forêt entière qui débarque à l’improviste au chevet du malade !

Les adolescents découvrent l’usage du déodorant (c’est plutôt une bonne idée) et les filles les produits de maquillage qui vous font une tête de « Nina Hagen », de « Kate Bush » ou de « Lene Lovich ». Les cils sont chargés de « rimmel ». Comme un avant-goût des « parfums de la vie adulte ».

On visite de vieilles tantes, qui sentent un peu la naphtaline ou bien « des senteurs de lait d’amande, de fleur d’oranger et de rose ancienne », qui appartiennent à une autre époque. On ne serait pas étonné de trouve des flacons de vinaigre de toilette Lubin, dans les armoires à glaces de leurs cabinets de toilette !

On part en vacances et on s’arrête dans des hôtels sans odeur, où seule la salle de bain, avec sa garniture de cosmétiques (gel de douche, crème hydratante, savon), semble avoir quelque chose à raconter.

L’enfant, qui a fait place à l’adolescent et est devenu adulte, s’attendrit au chevet de l’enfant qui dort. « L’odeur de la peau d’un enfant enfoui dans le sommeil et qui repose », odeur « de crèmes et de talc », qui crée une interface protectrice entre le nourrisson et le monde extérieur, singulièrement hostile.

On part en exploration chez le droguiste, un presque-apothicaire, qui vit dans un endroit infiniment dangereux, car bourré de produits chimiques. Frisson garanti !

Il y a des parfums plus équivoques... celui du cannabis, cultivé avec amour, par un couple de hippies, possède un parfum « de tisane, d’herbe morte », qui a tout d’une « médecine naturelle ». Dommage, que cette tisane soit aussi débilitante !

Philippe Claudel soulève le couvercle de la marmite... et libère les parfums d’un steak à l’ail, de crêpes chaudes à la cannelle (des crêpes qui se mettent tout à coup à chanter ave l’accent !), de baguettes fraîchement sorties du fournil, de « lard qui frit », opportunément. Il nous entraîne au marché et place, dans notre cabas, des légumes, des fruits, des fleurs, des viandes, des poissons, tout un monde odoriférant, prêt à nous en a raconter, tout le long du chemin.

Philippe Claudel se brûle parfois la peau et les sourcils, lorsque les souvenirs sont un peu sulfureux. L’odeur de « cochon grillé » emplit alors l’air et remplace « le parfum de la soupe du soir », la soupe aux choux qui colle à la peau, aux cheveux, aux vêtements.

Les souvenirs se décomposent comme les bouquets de fleurs, sur les tombes, dans les cimetières. Au départ, un bouquet de dahlias pimpant. Puis, une « odeur surette de décomposition », que seul le nez du parfumeur trouvera à son goût. Des odeurs de « bouse », de « fumier », « d’excréments »...

Et puis, une odeur rassurante, une odeur qui ne change pas et reste immuablement semblable à elle-même, dans un monde qui roule à toute vitesse. L’odeur de l’âne et du bœuf qui recrée, instantanément et ce depuis 2 millénaires, « l’odeur de crèche, bien sûr ».

Au jeu des analogies, Hôpital amène « javel » et « éther », Feu de camp « Vache qui rit » « Antésite » et « odeur crépitante de bois brûlé », Foin « l’odeur de la belle agonie » « parfums de grand air assagi » qui déclenchent des crises d’asthme à coup sûr, Gauloises parfum de « l’oncle Dédé », Goudron « couleur et odeur de réglisse », Mort « un mélange de formol et de poudre de riz, de fond de teint et de produit camphré », Prison odeur de « renfermé » évidemment, une odeur de renoncement et d’abandon, Remugle « vieux livres », Savon « odeur simple, élémentaire » ! Mon cher...

1963, Ich bin ein berliner, John Fitzgerald Kennedy.

2012, « Je suis devenu le savon », Philippe Claudel. En sautant dans le lavoir, l’enfant, comme le drap de l’aïeule, vient d’être purifié, au milieu du caquètement des commère réunies. Pour l’écrivain, des bulles de savon de la petite enfance, au coffret de « parfums contrefaits » (une arnaque qui lui avait valu 100 francs, l’idée étant pour l’escroc de proposer un coffret composé de « quarante eaux de toilette les plus connues du moment », à revendre au détail, bénéfice assuré) du jeune adulte, la vie s’écoule au rythme des senteurs, qui émanent des êtres et des choses. Chez Philippe Claudel, la mémoire ne souffre pas d’anosmie. Elle se souvient de tout !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration de ce regard... odorant !

Bibliographie

1 Claudel P. Parfums, Le livre de Poche, Stock, 2012, 207 pages

2 https://sweet-flashback.com/etait-colle-cleopatre-comestible

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