> 21 mars 2024
Yuki Inoue nous propose dans son ouvrage, Mémoires d’une geisha,1 de rencontrer une patronne d’Okiya, un lieu où vivent ensemble plusieurs geishas, sous l’autorité d’une « mère » ou patronne, dans le quartier Higashi-Kuruwa de Kanazawa, ville implantée sur l’île japonaise centrale d'Honshū. Là, « flotte le parfum de l’huile capillaire des femmes et celui de l’oshiroi, fond de teint blanc ».
La vieille Kinu Yamaguchi va ainsi se confier à Yuki, lui permettant (et permettant aussi au lecteur) de se faire une bonne idée de la vie d’une geisha, au début du XXe siècle. De la topographie d’un Okiya (la salle d’habillage et de maquillage des geishas jouxte le butsudan ou autel des ancêtres ; une coiffeuse permet aux geishas de se maquiller en connaissance de cause) au métier de geisha, rien ne nous est épargné dans ce roman compacte, qui suit ces femmes du levant au couchant !
Il y est question de propreté, de bain, de savon, d’huiles capillaires, de gommage, de coiffures… Bref, il y est question de cosmétiques !
Pour Kinu, « une coiffure en désordre » est « une véritable honte ». Cette ancienne geisha, devenue patronne d’Okiya, a été habituée à soigner son allure. Pourtant, l’âge venu (Kinu a 88 ans, lorsque Yuki l’interroge sur son passé), Kinu se laisse décoiffer par un léger souffle de vent malicieux. Juste ce qu’il faut de vent pour rafraichir sa mémoire !
Kinu Yamaguchi est née le 1er mai 1892, dans la ville de Suzu, département d’Ishikawa, d’un père « sculpteur d’images de culte bouddhique » (il s’agit de Hisatarô) et d’une mère récolteuse de sel (il s’agit de Mine). Une enfance placée sous le signe de la joie (sa famille est aimante) et du Soleil (« Grâce au Soleil, aujourd’hui encore nous pouvons travailler. ») Pourtant, au bout de quelques années, changement d’ambiance, avec un déménagement pour Kanazawa et une inscription dans un Okiya, dès l’âge de 8 ans ! « Vendue comme geisha » ou « courtisane de haut vol », pour « cent yens » ! Un père qui sombre dans l’alcoolisme et place tour à tour ses filles (Kinu est la grande sœur de Sato) dans une maison de geishas, afin de pouvoir survivre.
A l’Okiya, Kinu est chargée de coiffer sa sœur Sato et une autre petite pensionnaire. Toutes trois sont déclarées filles adoptives de la patronne de la maison où elles résident. Chaque matin, elles se rendent au « bain public », le « sentô », avant de s’attaquer au ménage de la maison. Plus tard, Kinu sera prise en charge par une geisha confirmée, Ryûkichi, qui l’emmènera au sentô et lui inculquera les bases du métier.
Au sentô, les femmes se savonnent et se rincent, avant d’entrer dans l’eau du bain. Elles peuvent, au passage, s’admirer dans les grands miroirs, qui ornent la salle. Un « bain par jour », telle est la norme. Impossible d’y échapper, sous peine de voir diminuer de manière draconienne sa clientèle. Si le coiffeur peut être remis au lendemain (les geishas font de leur mieux pour espacer les visites), le bain, lui, n’attend pas. Le bain public, dans ces conditions, ne désemplit pas. Sa capacité d’accueil (100 clientes), en fait un lieu de rencontres et d’échanges incontournable. Les petites bonnes sont chargées de remplir les baignoires avec de l’eau à 40°C. Il faut ensuite laver le dos des femmes avec « conscience ».
