> 19 mai 2024
Dans le recueil de nouvelles intitulé Des yeux de soie,1 sont réunis quelques courts récits de Françoise Sagan. Des nouvelles pas toujours très optimistes, qui finissent, parfois, contre un platane ou un révolver sur la tempe. Il y a du spleen dans l’air… Il y a des femmes qui se maquillent, qui fument, qui boivent, qui ont des amants… Bref, des femmes modernes, qui noient, dans leurs produits de beauté ou dans leur verre de whisky, leur mal de vivre.
La comtesse Josepha von Krafenberg fait partie de ces gens qui ont l’air bronzé, toute l’année. Leurs « corps bronzés » font offense à tous ceux qui les côtoient, un épiderme blanc comme un lavabo sur le dos.
Josepha aime bronzer sur la terrasse de son appartement munichois. Josepha se fait hâler, sur « une grande terrasse qui dominait tout Munich et où elle passait, des heures, allongée sur une chaise longue, au soleil, l’été, éventée par deux grosses femmes de chambre brésiliennes […] ».
Josepha est toujours impeccablement mise. Elle a tout pour être heureuse. Tout… et même peut-être un peu plus. Pourtant, Josepha n’est pas heureuse…
Cette femme, qui ne supporte pas « le négligé », va se casser un ongle, au moment même où elle décide de se suicider. Avant d’appuyer sur la détente, elle s’empare donc d’une lime, pour réparer « le dégât » occasionné. Et puis… boum !
Elle est touchante l’histoire de la diva, qui laisse « ses kilos, ses rides » au vestiaire, quand elle entre en scène. Elle y est transcendée, la vieille femme. Et puis, quand le rideau tombe, la voilà qui retrouve un « visage ravagé, maquillé, dévasté par la sueur ». Son meilleur amant est, sans nul doute, son public.
Luke Hammer est un acteur à succès de 40 ans, qui a tout réussi dans la vie. Et pourtant, Luke est malheureux comme les pierres. Il faut dire que son épouse Fanny le materne comme un poupon, prenant pour lui tous ses rendez-vous. C’est Fanny qui s’occupe de convoquer « le coiffeur-manucure », à intervalles de temps réguliers, afin que la main de Luke soit toujours « bien manucurée, propre, nette, bronzée, virile. » et afin que Luke n’ait jamais « ni les cheveux trop longs ni les ongles trop courts. »
C’est Fanny qui se charge aussi de lui fournir les lampes à bronzer, qui lui donne « l’image de la santé » ; grâce à sa précieuse épouse, Luke présente un « léger hâle, dû, mi à la mer mi aux merveilleux appareils découverts par Fanny » !
Décidément, tout est réglé comme du papier à musique dans l’existence de Luke. Un peu étouffant à la longue !
Letitia Garett est une jeune femme de 36 ans, divorcée d’un lord, qui ne lui en n’a pas tenu rancune. Depuis son divorce, Letitia multiple les aventures, tout en étant richement entretenue par son ex-époux. Alors qu’elle se rend de Paris à Lyon en train, afin de rompre avec son amant du moment, elle se retrouve plongée en plein cauchemar.
Un cauchemar, qui commence avec une envie de se repoudrer le nez. Plutôt que de le faire « au hasard », Letitia décide de se rendre aux toilettes. C’est dans un halo parfumé que la jeune femme se déplace ; elle atteint rapidement les toilettes, mais le train secoue tellement la passagère que la voilà à quatre pattes, cherchant à reconstituer le contenu de son sac. Le rouge à lèvres, le chéquier, le poudrier… tout est par terre !
Une fois la récupération de ces objets effectuée, Letitia se lance dans le maquillage de ses yeux. « Avec un peu de chance, elle disposait de 2 ou 3 minutes pour tranquillement, sans se livrer à des pantomimes genre Marcel Marceau, remettre son mascara. » Letitia commence « par la paupière gauche », car « c’était son œil préféré, le gauche » ! Tous ses amants le lui ont suffisamment répété : son œil gauche est beaucoup « plus tendre que le droit » ! Tout va parfaitement, jusqu’à ce qu’un coup de frein ne vienne entraîner un barbouillage cosmétique catastrophique. Letitia se balafre « la joue de haut en bas d’une traînée noirâtre de mascara ».
