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La femme moderne… des yeux, un point c’est tout !

> 18 mai 2024

La femme moderne… des yeux, un point c’est tout !

Dans son roman Les cloches de Bâle,1 paru en 1934, Louis Aragon nous présente la femme du passé comme une vraie cloche, une femme servile, une prostituée qui vend ses services au plus offrant. Une femme qui abuse de cosmétiques, souffle de la poudre de riz au nez de ses amants. Une toupie, une gorgone… bref, ce que l’on fait de pire. Il y a cette multitude de femmes dévouées aux hommes et puis il y a… une féministe, socialiste, une femme engagée, dont le regard est tourné vers l’avenir. Cette femme, qui croit en l’Homme, a concentré toute sa beauté dans ses yeux de soie… Des yeux qui caressent, mais pas que… des yeux qui scrutent, qui voient le futur, qui prévoit l’avenir…

Avec Diane, Catherine et Clara, Louis Aragon nous propose une théorie de l’évolution en accéléré. Une théorie, qui renvoie le cosmétique à la femme primitive, celle qui n’a qu’un souci : plaire !

Diane de Nettencourt, une femme qui change de parfum

Diane est une jeune femme qui entretient ses parents, tombés dans le dénuement. Pour ce faire, elle est obligée de se faire entretenir par de généreux admirateurs.

A chaque nouvel amant, Diane change de parfum. « Elle changea de parfum. Ça, quand elle changea de parfum, sa mère s’alarma. Elle le dit à son mari : « Edouard, chaque fois que j’ai changé de parfum, moi, tu le sais, c’était qu’il y avait quelque chose. »

Diane de Nettencourt, une femme qui change de tenues

« Très grande, très blonde, les yeux noirs, la peau blanche, une beauté ». Diane possède un corps de mannequin ; tout lui va comme un gant. Elle n’hésite pas à porter des toilettes scandaleuses, des « robes collantes », qui dévoilent son anatomie. « On lui voyait tout comme si elle sortait du bain. »

Diane de Nettencourt, une femme qui change de teinte

Après bien des amants, Diane finit par épouser un homme peu scrupuleux, qui joue les usuriers en cachette. Tout cela fonctionne bien, jusqu’à ce que l’un de ses clients se suicide. Un scandale que Diane tente d’enrayer en recevant au lit (elle se prétend malade) le frère du suicidé. « Très pâle dans ses oreillers, sans fard », Diane convainc le capitaine Jacques de Sabran de sa bonne foi. Elle se présente comme une femme fidèle à son mari, qui a été obligée d’éconduire le brûlant Pierre de Sabran, prêt à faire des folies pour elle. Un refus mal toléré, qui finit dans le sang ! A la fin de la visite de Jacques, Diane saute du lit et applique « un peu de poudre » sur ses joues.

Le mariage de Diane et de Georges Brunel ne résistera pas à ce scandale.

Christiane de Nettencourt, une femme qui change de couleur de cheveux

Christiane n’aime pas se faire appeler maman… Elle a conservé le souci de plaire et, pour ce faire, arbore des cheveux d’un « roux éclatant » ! Sans doute pas très naturel !

Robert de Nettencourt, un homme qui devrait changer d’air

On sait peu de choses sur le frère de Diane, si ce n’est qu’il est au service militaire et qu’il aurait bien besoin de vacances à la mer. Son épiderme, couvert de « clous », réclame à grands cris une reprise en main. Du bon air… des bains de mer !

Guy, un petit garçon qui devrait changer de régime

Le fils de Diane apparaît peu présent dans le roman. On sait juste qu’il est aussi beau que sa mère et qu’il embaume « la confiture d’oranges » ! Sans doute une consommation excessive de celles-ci peut-elle expliquer cette bizarrerie olfactive !

Catherine Simonidzé, une Géorgienne qui garde toujours le même parfum

Catherine est une belle Géorgienne de 26 ans. Louis Aragon nous précise qu’elle est issue, selon le Larousse de l’époque, de la « plus belle race humaine qui soit au monde ». Pour la décrire, l’écrivain devient lyrique, évoquant le « noir Orient de ses cheveux ». « Une masse de ténèbres au-dessus d’une jeune fille, ployant son cou mince et long, noyant sa tête d’oiseau dont il n’est possible de retenir que les yeux démesurés, le regard vert sous les cils incroyables, la bouche faite avec un rouge sombre, le teint d’une blancheur surnaturelle. »

Pour la qualifier, Louis Aragon nous parle d’une « beauté scandaleuse » et d’un « parfum d’aventurière » !

Catherine aime à s’inonder de parfum Guerlain. Un parfum qui réalise une alchimie profonde avec sa peau, au point de changer radicalement de personnalité à son contact. Le parfum made in France devient ainsi le parfum-même de la Géorgie pour l’un de ses amants, le lieutenant Fernand Desgouttes-Valèze. « Il se sent comme un provincial devant elle. Le parfum de Guerlain dont elle est inondée est pour lui l’odeur de Tiflis. » Catherine distille, pour Fernand, « un parfum de vaste univers ».

Catherine Simonidzé, une petite Géorgienne qui garde le souvenir des femmes fardées

A 10 ans, en se promenant dans les jardins du Luxembourg, Catherine admire les femmes « poudrées, fardées », aux lèvres « rouges ».

Plus âgée, en fréquentant le bois de Boulogne de nuit, Catherine croisera le chemin d’un drôle de couple. Une femme « très fardée » et un homme très pâle, « tout rasé ». « La pâleur du teint était faite de poudre, à vrai dire. » L’homme en question est l’écrivain Henri Bataille.