Kinu, dans son jeune temps, a ainsi pris soin de ses aînées. A bout de fatigue, elle se maintenait éveillée en se versant sur les pieds de grands seaux d’eau froide. Par la suite, elle a pu se laisser soigner par les petites bonnes et les apprenties, à son tour. Elle a aussi pu se délasser, en réalisant des shampooings. « Les jours d’angoisse, elle se lavait les cheveux au bain. La tête en avant, elle les laissait tremper, sentant la fatigue et les tensions se dissiper dans l’eau. Kinu enveloppait dans deux serviettes la masse de son épaisse chevelure qui ne tenait pas dans une main fermée et que tous lui enviaient. Puis elle se rendait chez le coiffeur, les cheveux sur les épaules. Le jour où elle décidait de les laver, elle demandait le matin à la banba de lui couper son motoi, le cordon de papier servant à nouer la queue de cheval du chignon, et de nettoyer rapidement à l’huile essentielle les épingles, peignes, parures ou pendeloques de son choix qu’elle enveloppait dans un petit paquet. Et quel bonheur de se rendre après le bain chez le coiffeur avec des cheveux propres encore tièdes. » Quel bonheur de se retrouver dans un cocon délicatement parfumé à « l’huile capillaire » ! Une odeur prégnante, détectable même les narines bouchées ! Kinu apprécie tout particulièrement l’étape de brossage des cheveux, brossage réalisé au-dessus d’une feuille de papier noir, afin de pouvoir visualiser le nombre de pellicules éliminées !
Sato, la petite sœur de Kinu, est rebaptisée « Botan » qui signifie « pivoine », car son nez d’une taille, atypique, peut faire penser à cette fleur opulente. « Nez-pivoine », voilà comment l’on appelle rapidement, dans la maison des geishas, la petite fille qui a appris très tôt à se maquiller. « Toute jeune déjà, Sato se maquillait et comme elle mettait beaucoup de poudre dans les narines tout le monde éclatait de rire. Car évidemment elle finissait par éternuer ! Mais là encore, elle était mignonne à croquer. »
A l’Okiya, les petites filles commencent comme bonnes à tout faire. Chargées de la propreté de l’établissement, elles astiquent, en chœur, toute la journée. Une toilette sèche pour tout le mobilier de la maison, car il est hors de question d’abîmer les mains d’une future geisha par le contact avec un chiffon mouillé. « Elle utilisait un chiffon sec car des mains rêches dues à l’humidité d’une toile à laver dépréciaient une geisha. » De retour de l’école où elles apprennent les « arts ménagers, la couture, le calcul, l’écriture et les rudiments de la lecture », les petites élèves se mettent donc à briquer chaque parcelle de la maison avec application. La patronne est à cheval sur… la propreté !
Kinu court d’un bord sur l’autre, nettoyant, apportant aux geishas tous les articles réclamés (« Taata ! Va m’acheter un paquet de tabac ! Taata, après tu prends un savon ! »).
Enfin… à voir. Dans les Okiyas de bonne tenue, il faut distinguer l’artiste qui séduit par le chant, la musique, la danse (il s’agit de la geisha) de la prostituée, qui séduit par son corps. Les deux sont bien distincts, en théorie. Toutefois, en pratique, la geisha finit souvent la soirée avec un client !
Au Nyokôba, des professeurs enseignent aux geishas l’art de la séduction par les arts ! Kinu raffole de cet enseignement… même si l’enseignante en question l’a dans le nez ! « L’atmosphère de la salle » y est « étouffante », car saturée par « l’odeur de la poudre du maquillage blanc ». Kinu se pince le nez, se blinde face aux remontrances et s’initie à la pratique du shamisen (un instrument à cordes), à la danse te-odori, au rituel de la « cérémonie du thé cha-no-yu » !
Une geisha, comme tout le monde le sait, peint ses « lèvres cramoisies » et étale un « épais fond de teint blanc sur » son visage et sa nuque. Avant d’être une geisha confirmée, la jeune apprentie (la « geisha en herbe ») doit apprendre, durant 3 ans, les ficelles du métier. A 12 ans, Kinu est déclarée « geisha aux longues manches flottantes » ! Il lui reste encore bien des choses à apprendre, avant d’exceller dans son domaine. Pour ce faire, elle va devoir observer attentivement une « geisha plus âgée », qui va lui enseigner « l’art du maquillage » et de l’habillage. « Fascinée », elle observe son aînée, lorsqu’elle peint un sourcil ou lorsqu’elle pose son fond de teint et les « trois légères touches de rouge », qui vont créer, au niveau de son visage, « les nuances d’ombre et de lumière » recherchées. Du contouring,2 en somme !
