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Le parfum du pouvoir, rude, âpre, puissant !

> 12 décembre 2021

Le parfum du pouvoir, rude, âpre, puissant !

Clorinde, une femme à l’odeur « rude », a pour idée fixe de remettre en selle un politicien, mis sur la touche, Eugène Rougon.1 Pour cela, elle n’hésitera pas à jouer de son charme et à user de toutes ses relations, à faire de la politique dans son cabinet de toilette, au milieu des « cuvettes mal essuyées ». Eugène se méfie, pourtant. La belle et impétueuse Clorinde conviendrait mieux comme maîtresse que comme épouse. Afin de se libérer les mains de cette envahissante admiratrice, Eugène pousse son bras droit, l’insipide Delestang, à épouser Clorinde, quitte à en faire sa maîtresse le temps voulu. Extrêmement jaloux, et non content de cette situation qui le rend malheureux, Eugène souffre pire qu’un mari trompé. Tempête au ministère. Rejeté, adulé, critiqué, le chemin vers la gloire est long et semé d’embûches pour lui...

Eugène Rougon, l’homme d’un clan, un homme à barbe !

Eugène Rougon, 46 ans, président du Conseil d’Etat, une « grosse chevelure grisonnante plantée sur un front carré », un grand nez, tire sa beauté « de sa force ». « Il était coquet de sa force, comme une femme l’est de sa grâce [...] ». Cet homme ne peut vivre qu’entouré d’un clan. Les Charbonnel, Kahn, La Rouquette, Correur (Mme Correur et « son masque plâtré de belle femme qui ne voulait pas vieillir ») et compagnie sont agrippés à lui comme des moules sur un rocher. Son bras droit, Delestang, « une tête magnifique, très chauve mais d’une de ces calvities précoces qui plaisent aux femmes », est un homme de confiance au cœur tendre. Lorsqu’Eugène démissionne de son poste - Eugène est tombé en défaveur - Delestang est là, au garde à vous, prêt à brûler tous les papiers compromettants qui se trouvent dans le bureau du grand homme. Celui qui fait pleuvoir les faveurs sur la tête de ses proches va avoir besoin d’eux pour se remettre en selle.

La mise à l’écart des affaires pèse pourtant sur l’homme politique. Heureusement, tout n’est pas perdu. Mis au courant d’un attentat visant la personne de sa majesté, Napoléon III, Eugène n’en pipe mot à personne. L’état est faible... Laissons faire ! L’empereur aura bientôt besoin d’un homme à poigne ! Le calcul est bon, puisqu’Eugène est effectivement nommé au ministère de l’intérieur. Au ministère, c’est le bonheur retrouvé. « L’odeur administrative », qui a tant manqué, réjouit les narines de celui qui ne peut vivre en dehors du système. Eugène, « l’ennemi des libertés » peut alors jouer le « rôle de Dieu » ; punir, châtier, récompenser, gracier... La « répression à outrance »... voilà le programme à mettre en œuvre. Pour autant, de belles preuves d’amitié vis-à-vis des fidèles. Au bureau, M. d’Escorailles se fait ainsi tranquillement les ongles, avec « une petite lime à manche d’écaille », sans être inquiété ! Et puis, tous les amis le sollicitent, le poursuivent « jusque dans son cabinet de toilette, pendant qu’il se faisait la barbe. ». « On ne le laissait plus respirer » !

Véronique Beulin-d’Orchère, la femme du grand homme, comme un manche à balai

Alors que Clorinde fait de l’œil à Eugène, le clan pousse celui-ci à se marier avec la sœur de M. Beulin d’Orchère, une femme de 36 ans qui en paraît 40, « mûre comme une nèfle qu’on a oubliée sur la paille. » « Un joli manche à balai à mettre dans son lit », pense Eugène, qui préfère les formes toutes en rondeurs de Clorinde ! « L’odeur d’aventure, qui régnait dans le logis d’Eugène célibataire, s’est muée désormais en une odeur de propre », un « parfum patriarcal » très rassurant. En parfaite ménagère, Véronique s’affaire dans toute la maison, laissant chaque pièce brillante comme un sou neuf. « Maintenant, les pièces, un peu froides, très propres, sentaient la vie honnête [...] ».