Catherine Simonidzé, une Géorgienne qui garde toujours le même idéal

Catherine se maquille, Catherine aime le luxe… « Elle aimait, à la fois, et haïssait le luxe. » et pourtant, elle conservera, toujours, l’envie de participer à un monde meilleur où l’ouvrier serait heureux et la femme émancipée. Catherine s’intéresse à la « libération de la femme » et rêve « de l’égalité de l’homme et de la femme ».

Pour Catherine, la liberté s’acquiert à grands coups de houppette. « Catherine, à 17 ans, se mettait tout le fard qu’elle pouvait, parce que c’était afficher sa liberté et son dédain des hommes, et les provoquer, et rentrer dans cette atmosphère romantique où les femmes de demain retrouvent le souvenir des héroïnes antiques, de Théroigne de Méricourt. »

Catherine Simonidzé, une Géorgienne qui garde toujours le souci de la propreté

« Elle n’avait pas de baignoire chez elle, elle prit un petit sac avec le nécessaire pour sa toilette dans un établissement de bains. » Dans son sac, dorment, côte à côte, « le savon, le gant de crin et un paquet de sels. »

Mme Simonidzé, une Géorgienne qui n’a pas gardé son embonpoint

Bien que n’ayant qu’une quarantaine d’années, Mme Simonidzé est déjà une vieille femme par l’aspect. Très belle autrefois, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. « Elle avait maigri et sa peau ne s’y était pas faite. » Désormais, une « infinité de petites rides » siègent « près des yeux », tandis qu’un « effondrement prématuré du cou » souligne une flaccidité notoire.

Victor Dehaynin, un ouvrier qui garde le moral coûte que coûte

Catherine, déprimée, atteinte de tuberculose, rencontre Victor sur un pont qui enjambe la Seine, au moment où elle s’apprête à se suicider. L’ouvrier l’en empêche !

A 26 ans, Victor est « tanné, rougi vers la nuque ». « Il y avait dans le fond du teint le coup de feu du grand air qui vient du travail et qui ne se confond pas avec le hâlage (sic) raisonné des sports. »

Un homme hâlé qui doit son bronzage au travail et non à ses loisirs, en somme ! Un homme courageux, qui garde le moral et communique un peu de sa philosophie de vie à Catherine.

Clara Zetkin, la femme moderne, résultat de siècles d’évolution

La cinquantaine, Clara est présentée comme une femme d’exception, qui se fait remarquer par l’opulence de sa chevelure (« Ses cheveux blonds encore, et de cette espèce de cheveux lourds que ni peigne ni épingles ne peuvent jamais retenir. ») et par la splendeur de ses yeux.

Pas de froufrous, pour cette femme de convictions, qui compte sur la « fraternité socialiste », pour tordre le cou à la guerre. « Elle est simplement à un haut degré d’achèvement le nouveau type de femme qui n’a plus rien à voir avec cette poupée, dont l’asservissement, la prostitution et l’oisiveté ont fait la base des chansons et des poèmes à travers toutes les sociétés humaines, jusqu’à aujourd’hui. » « Elle est la femme de demain, ou mieux, osons le dire : elle est la femme d’aujourd’hui. L’égale. Celle vers qui tend tout ce livre, celle en qui le problème social de la femme est résolu et dépassé. »

Et une Irlandaise qui vend des vélos

Celle-ci à un « visage tout boursouflé de petite vérole, et les cheveux teints en noir. »

Et des minotiers qui adultèrent la farine

A Saint-Jean-d’Angély, les minotiers falsifiaient la farine avec du talc. Les 100 kilos de cette denrée valaient 3 francs 10 au lieu de 30 à 35 francs la farine, ils avaient consommé 100 000 kilos de talc en 18 mois. Ou plus exactement, ils les avaient fait consommer au public. »

Et le camarade Libertad

Pas vraiment un rigolo, celui qui considère que « tout homme improductif est à détruire » !

Et une infirmière fardée qui pratique un avortement

Judith Romanet est conduite par Catherine Simonidzé chez le Dr Planté afin d’avorter. Dans l’appartement, une « infirmière fardée » pose des housses blanches sur les meubles, avant de pratiquer l’acte décisif.

Et une prostituée fardée qui transmet la petite vérole

Le jeune Soudy a vécu une drôle d’aventure. La femme, avec qui il a vécu durant deux ans, l’a quitté pour faire le trottoir. Lorsqu’il la croise dans la rue « fardée, surprenante », il couche à nouveau avec elle… pour son malheur, puisqu’elle souffre de la petite vérole. Contamination intentionnelle ou non, Louis Aragon ne nous en dit pas plus.

Et un charlatan qui vend un drôle d’appareil

Au passage, Louis Aragon balance le nom d’un charlatan de l’époque considérée (vers 1912) ; un certain Dr Macaura, qui vend un appareil de massage vibratoire, permettant de traiter toutes sortes de pathologies. Le « Pulsoconn du dr Macaura » avait, nous dit-il, un succès fou. Il s’agit d’une authentique supercherie à laquelle Bernard Petitdant a consacré un article en 2018.2

Les cloches de Bâle, en bref

En 437 pages (il y a quelques longueurs tout de même), Louis Aragon fait le procès des cosmétiques et des femmes qui aiment les cosmétiques. D’un œil sévère, il juge, condamne, prend parti ; la femme du XXIe siècle est en marche. Elle a, d’après lui, jeté ses cosmétiques au feu… Pas très clairvoyant, le poète !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Aragon L., Les cloches de Bâle, Folio, Denoël, 2023, 437 pages

2 Petitdant B., Le Docteur Macaura et son Pulsoconn, appareil de massage vibratoire, Kinésithérapie, la Revue, 2018, Volume 18, Issue 199, Pages 36-42

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