Dès 13 ans, Kinu apprend à « polir » son corps. Comme elle a poli jadis le sol et le mobilier, elle polit désormais son épiderme, à l’aide d’un « petit sachet de son » de « riz », le « nuka ». Celui-ci est passé sur l’ensemble du corps, sans oublier la nuque, « à partir du globe de l’oreille ». Le but de ce polissage intensif est de faire « briller » la peau, mais également de tenter de modeler le corps, en affinant les parties les moins esthétiques. « Souviens-toi toujours de ça : tu peux embellir, affiner même, beaucoup de parties de ton corps. » Le but recherché : devenir une geisha à succès, une geisha, « avec une belle nuque ». Ce petit sachet de son peut être loué au bain public. On le vide de son contenu, avant de le rendre à la caisse. Ce son de riz pouvait être utilisé seul ou associé à des ingrédients, comme le « sucre brun en poudre » ou « la fiente de rossignol » !
Il est également important de maitriser la recette-maison du fond de teint blanc… La préparation de celui-ci se fait en diluant « dans une cuvette en métal de la poudre blanche avec de l’eau […] ».
Pour l’occasion, les geishas s’en donnent à cœur joie, se déguisant en « homme, en samouraï, en jeune mariée »… Les vieilles geishas se font « un visage de jeune femme grâce à leur maîtrise de l’art du maquillage ». Le déguisement préféré est celui qui consiste à mimer l’habillement et la coiffure d’une « femme mariée ». Toutes les geishas rêvent, en effet, du « statut d’épouse respectable », le temps d’un soir !
Au petit matin, les geishas emmènent parfois leur clientèle prier au temple le plus proche de l’Okiya. La distance entre le temple et la maison de plaisir permet aux hommes de se rafraîchir et de se dégriser. Arrivés au temple, les hommes brûlent des bâtons d’encens, pour le plus grand bonheur de leurs compagnes, qui restent assises là le plus longtemps possible, afin « d’imprégner leur corps de cette odeur », tout en priant « pour la prospérité de leurs affaires ».
Dans la famille de Kinu, il y a aussi un petit frère, Goichi. Ce dernier est placé comme apprenti menuisier, chez un homme peu scrupuleux, qui le paye en nature ! « En fait le patron ne me donnait pas d’argent. Il se contentait de payer le bain public et ma coupe de cheveux. »
Le dépucelage ou mizu-age est payé à prix d’or, par un client de qualité. La jeune fille est envoyée très tôt au bain public, pour une toilette approfondie. « Surtout, prends bien soin à ta toilette ». Elle est ensuite conduite chez la coiffeuse, « noueuse de cheveux », afin de confectionner un chignon « shimada », orné d’une épingle en corail. L’opération minutieuse et « fastidieuse » prend « le double du temps normal » ! La coiffeuse-esthéticienne achève son œuvre en étalant, « consciencieusement », un « épais fond de teint blanc sur le visage, la nuque, le cou » de sa cliente. « Sur les lobes d’oreilles et les paupières », elle applique « un rouge plus épais que d’ordinaire ». Coiffure et maquillage « sophistiqués » gênent la jeune geisha, qui n’est pas habituée à un tel luxe de cosmétiques.
Kinu conservera un souvenir horrifié de cette journée. Elle gardera toujours en mémoire l’odeur de « l’huile capillaire » utilisée par son premier partenaire.
Désormais, la patronne de l’Okiya et ses aînées intimeront l’ordre à Kinu d’être « plus féminine ». Il faudra donc pour cela utiliser « un fond de teint encore plus épais » ! Et puis aller, désormais, « tous les jours chez la coiffeuse », afin d’arborer en permanence un « chignon impeccable ». Enfin, du moins c’est ce que Kinu nous indique, avant de se rétracter… Le coiffeur tous les jours… un mythe. Les geishas, dans un souci d’économie, tentent de faire durer leur chignon le plus longtemps possible… Les coiffures les mieux réalisées tiennent, dit-on, au moins « 5 jours » ! Les geishas restent, donc, de glace lorsqu’elles font monter un client dans leur chambre. Il ne s’agit pas de trop s’agiter, si l’on veut préserver intact l’échafaudage capillaire qui se dresse au sommet de leur crâne ! « Du temps où j’étais geisha, quand je couchais avec un homme, je ne pouvais me détendre car je ne pensais qu’à ma coiffure. J’avais peur de l’abîmer. A moins d’être une jeune fille en pleine fleur de l’âge qui remporte beaucoup de succès et peut se faire coiffer chaque jour à prix d’or, une geisha au lit avec un client craint constamment que son chignon ne s’affaisse ou ne soit complètement défait. »
Désormais, la patronne de l’Okiya demandera à Kinu de prodiguer ses faveurs à quelques clients privilégiés. Pour cela, elle devra « rester maquillée au lit »… Geisha ou prostituée, la limite est ténue !