Clorinde Balbi, la femme à poigne d’homme, à parfum d’homme

Clorinde est une « grande fille, d’une admirable beauté, mise », toutefois, « très étrangement », « fagotée », pourrait-on dire. « Excentrique ». Peu soigneuse, la fille de la comtesse Balbi, la protégée du vieux M. de Plouguern (son parrain, peut-être son père), vit dans le désordre, au milieu d’une petite cour d’admirateurs. Dans sa chambre, les vêtements sont jetés sur les chaises, sans aucun soin. Sur son bureau voisinent un vieux corset, un « savon dans la coquille de l’encrier »... Une cuvette « pleine d’eau savonneuse » reste là au milieu du passage toute la journée. Sûre de sa beauté, de son pouvoir magnétique, Clorinde reçoit Eugène « dépeignée, sale, avec une robe de chambre rouge mal attachée, belle malgré tout, de la beauté puissante d’un marbre antique roulé dans la boutique d’une revendeuse. » Emile Zola nous confie à son sujet : « Elle avait surtout cette beauté royale, la beauté du buste » et puis, une peau impeccable, au « luisant de marbre » !

Clorinde est une jeune personne étonnante, à plus d’un titre. Cette toute jeune fille se pique, en effet, de tirer les ficelles du pouvoir. Eugène, avec sa force léonine, constitue donc un excellent candidat pour celle qui est bien décidée à commander aux évènements. Eugène est séduit, c’est évident, par cette femme dont il ferait bien sa maîtresse. De là à en faire son épouse, il y a des limites ! Et pourtant, difficile de résister à l’odeur de Clorinde. Ce parfum qui lui chatouille les narines (n’oublions pas qu’il s’agit d’un nez !) le subjugue littéralement et exerce sur lui un pouvoir lénifiant. « Il lui semblait sortir d’un bain tiède, avec une langueur des membres délicieuses. Une odeur particulière, d’une rudesse presque sucrée, le pénétrait. Cela lui aurait paru bon de se coucher sur un des canapés et de s’y endormir dans cette odeur. » Lorsqu’Eugène pénètre dans la chambre de Clorinde, il reste figé tant l’air sent le renfermé (Clorinde n’aère absolument jamais)... « L’odeur d’une rudesse presque sucrée » (et bis repetita) envoûte littéralement Eugène. Telle une « couleuvre bleuâtre », Clorinde et son parfum entêtant se glisse, en permanence, dans la mémoire du politicien endurci au point de bien souvent l’empêcher de se concentrer sur son travail. « Et du geste irrité dont il aurait chassé quelque guêpe dangereuse, il se mit à chasser l’odeur de Clorinde, à coups de mouchoir. »

Un rendez-vous dans une écurie où règne « une chaleur humide de baignoire » ; Eugène est cravaché au visage - un peu trop entreprenant le cher homme ! Une belle marque rouge au visage, voilà le cadeau de Clorinde à celui qui a voulu aller un peu trop vite à son goût. «  [...] il se trempa la tête dans une cuvette d’eau ; cela le soulagea beaucoup. »

Clorinde est une femme libre, une femme à poigne, qui ne se laisse pas enfermer dans les diktats de la beauté. Clorinde aime le soleil. « J’aime le soleil, moi ! Je suis comme dans un bain. »

Et puis, il y a cette rupture... tout à coup, Clorinde se lasse de celui qui n’a pas voulu d’elle. Désormais, Clorinde sera, non plus une alliée, mais, une ennemie implacable. Le cercle qui se réunissait jusqu’alors chez Eugène se déplace chez Clorinde... Les langues vont bon train et les critiques avec... Débraillée ou mise avec soin, Clorinde est la reine du salon. « Alors, certains après-midis, elle sortait débarbouillée, peignée, superbe. » Minaudant avec l’un, se donnant à l’autre, Clorinde n’a plus qu’une idée en tête placer son époux au sommet de la pyramide gouvernementale. Auguste Jobelin - le fils d’un colonel - fait partie de son cercle. Pendant que les adultes parlent, Auguste se prélasse dans le cabinet de toilette de la belle. Tout d’un coup, l’on entend « une sorte de barbotement doux et continu ». Auguste est là penché sur la baignoire : « Des ronds de citron, dont Clorinde s’était servie pour ses ongles flottaient. Auguste, trempant ses doigts, les flairait, avec une sensualité de collégien. ». Et puis, toujours, une violente odeur de parfum qui prend possession de l’espace, au milieu de la poussière et des vêtements délaissés : « Et, dans cette ombre, montait une odeur forte, comme si tous les flacons du cabinet de toilette étaient restés débouchés. Clorinde s’entêtait, même par les temps chauds, à ne jamais ouvrir sa fenêtre. » Si Auguste la complimente sur l’odeur de sa chambre, de son cabinet de toilette, Clorinde répond malicieusement : « C’est moi qui sens bon » ! « Et elle parla des essences qu’elle tenait du parfumeur même des sultanes. »