Bon… forcément, cela ne l’encourage pas à continuer… Tant pis, elle ira au compartiment restaurant telle quelle. Du moins, elle pense s’y rendre… mais en réalité, Letitia est bloquée dans les WC. Il ne lui reste plus qu’à s’installer sur la lunette, afin de patienter. Dans la glace, elle aperçoit, pour la première fois, l’image d’une Letitia assez différente de celle de la séduisante jeune femme qu’elle est habituellement. « Les cheveux hirsutes, un seul œil fait », elle n’a plus qu’une seule chose à faire, tenter d’équilibrer son regard, en s’attaquant à l’œil non maquillé. Dans une ligne droite, en « 10 bonnes minutes », Letitia rectifie l’ordre des choses.
Mais sa claustration perdure… Et Letitia n’est pas patiente. Elle s’énerve, trépigne, pleure, fait couler son mascara… et n’est délivrée qu’après Chalon. Il ne reste plus alors qu’à rectifier son maquillage défraichi, afin de pouvoir sortir du train « parfaitement maquillée » !
L’amant de Letitia peut dire merci à la SNCF… Sans l’épisode des WC, elle n’aurait jamais accepté de l’épouser… Comme quoi !
Juste un point à noter, dans cette nouvelle, Françoise Sagan s’emberlificote un peu dans le vocabulaire cosmétique, évoquant un « sourcil fait » à l’aide de mascara… alors que celui-ci est un produit de maquillage destiné aux cils…
Marc vient d’apprendre qu’il est atteint d’un cancer du poumon. Pour fêter le peu de jours qui lui restent à vivre le voilà qui entre dans un bar et qui s’enfile un Pernod, alors qu’il en a toujours détesté le goût. Ce qu’il aime dans le Pernod, ce n’est pas le goût, mais l’odeur, une odeur de « plages », de « corps de femmes », de « coquillages »… une odeur de vacances, de temps libre, d’oisiveté…
A peine le pastis bu, voilà l’odeur d’anis qui le conduit sur le chemin escarpé de ses amours défuntes. Il y en a eu des parfums de femmes sur cette route d’homme. Anne et son « N°5 de Chanel », Heidi et « Femme de Rochas », Inès et son « Guerlain »… Et puis, il y a aussi un certain parfum « Vent vert », porté par une femme dont il a complètement oublié le nom. Le parfum des femmes… un parfum qui a, pour Marc, souvent le goût des larmes, celles qui jaillissent des yeux les soirs de rupture.
Un simple pastis… et voilà Marc qui refait le tour de sa vie, narines en éveil.
« C’était extravagant tout le pouvoir de la rue, des parfums, de la chaleur à Paris. »
Dans le petit bar où il est entré en sortant de chez le médecin, Marc offre une tournée générale. Une tournée, pour célébrer la vie et les femmes parfumées. Une tournée générale pour célébrer la mort qui l’attend contre un platane à l’entrée de Mantes-la Jolie.
Elle en a du talent cette chère Françoise. En quelques pages, crac, boum, hue… elle nous torche tout un petit univers bien noir, bien triste… un demi-sourire aux lèvres. Les idées noires, c’est encore mieux quand on vient de se tartiner les cils de mascara ; les idées noires, c’est encore mieux, lorsque l’on pète la santé par tous les pores d’une peau hâlée. Tout semble aller pour le mieux pour ces héros et héroïnes que l’on pourrait croiser dans une parfumerie… Tout va pour le mieux, sauf que leur vie est vide. Un néant affectif, qui conduit ces personnages sur le chemin de l’autodestruction une lime à la main !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.
1 Sagan F., Des yeux de soie, Le livre de poche, Stock, 176 pages, 2021
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