Et surtout ne jamais pleurer, car, sous l’effet des larmes, le fond de teint tend à s’écailler… « Une geisha ne devait surtout pas laisser couler une larme car l’épais fond de teint s’écaillait ».
Et surtout manger du bout des lèvres, « pour ne pas abîmer » son maquillage et ce même pour le 1er de l’an, lorsque l’on sert à l’Okiya « le zôni », « un bouillon aux mochi avec des légumes » ou des « petits poissons roulés dans une algue laminaire » !
Lorsque Sato arrive à l’âge du mizu-age, c’est sa grande sœur Kinu qui préside à sa toilette, l’emmenant au bain public et préparant les « cuvettes d’eau chaude », destinées au lavage des cheveux. En voyant sa sœur le dos courbé pour le shampooing, Kinu ne peut s’empêcher de repenser à son propre mizu-âge ! Un sale moment à passer !
Un hiver, Kinu attrape une grippe carabinée. Une grippe hors norme, qui dure longtemps, longtemps, pour la bonne raison que la coquette Kinu n’accepte pas de rester au chaud, un tant soit peu. Dès que possible, elle court au bain public pour se laver les cheveux. Elle attrape froid à nouveau. Et ainsi de suite ! Grondée par son amie Hatsu, Kinu explique : « Des cheveux mal coiffés à cause d’une malheureuse petite grippe était une honte pour une femme d’un quartier réservé. Je préfère mourir que de ne pas pouvoir me coiffer, s’exclamait-elle. »
Plus une geisha a la peau blanche, plus elle est estimée… d’où l’usage intensif de fond de teint, afin d’acquérir une « peau plus blanche que neige » !
Kinu aime tout particulièrement qu’on lui raconte l’histoire de « la jeune O-Fuku », une jeune mariée exigeante, qui décide de choisir son époux et réclame pour dot « 107 cuves en bois, 70 petits seaux à excréments utilisés pour l’engrais […] » et « 5 chevaux chargés de pots contenant la teinture noire pour les dents. »
Dans la quinzaine qui suit le nouvel an, se produit la « loterie du vêtement ». Chaque client dispose différents objets dans un grand sac ; chaque geisha tire au sort un lot qui lui est attribué. Il est possible de gagner des lots variés, allant du pyjama au savon, en passant par la ceinture et par le produit de maquillage.
Le 4 février 1921, Mine, la mère de Kinu, décède d’une pneumonie, le « cataplasme » de moutarde prescrit par le médecin de famille, s’étant avéré inopérant. « De la flanelle, de la flanelle ! Il a étalé sur le tissu une pâte obtenue avec de la moutarde diluée dans de l’eau, retourné la malade, si maigre que cela faisait peine à voir, puis appliqué doucement le cataplasme sur le dos et la poitrine. Un traitement médical malheureusement bien insuffisant pour sauver ma pauvre maman. »
A la maturité, Kinu devient patronne d’Okiya laissant la danse, le shamisen et les tasses à thé de côté. Désormais, elle trône à côté d’un téléphone, prête à noter les rendez-vous pour les geishas dont elle a la responsabilité.
Dans ces mémoires, on suit, pas à pas, une petite fille vendue à l’âge de 8 ans, dans une maison de geishas. Une jeune fille qui apprend l’art de plaire sous toutes ses formes. Une jeune femme, qui économise sou après sou « (kotsu kotsu ») afin de pouvoir acquérir sa liberté. Une femme amoureuse qui s’enfuit avec un amant puis revient au bercail et reprend le joug. Une geisha qui finit patronne d’Okiya… avec la bénédiction du préfet, du maire de la ville, du commandant du régiment et du commissaire de police. Une drôle de vie pour celle qui aspire à la liberté ! Une immersion dans le monde envoûtant des geishas, un monde où l’esthétisme est roi et où chaque geste constitue en soi une petite œuvre d’art.
Un grand merci à Eugénie, une jeune artiste en herbe, déjà bourrée de talent !
1 Inoue Y., Mémoire d’une geisha, Piquier Poche, 2020, 279 p.
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