Et puis, il y a ce tempérament de feu. Une toilette de chat ou tellement approfondie qu’elle en dure des heures : « Dans l’abandon où elle laissait sa personne, elle était aussi prise parfois d’un excès d’idolâtrie pour son corps. Alors, elle inventait des raffinements, nue devant sa glace, se faisant frotter les membres d’onguents, de baumes, d’huiles aromatiques, connus d’elle seule, achetés à Constantinople, chez le parfumeur du sérail disait-elle, par un diplomate italien de ses amis. Et pendant qu’Antonia la frottait, elle gardait des attitudes de statue. Cela devait lui donner une peau blanche, lisse, impérissable comme le marbre ; une certaine huile surtout, dont elle comptait quelques gouttes sur un tampon de flanelle, avait la propriété miraculeuse d’effacer à l’instant les moindres rides. Puis elle se livrait à un minutieux examen de ses mains et de ses pieds. Elle aurait passé une journée à s’adorer ».

Un empereur à « longue moustache » aux « bouts cirés » pour des WE parfumés

Entre Eugène Rougon (barbu) et Napoléon III (moustachu), des rapports parfois tendus, parfois au poil. Brouilleries, démissions, réintégrations... les deux hommes s’apprécient, tout en se méfiant l’un de l’autre. Les ennemis de Rougon n’y sont pas pour rien dans ce sentiment de défiance. Entre les deux hommes, la belle Clorinde. Celle qui a refusé le lit d’Eugène, accepte sans sourciller celui de l’empereur ! Durant un week-end à Compiègne (celui-ci sera décisif), Clorinde flirte à outrance avec tous les hommes de la société. Les langues vont bon train durant ces réunions mondaines où l’on cause de tout et de rien avec légèreté. « On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chute de cheval qu’une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite, la semaine précédente, et dans laquelle elle s’était cassé un bras. » Le château est d’un luxe inouï... Les parfums des femmes s’y mêlent aux parfums des mets exquis servis aux invités par des laquais aux perruques poudrées. On se croirait alors dans un « bain sensuel où les odeurs musquées des toilettes se mêlaient à un léger fumet de gibier, relevé d’un filet de citron. » ça pique un peu, tout de même. Et puis, il y a des relents de « concombres à la crème », tout suaves, tout doux, tout tendres. Une douche écossaise de senteurs qui peut entraîner des malaises... Eugène, malgré sa solide constitution, en fait les frais. De l’air, de l’air, cet excellent Rougon se trouve mal ! Un petit tour dans le parc pour un soulagement immédiat. « Ce fut un soulagement, comme un bain de force ».

Son excellence Eugène Rougon, en bref

La puissance, la gloire, la réussite... Des moteurs éternels qui ont fait, font et feront encore tourner bien des têtes. Un homme d’une « jolie force », qui attend son heure et qui croise une femme excentrique, au beau réseau d’influence... une attraction, une répulsion... Des destins qui se jouent dans les chambres, dans les cabinets de toilette des coquettes. Eugène et Clorinde, une femme au « rude » parfum masculin, croisent le fer ! Eugène est, un temps, perdant, puis reprend le dessus. Chapeau bas, M. Rougon ! Chapeau bas, M. Zola, pour cette très belle immersion dans un monde où le pouvoir se joue entre un flacon d’huile pour le corps, un sérum anti-âge aux vertus exceptionnelles et un parfum envoûtant, qui s’immisce partout, s’écoulant de la salle de bain, au cabinet ministériel, en passant par la chambre-même de l’empereur !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'excellence (!) de ses illustrations !

Bibliographie

1 Zola E., Son excellence Eugène Rougon, Fasquelle, 1968, 443 pages

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